Eisen Arinobu - Le Sorcier de Shiketsu [Finie]

La douceur de cette matinée d'hiver ne présageait en rien l'arrivée d'un nouveau-né dans la famille Arinobu. Himiko, ma mère, se prélassait dans les rues de sa ville natale, Hokaido, avec ses copines de lycée. Elle avait bien besoin de se changer les idées, puisqu'elle venait de rompre quelques semaines plus tôt avec son amour de jeunesse, celui avec qui elle pensait finir sa vie comme tout adolescent en pleine floraison. Mais, du haut leurs seize ans respectifs, le couple n'avait pas survécu aux affres des premières soirées et ils avaient fini par fauter chacun de leurs côtés, mettant fin à une idylle que beaucoup qualifiaient d'irréprochable.

C'est devant l'étalage d'une énième boutique de fringues que maman a perdu les eaux. Au départ, la panique et les railleries. Ses copines de l'époque ont pensé qu'elle s'était honteusement uriné dessus, tandis qu'elle-même en arrivait grossièrement à la même conclusion. Ce n'est qu'en rentrant chez elle, des crampes à l'estomac à lui arracher des cris, que ses parents sollicitèrent l'expertise du service des urgences du coin. En peu de temps – pas assez pour que l'on s'attende à ce que je vienne au monde – je naissais. Dans le dénis, puisque c'était ce qu'avait fait ma mère. Son corps avait totalement occulté ma présence, et elle s'était imaginé continuer sa vie comme si de rien n'était. Personne n'était préparé. Et moi, j'étais né, bien présent dans les bras d'Himiko qui ne savait pas quoi faire avec mes mains de nourrisson.

Malgré les chamboulements et le cataclysme que ma naissance provoqua, maman n'hésita pas une seule seconde : cet enfant, elle allait le garder. Peu importe l'avis de ses parents qui lui intimaient de m'abandonner aux services sociaux, et celui de ses amies qui la poussaient à me déposer aux abords d'un orphelinat. Elle fit abstraction des requêtes et autres critiques, et quitta le domicile familial pour commencer sa nouvelle vie avec moi. Sûrement l'une des plus grosses erreurs qu'elle a pu faire, puisqu'elle renia par la même occasion ses parents, ses amis et ce qui faisait d'elle ce qu'elle était jusqu'à présent.

De ce que j'en sache, elle n'a pas cherché à retrouver mon père à cette période. Il n'était pas assez responsable, bien trop immature. Rentrant dans la vie adulte et sans un sou dans les poches, avec en plus un gamin à élever, ma mère se retrouva rapidement à court d'argent. Les petits boulots qu'elle enchaînait ne lui permettaient pas de subvenir à nos deux besoins. Cependant, elle fut vite repérée par une agence aux mœurs peu scrupuleuses – proposant des services d'escorte à la limite de la prostitution. En effet, son alter – qui se nommait Feeling, si je me souviens bien – lui permettait de procurer à ceux qu'elle touchait un plaisir intense. Une perle rare pour le patron de cette agence, et une lente descente aux Enfers pour ma mère.

Durant des mois, elle travailla pour le compte de cette agence. Quand elle n'était pas à la maison, c'était une gamine du coin qui venait me surveiller pour quelques pièces. Ma mère était sûrement honteuse de son travail, mais elle ne le montrait pas. Malgré tout, après plusieurs mois, son ventre commença à s'arrondir de plus belle. Une nouvelle grossesse – non déniée, cette fois – dont personne ne connut jamais le père. Sûrement l'un de ses riches clients qui avait dû franchir les limites de la courtoisie. Quoiqu'il en soit, cette grossesse impromptue – la deuxième – vint rajouter à longue liste des lassitudes qui faisaient la vie de ma mère. Et c'est ainsi, avec son ventre rond, qu'elle perdit son emploi et ce qui nous permettait de survivre, à peu près en même temps que sa propre estime.

Oswald, l'enfant qui ne dort jamais. Ce fut le nom que l'on donna à mon petit frère. Nous avions exactement dix-sept mois d'écart, plutôt rapprochés donc. Sûrement vous posez vous la question des raisons du surnom d'Oswald ? L'explication est simple : dès sa naissance, le garçon fut diagnostiqué comme possédant un alter ne lui permettant pas de dormir. Nommé sobrement « No Sleep », mon petit frère n'a jamais ressenti le besoin de dormir, et ce depuis qu'il est né. Je vous laisse imaginer le calvaire qu'a vécu ma mère. J'étais encore jeune, marchant tout juste sur mes deux pieds, et il fallait qu'elle gère un enfant qui ne pouvait physiquement pas tomber de fatigue.

