Bleu Royal [PV Kae]

S’il y avait bien un truc qui ne limitait pas Kae, c’était les us et coutumes sans fondement. Ce n’était pas une rebelle ou une nihiliste. Elle n’appréciait juste pas les traditions imposées au nom du « c’était comme ça avant », alors qu’on vivait dans un monde moderne, et de plus en plus étranger à l’époque où cette façon de faire avait émergé. Il n’y avait certainement pas d’Alter ! Non que les alters changeaient tout. Mais ils avaient suffisamment impacté le monde entier pour que le respect avec stupeur et tremblement devant une sempai empêchant les gens de manger !

Kae ne crachait pas à la gueule de ses aînés. Ils étaient tous plus forts, plus entraînés et aguerris qu’elle. Elle n’avait rien contre eux, tant qu’ils étaient polis et neutres envers eux, les premières années. Mais elle n’allait pas se priver de s’assoir dans le coin encore relativement calme où se trouvaient encore trois sièges de libre, parce qu’une sempai mangeait de son côté.

Avec un soupir exaspéré à l’adresse de deux de son trio qui étaient à chuchoter et à lancer des regards en biais, cherchant un angle d’attaque ou plus probablement une autre place, Kae marcha droit vers les deux petits tables.
- « Excuse-moi de te déranger… » fit-elle poliment à la jeune fille assise. « Est-ce que je peux m’asseoir avec toi ? Mes copines se mettront sur l’autre table, et on ne te dérangera pas. » demanda-t-elle. Au pire, elle obtiendrait un refus – qui passerait mal, sauf si quelqu’un était attendu bien entendu. Mais elle escomptait bien une réponse positive et une indifférence polie, tandis qu’elle converserait avec la table à côté.

Quelle douce sensation que celle des nouilles chaudes qui caressent mon œsophage…Je n'arrêterais jamais de vanter la cuisine de la cantine de Yuei, j'aimerais tellement avoir ne serait-ce que la moitié du talent culinaire du cuisinier… Peut-être que je pourrais faire mon stage chez lui ?

Mais soudain, alors que j'en avais presque oublié le brouhaha ambiant, une voix fluette me tire brusquement de mes pensées, me faisant frissonner :

"Excuse-moi de te déranger…"

Mes yeux se relèvent doucement pour se poser sur un visage angélique encadré par de longs cheveux bleus.

"Est-ce que je peux m’asseoir avec toi ? Mes copines se mettront sur l’autre table, et on ne te dérangera pas."

Dit-elle avec douceur. Une première année ?
Si mon regard assassin n'a pas réussi à la faire fuir à la seconde où je l'ai transpercée, alors il y a peu de chance qu'elle me laisse tranquille.
Tss, je ne peux pas non plus lui faire le coup de la sociopathe, je suis censée être une future héroïne, les apparences ça compte.

"La place n'est pas réservée, fais comme tu veux."

Dis-je avec nonchalance pour rapidement reposer le regard sur mes nouilles. Dire que j'ai failli manger tranquille… Bah, j'ai juste à ne pas les écouter, ça devrait pas être difficile.
Cependant, il y a un truc qui me chiffonne.
Elle a dit qu'elle ne m'embêterait pas mais… hmm.

Je jette un nouveau coup d'œil furtif à la fille qui s'apprête à s'asseoir face à moi. C'est quoi cette sensation ? Sa tête… Bien trop douce et mignonne est-ce que…

"Une seconde."

Dis-je fermement juste avant que son popotin ne touche la chaise.
Un silence s'installe alors, tandis que je la fixe de toutes mes forces, analysant chaque recoin de son visage… Merde, merde…
Je lève mes baguettes pour les pointer vers elle, laissant pendouiller une nouille encore chaude :

"T'es qui ? Je te connais ?"

Argh, elle me dit quelque chose non ? Impossible de mettre un nom sur cette bouille d'ange et pourtant… J'ai comme l'impression que je devrais.

