Entretient avec le Docteur Kazura n°2 (solo)

Pourquoi maintenant ? La raison n’était pas très claire mais l’occasion semblait suffisamment particulière pour qu’il se retrouve devant cette porte à nouveau. Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis les évènements de Musutafu. Néanmoins, ayant seulement à présent l’opportunité d’y réagir, cette bataille semblait remonter à la veille.

Cette fois au moins, Kass ne démarrait pas recroquevillé dans un coin. Il était debout, droit et ce qui pouvait sembler confiant. La dernière fois qu’il avait quitté cet endroit, c’était avec l’intention d’en finir. Mais à présent qu’il réalisait que cette conclusion n’était pas remontée avec lui, il avait du mal à concevoir l’utilité de sa présence ici. Il ne pouvait pas se tuer pour mettre fin aux agissements d’Ein, il ne pouvait pas non plus se remettre en question une fois dehors. Un blocage subsistait, le privant de tirer ses propres conclusions et d’appliquer les mesures requises.

Pourtant, il était encore là, face à cette porte et confronté à des démons inconnus. Il ne comptait pas se rouler en boule pour pleurer sur le drame qu’était sa vie. Il était déjà passé par cette phase et ici, à cet instant, il se sentait différent comme si quelque chose pouvait en effet changer. Ce serait peut-être à nouveau sans conséquences mais il ne pouvait se défaire de l’idée qu’il était ici pour une raison, bien qu’il doive encore juger de sa validité. La porte ne ressemblait plus à un obstacle et son hésitation était bien moindre au moment de l’ouvrir.

« Eh bien vous revoilà. Comment allez-vous ? »

Kazura, qui n’avait de docteur que le visage qu’il avait emprunté se tenait debout près d’une fenêtre nouvellement installée. Dehors, la nuit totale et parfois, les gouttes de pluie venant s’écraser contre les carreaux. Kass n’appréciait pas particulièrement l’effort esthétique. Ou du moins, celui-ci.

« Vous avez changé. »

Bien sur qu’il n’allait pas commencer à répondre à ses formules de courtoisie, il y avait une limite à cette folie et c’était visiblement ici qu’il la traçait. Son apparence par contre, il ne pouvait que la remarquer. La dernière fois, Kazura baignait dans ses derniers instants, couvert de son sang, la gorge ouverte, ses vêtements trempés, jusqu’au moindre détail le plus atroce. Mais cette fois, il avait visiblement pris la peine de se changer.

« J’ai pensé que cela vous mettrait plus à l’aise. »

Kazura s’écartait enfin de la vitre, dévoilant son nouveau costume. Une tenue impeccable, une cravatte parsemées de joyeux pandas et des lunettes précieusement rangées. A croire que la déficience visuelle ne s’appliquait pas aux projections de son esprit. Il n’empêchait que l’absence de lunettes créait un drôle de vide. Cela restait tout de même mieux que l’hypocrisie de le voir les nettoyer.

De la main, le psychiatre invitait Kass à s’asseoir dans le large fauteuil de cuir faisant face à son bureau. Ce qu’il fit, allant jusqu’à prendre la liberté d’arrêter de le fixer. Il ne comptait pas critiquer à nouveau le mauvais goût de cette mascarade, elle n’en serait probablement que plus longue.

Le Docteur se rapprocha de lui-même, un léger sourire presque sympathique aux lèvres, pensif, pour finalement s’asseoir au bord du bureau, bien plus près que la dernière fois.

« Vous aussi avez changé. Vous semblez plus… tranquille. »

Paisible n’aurait pas été le juste mot même si le résultat était probablement le même. Je resserrais mes doigts sur les accoudoirs, me résignant dans un sourire amer.

« Défaitiste. C’est le mot que vous cherchez »

« Dans ce cas, il ne reste plus qu’à remonter la pente ? »

Il y avait presque de quoi admirer cette capacité à voir les choses du bon côté, en particulier quand il était difficile d’imaginer d’où il aurait pu hériter. Kass préférait s’abstenir de répondre en l’état, commençant à se triturer les doigts en s’épargnant de le regarder, comme si cela pouvait aider. Le psychiatre après quelques secondes de silence finissait par se relever, contournant son bureau pour finalement s’y installer décemment.