Je pense que c'est ce qui a usé son moral et sa santé plus que de raison. Elle a tenu, comme elle a pu, le foyer du bout de ses bras jusqu'à mes cinq ans. Et puis, sans prévenir, elle fut emportée par une maladie sexuelle transmissible mal soignée, qu'elle avait certainement attrapé durant l'une des nombreuses passes qu'elle proposait aux habitants du quartier contre un peu d'argent.


J'entamais donc mon cinquième hiver lorsque ma mère est morte. Il s'en est fallu de peu pour qu'Oswald et moi ne soyons confiés aux services sociaux. Mais, grand-mère Satomi et grand-père Uzushio ont décidé de nous adopter, ne pouvant abandonner l'unique vestige de la vie de leur fille. Et, même s'ils l'avaient intimé de se débarrasser de moi à l'époque, ils m'apportèrent tout l'amour dont j'avais besoin. Afin de s'éloigner de cette vie qui leur avait tout prit – et peut-être pour le bien-être de mon frère et moi – ils déménagèrent dans la belle ville de Musutafu. Et c'est donc là que je grandis, bien loin de ce qui avait été le début de ma vie.

J'ai découvert mon alter à peu près à cette période. Rien de particulier à dire à ce niveau-là, hormis que les examens médicaux que j'ai subi ont alors démontré la présence d'un organe supplémentaire au niveau de mon rein gauche pour la pleine utilisation de celui-ci. Je m'y suis facilement accoutumé, même si ma maîtrise en est resté anecdotique jusqu'à mon arrivée au lycée.

Vers mes neuf ans, tout le monde commençait déjà remarquer les énormes différences qu'il y avait entre mon frère et moi. Oswald était bien plus mature, bien plus adulte. Il avait le phrasé et la culture d'un gamin d'une quinzaine d'années, ce qui dénotait franchement avec moi et mes lacunes en japonais. Mais en même temps, mon frère avait un avantage non-négligeable : vu qu'il ne dormait pas, c'est comme s'il vivait le double de ce qu'un humain normal faisait dans toute sa vie. Il avait donc eu le temps d'engranger masse de connaissances, et de trouver des occupations pour passer le temps pendant que tout le monde dormait à poings fermés. C'était un luxe qui lui était éternellement interdit. Aucune pause, un esprit en constante réflexion. Une malédiction que je lui laissais bien volontiers, même s'il avait fini par s'accommoder à ce qui était son quotidien.

À cette période, je vécus mes premières brimades à l'école. Sans trop que je sache pourquoi, on se moquait de moi régulièrement. Au départ, de simples remarques au détour d'un couloir sur ma façon de m'habiller, ou de me comporter. Puis quelques coups sur l'épaule dans le dos en guise de salutation. Puis des messages sur mon téléphone en pleine nuit me demandant de mettre fin à mes jours. Ou d'autres sur le passé peu scrupuleux de ma mère décédée. Je vivais ma scolarité dans une angoisse perpétuelle, et cela dura environ deux ans avant que les adultes autour de moi ne s'en rendent compte, principalement à cause de la perte de ce sourire qui me caractérisait et qui ne pointait plus sur mon visage.

Changement d'école, changement de camarades. Une spirale infernale brisée, en même temps que ma petite psyché d'adolescent sans repère fixe. Pas de vocation, pas d'ambition. La seule chose que je voulais, c'était me consacrer à faire payer ceux qui m'avait blessé en leur montrant que je pouvais être bien plus fort et important qu'eux. Alors, avec cet objectif pas vraiment conventionnel en tête, je m'inscrivais au concours d'un lycée spécialisé , afin d'entrer en filière héroïque. Rien de mieux que devenir un héros pour prouver aux autres que je n'étais pas le moins-que-rien qu'ils imaginaient. Et surtout pour me venger en toute impunité du sort qu'ils m'avaient fait subir. Peut-être maman sera-t-elle fière de voir son fils être capable de se défendre sans sa présence ?