Le visage de Kae s'éclaira d'un grand sourire. Elle aimait gagner, même si la victoire était aussi petite que ça. Elle jeta un coup d'oeil à ses amies, qui s'empressaient de prendre place sur la table à côté, un peu admirative devant l'aplomb de l'ancienne actrice débutante. Kae n'allait pas se mentir: elle aimait bien ce sentiment, où elle était appréciée pour ses compétences, où on la jugeait meilleure que les autres. Elle ne cherchait pas foncièrement à être au centre de l'attention, tout le temps, mais si le projecteur se posait sur elle parce que ses actions méritaient d'être notées, elle n'allait pas se priver pour apprécier ce qui suivait.

- « Je te remercie. » Elle salua la sempai dans les règles de l'art et s'installa comme une vraie demoiselle, avec grâce et manières, croisant ses chevilles sous la table, installant sa serviette comme si elle était à la table de Mme la Comtesse. Fidèle à sa promesse, elle ne prêta pas attention à Chiruki, et se tourna en biais pour lancer une conversation avec ses amies. Toutefois, la seconde année la regardait avec un peu d'instance, et Kae frémit. Elle n'avait pas encore été reconnue comme l'idole du show-biz, en dehors des élèves de sa classe. Elle ne savait pas comment elle réagirait quand ça se passerait. Tout dépendrait de la réaction qu'elle avait en face d'elle : serait-on admiratif de sa "carrière"? Ou méprisant parce qu'elle avait eu un intérêt tardif pour la filière héroïque? Moqueur sur sa capacité à devenir une vraie héroïne?

Elle fut donc tenter de botter en touche et de jouer les ignorantes, mais... Mais Kae n'était pas du genre à refuser de sauter un obstacle. Au contraire, plus il était haut, plus elle sentait son sang bouillir.
- « Non, pas officiellement. Je suis Kae Nakanishi, en 1-B. Je suis passée à la télé un peu, quand j'étais au collège... » expliqua-t-elle sans entrer dans les détails, laissant à la jeune fille en face d'elle le choix de sa réaction.

"Hm…"

Les yeux plissés, j'essaye tant bien que mal de me rappeller ce que ce visage d'ange et ces cheveux bleus m'évoquent. Je les ai déjà vu. Quand ? Où ?
L'index posé sur le bout de ma baguette, je la fais pivoter lentement pendant que mes méninges travaillent.

"Non, pas officiellement. Je suis Kae Nakanishi, en 1-B. Je suis passée à la télé un peu, quand j'étais au collège…"

Kae. Voilà, ce nom aussi me dit quelque chose maintenant, et pourtant…

"Aucune chance."

Je regarde pas vraiment la télé, ça m'a jamais trop intéressée, alors à l'époque du collège… Je préparais mon entrée à Yuei, aucune chance que j'ai vu son visage à la télé, et encore moins de chances que je l'ai retenu.

"Tu es…"

Je l'ai sur le bout de la langue. Je passe sûrement pour la fille la plus creepy de Yuei actuellement mais ça ne devrait pas trop nuire à ma réputation déjà bien négative.
Soudain, une lueur passe dans mon cerveau.

"La fille du gala !"

Un souvenir, tellement lointain vient me frapper de plein fouet et me remettre son visage d'ange en plein devant mes yeux. Je devais avoir… 8 ans ? Peut-être plus. Je me rappelle de cette réception bien barbante organisée par mes parents dans leur villa d'ultras-riches. Ils m'avaient habillée comme une poupée et je voulais disparaître à tout prix… Oh non, si cette fille se souvient de ça…
Je me retiens de ne pas rougir et baisse les yeux sur mes nouilles, soudainement tres attirantes.

"Euh… Non rien, laisse tomber, j'ai dû me tromper."

Kae pencha la tête sur le côté, avec une petite moue perplexe. C'était une expression "cute", qu'elle avait cultivé pendant ses années dans le mannequinat, et qui s'était greffée à elle au point d'en devenir naturelle. C'était un souci dont elle venait de réaliser la portée : elle ne savait plus bien où commençait et se finissait l'actrice... Au final, se comportait-elle vraiment comme "Kae"? Qui était-elle vraiment?