« Parlez-moi d’Ein. »

Ce nom qui avait signifié une toute autre chose et qui était devenu un monstre tuant des innocents. Il s’était juré de l’arrêter mais à nouveau, la notion de défaitiste prenait tout son sens. Entre ces deux entretiens, des choses graves s’étaient passées, Ein avait rejoint des personnes aussi dangereuses que lui pour semer le chaos. Nombreux étaient ceux qui avaient souffert et à chaque fois que Kass repensait à cet évènement, un visage lui revenait en tête.

« Je voudrais parler de Ai Ueyonabaru. »

Cette fois il n’était pas interrompu. Mais qui mieux que son inconscient pouvait savoir ce que cette femme avait à voir avec Ein ? Kass repensait à cette arcade qu’il avait vu en centre ville, mettant en scène l’héroïne dans des combats simulés plusieurs jours après sa mort. Son visage dans les journaux, aux informations avant de progressivement s’effacer. Il était récemment repassé devant la même borne d’arcade où son personnage avait finalement été retiré. Beaucoup avaient dû trouver sa présence de mauvais goût, à raison.

« Je ne l’avais jamais croisée. Que ce soit à la télévision ou dans la rue, la première fois que j’ai vu son visage était après sa mort. Et… Je me suis demandé comment elle était, sa façon de s’exprimer, de marcher, la fréquence à laquelle elle aurait sourit, si elle avait des amis. Et puis… il y a eu cette question qui revenait en boucle, pourquoi était-ce son visage qui m’avait le plus marqué alors que beaucoup d’autres personnes étaient mortes ce jour là. »

Après le dépit, venait une amertume profonde, l’héroïne lui revenait en tête et voilà que soudain elle se tenait à côté du bureau à les regarder en silence, impassible, silencieuse, comme jugeant une conversation depuis un autre monde. Elle était là mais il savait qu’il ne pouvait pas l’atteindre, qu’il ne pouvait pas non plus lui demander comment elle avait vécu ses derniers instants, ce qu’elle avait ressenti, ce qu’elle laissait derrière ou plus simplement si elle avait eu peur. Car il ne connaissait pas la forme de son sourire, le son de sa voix ou la posture de son corps, comment aurait-elle pu bouger ? Un ange figé, né après sa mort. Pourtant Kass ne parvenait cette fois pas à détourner son regard. Car même sans jamais l’avoir croisée, il se sentait coupable.

« C’est nous qui avons fait ça… Pas Ein personnellement mais le projet dans lequel il s’est inscrit. Il aurait pu être celui qui a tué cette fille et… il en a tué tellement avant. Mais je ne leur avais jamais donné de visage. Elle est morte à plusieurs kilomètres de là où se trouvait Ein. En héroïne, elle avait probablement signé pour ça, pour risquer sa vie pour les autres. Il parait même qu’elle a sauvé des enfants. »

La silhouette de l’héroïne s’effaçait au profit du mur blanc. Difficile de dire si le docteur avait déjà été silencieux aussi longtemps.

« Je savais pour Ein. Je savais le danger qu’il représentait et… je n’ai rien pu empêcher. Même indirectement, j’ai tué cette fille. »

Pour beaucoup « Factory » était devenu le symbole de la lutte contre les vilains et du déclin des héros. Mais yeux de Kass, elle était devenu le visage de tous ceux qui étaient morts et qui n’avaient pas eu de visage. Un visage qui lui était remémoré à chaque fois qu’il faisait un pas dans la rue éveillant le décontenançant toujours, alors même qu’il n’avait aucun souvenir d’Ein. Une image si forte que la sensation faisait abstraction des souvenirs auxquels il avait accès.

« Que comptez-vous faire en sachant cela ? »