Il semblerait que Sempai la reconnaisse, cependant. Kae attendait, calmement, prenant ses baguettes et commençant son repas. Elle avait l'habitude, et n'ignorait pas qu'elle adorait ce moment, où soudainement, une pub, un rôle, quelque chose revenait à l'esprit de l'autre. Cette petite notoriété, elle avait travaillé dur pour l'acquérir, et elle en méritait chaque once. Ses deux camarades, sur l'autre table, regardait la scène en silence. Elles en oubliaient parfois que Kae était connue, qu'elle avait fréquenté et fréquentait encore (bien que moins régulièrement, du fait de ses études et surtout de la distance avec ses parents), le "beau monde du show-biz".

- "Un gala?" s'étonna-t-elle. Elle ne s'y attendait pas. Mais son sourire s'agrandit d'autant plus. Elle aimait les défis, aussi petits fussent-ils. "Il faudra m'en dire plus, j'ai assisté à beaucoup de galas. Une ville? Un bâtiment en particulier? Un thème ou une occasion?" Ce n'était pas pour se la "péter", même pas un peu. Là, elle voulait juste savoir de quoi on parlait. Car maintenant qu'elle prêtait attention à la deuxième année en face d'elle, il y avait un petit quelque chose qui lui semblait familier...

Maintenant je me rappelle bien de cette fille, ma mère me disait que ses parents étaient des gens connus et que je devais être gentille avec elle... Je n’ai jamais été très commode avec les enfants d’invités de mes parents, je prenais souvent un malin plaisir à faire pleurer ces petites choses gâtées jusqu’au cou qui regardaient n’importe qui de haut parce qu’ils étaient le fils ou la fille de machin chose président de machin truc ou qui est passé au journal télé de tv-truc…

Les réceptions de riche je détestais ça, pas de chance, mes parents sont riches, alors il fallait bien que je m’occupe autrement. Cependant, avec Kae, le courant était passé différemment. Elle n’était pas comme les autres, je me souviens qu’elle avait déjoué tous mes plans pour la terroriser et qu’au final on avait passé un bon moment… Sûrement la seule fois où c’est arrivé d’ailleurs.
Il y a juste la fin… Quand j’ai voulu danser et que… Argh  je préfère ne pas y penser.

Mais là, quand je la regarde, avec sa mine de mannequin qui penche la tête de manière mignonne pour faire craquer n’importe qui de normalement constitué… Beurk. Non, moi ça me met mal à l’aise, je peux pas, j’ai vu trop de fois les masques sociaux de la haute classe pour le supporter encore plus.
Le problème, c’est que maintenant j’ai capté son attention et qu'elle se met à me poser des questions sur ce fameux gala, elle aussi a dû en vivre un paquet… Pitié qu’elle ne se rappelle pas de moi.
Gardant ma poker face, je me dépêche d’avaler les dernière nouilles de mon bol avant de me lever et de répondre plus sèchement :

“Je me suis trompé je t’ai dis. De toute façon, j‘ai fini de manger. Bon appétit.”

Il faut que je me tire d’ici. Je n’ai vraiment pas envie de parler de vieux souvenirs gênants au milieu de tout ce monde, c’est que j’ai une réputation à tenir.
Bordel, pourquoi cette fille a choisi de devenir héroïne ? C’est une gosse de riches stupides ces gens là on juste pas envie de venir se salir sur le terrain alors pourquoi… Et il a fallu qu’elle vienne à Yuei en plus ! J’ai vraiment la poisse.

Il y avait quelque chose dans la voix. Dans l'attitude. Rare étaient ceux et celles qui rouspétaient dans la vie de Kae. Tout le monde faisait bien attention à son image, et tout inconfort, désaccord ou objection était formulé doucement, avec le sourire, parfois hypocrite et mielleux, parfois sincère et gêné. La décision même de Kae de changer de voie pour aller ç Yuei suivre des études filière héroïque était une sacrée ruade, bien que le prestige de l'établissement tout comme de la vocation permettait une transition en douceur. Que se serait-il passé si elle avait tout lâché pour devenir éleveuse de vache dans un trou paumé de Hokkaido? Ou sans aller dans les extrêmes, pour devenir vendeuse ou chocolatière? Des métiers très bien sous tous abords, mais très simples.

- "Attends !!" Cette fois, c'était elle qui courrait après le lapin blanc des souvenirs. Oh, des galas où les choses ne s'étaient pas passées comme prévu - comprendre des heures de papotages vides de sens en mangeant des petits fours et en dansant mollement - il n'y en avait pas tant que ça. Heureusement... ou en fait malheureusement. Tout était un point de vue. "La fille du DDR !!!" Une des rares fois où Kae avait osé faire quelque chose de totalement inédit. Et avec le recul, plutôt dangereux. Deux jeunes filles mineures d'à peine 13 ans, sapées comme des petites bourges, dans les rues populaires de la ville... ça aurait pu très mal tourner.

- "Je ne t'ai jamais revue!" s'exclama-t-elle avec un grand sourire. "Faut dire que j'ai été punie pendant 2 mois, et je me doute que mes parents ont soigneusement évité les occasions où on aurait pu se retrouver." A tel point qu'elle avait totalement oublié son nom, et presque cette soirée où, pour une fois, elle s'était amusée comme une petite folle. "Comment vas-tu, après tout ce temps! Tu as aussi choisi la filière héroïque? Faut croire qu'on se ressemble vraiment, hein..." Toute heureuse de retrouver une connaissance associée à un moment positif de sa vie, Kae lui fit signe de revenir, sans se soucier réellement que son aînée ne semblait pas forcément de cet avis.

J’allais réussir à m’en tirer, m’éclipser avant que Kae ne se souvienne de quoi que ce soit, m’enfuir avant que quelqu’un ne remarque notre discussion, mais c’était sans compter le hurlement de ma cadette.

“La fille du DDR !!!"

Et m*rde. Un frisson glacé me traverse l’échine alors que beaucoup de regards se posent sur nous, allant de mes quelques camarades de classe encore attablés au première années qui viennent d’arriver. Je me retiens de ne pas rougir, évidemment, c’est de ça dont elle se souvient.
Stressée et gênée, je regarde autour de moi, esquivant les regards intrigués avant de reposer mes yeux sur mon plateau vide pendant qu’elle débite sans que je ne l’écoute.

“...ressemble vraiment, hein…”


Elle a dit quoi ? Quelque chose sur les héros ? Pitié qu’elle n’ai pas crié haut et fort l’humiliation qu’elle m’avait collé sur cette machine et les nombreuses fois où je me suis cassé la gueule à cause de mes chaussures de princesses qui servaient à tout sauf à marcher. Si quelqu'un me pose des question là dessus je... je...

“Euh, ouais ouais. Dis-je de manière nonchalante pour éviter la discussion Bon écoute j’ai pas le temps je dois… Invente quelque chose, vite… Je dois aller m’entraîner. Alors… Lâche-moi, fous-moi la paix, disparaît. J’y vais.”

Et sur ces paroles hésitantes je tourne les talons et fonce vers l’endroit où on range la vaisselle et les plateaux utilisés avant de fuir le réfectoire en quatrième vitesse.
Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Depuis quand j’accorde autant d’importance aux regards des autres ? C’est à cause de cette fille, elle me ramène trop à ma condition de fille de riche.
A Yuei, je suis Chiruki, l’apprentie héroïne de seconde année, pas la fille de mes parents, et je ne le serais jamais.

Bon, je lui ai dit que j’allais m’entraîner alors autant valider mon alibi avant qu’elle ne se rende compte que ce n’était qu’une excuse. Et puis ça me changera les idées.
Alors, expirant un coup pour déstresser, je me dirige vers le gymnase.