Une demi-semaine s'était écoulée depuis que Nekrassa avait quitté la préfecture de Tokyo pour se réfugier à Yokohama, en raison de son échec cinglant à Hosu. Après s'être enfuie de la scène du crime, elle s'était rendue dans une pharmacie de banlieue et l'avait dévalisée afin de se procurer de quoi traiter en urgence sa blessure au crâne. L’établissement étant fermé à cette heure tardive, elle avait pu faire ses courses avant que la maréchaussée ne rapplique. Une fois la plaie désinfectée et sa tête bandée de manière un minimum correcte, la scélérate s'était planquée dans les bas-fonds de la ville, le temps de reprendre quelques forces. La nuit suivante, elle s'était promptement mise en quête d'une voiture à chaparder. Malheureusement, elle était encore trop affaiblie pour conduire un véhicule par elle-même, aussi lui avait-il fallu trouver un autre moyen de transport. Elle avait finalement déniché ce dont elle avait besoin dans une station d'essence en périphérie, sous la forme d’un camion de marchandises. En capitalisant sur l’obscurité nocturne, elle avait profité du manque de vigilance du conducteur, trop occupé à faire le plein, pour grimper discrètement sur le fourgon. Elle avait ainsi pu voyager clandestinement jusqu’à sa destination, tout en ménageant son corps meurtri et ses réserves d’énergie.
Une fois arrivée à Yokohama, Nekrassa s'était péniblement mise à la recherche d'une gargote quelconque afin de trouver de quoi se rafraîchir et se sustenter. Assurément, se soustraire comme elle l'avait fait aux autorités l'avait laissée passablement exténuée et avec le ventre vide. En l'occurrence, cela faisait presque quatre jours désormais que la tueuse en série n'avait rien avalé. Quelques gorgées d'eau plate tout au plus, mais à part cela, que dalle ! Son estomac était par conséquent en train de crier famine, ce qui la rendait d'autant plus anxieuse et irritable. En cette période de disette, la Russe ne désirait qu'une chose : planter ses crocs dans un bon gros morceau de viande bien saignant. Hélas, elle n'était guère en état de chasser du gibier et de se jeter sous les feux des projecteurs de manière inconsidérée. Pour le moment, elle devra se contenter de manger dans un restaurant médiocre et de payer sagement l'addition, comme le ferait n'importe quel citoyen ordinaire. Aussi pathétique que cela soit, sa sécurité et sa tranquillité étaient à ce prix-là.
Justement, après avoir passé une bonne heure à sillonner les rues mal famées du centre-ville, la femme-guêpe s'arrêta devant une taverne qui lui paraissait peu fréquentée. Ce n'était pas non plus comme si elle avait le choix : une pluie glacée était déjà en train de tomber, l'obligeant donc à se mettre à l'abri. Après avoir refermé la porte derrière elle, Nekrassa fut accueillie par un bonhomme en costard-cravate tiré à quatre épingles, avec les cheveux gominés et une fine moustache délicatement taillée. Un sourire d'une courtoisie exemplaire aux lèvres, il salua poliment sa nouvelle cliente, non sans se méprendre sur un certain aspect de sa personne :
"Bienvenue dans notre humble établissement, cher monsieur. Souhaitez-vous réserver pour plusieurs personnes, ou souhaitez-vous une table individuelle ?"
L'entomomorphe, toujours plongée dans un état d'asthénie, eut pour seule réaction de regarder autour d'elle d'un œil hagard. En inspectant le hall d'entrée, elle se rendit compte qu'elle avait déboulé dans un grand couloir parsemé d'une quinzaine de portes. Ce n'était pas l'idée qu'elle se faisait d'un bar, mais elle n'était guère d'humeur à s'interroger outre mesure. Toute la pièce était baignée dans une lumière rouge inquiétante, conférant à ce lieu une ambiance à la fois sordide et luxurieuse. De toute évidence, c'était pile le genre d'endroit qu'elle avait en tête lors de ses pérégrinations. Soudain, le réceptionniste la tira de sa torpeur :
"Attendez-vous d'autres invités ou souhaitez-vous simplement prendre une seule place ?"
"U-Une seule, merci."
"Avant toute chose, tenez : voici notre menu. Nous avons à notre disposition une sélection certes limitée, mais variée et de haute qualité."
L'employé tendit ainsi un livret relié dans du cuir à la tueuse en série, qui s'en saisit et commença à le consulter. En lisant la carte et en voyant les images présentes sur le menu, elle comprit lentement dans quel type de commerce elle se trouvait : un bar à hôtesses. Sans crier gare, elle fut brusquement alpaguée par deux jeunes femmes, qui se pendirent joyeusement à ses bras. Elles étaient toutes plus ravissantes l'une que l'autre : la première avait des cheveux noirs de jais et une peau laiteuse, tandis que la seconde possédait une chevelure blonde ondulée et un teint hâlé. Vêtues de robes aguicheuses, elles jouaient de leurs atouts féminins et se mettaient déjà à faire du gringue à la Russe. Cette dernière les observait d'un air sidéré, non pas parce qu'elle n'appréciait guère leur présence, mais parce qu'elle avait été prise au dépourvu. Maintenant qu'elle y repensait, elle aurait dû s'en apercevoir beaucoup plus tôt. Effectivement, cet établissement empestait la femelle et l'alcool, au point où cela en devenait une véritable infection.
"Regardez ce qu'il est beau !" s'extasia la donzelle à la chevelure noire, qui en profita pour resserrer audacieusement sa prise. "Et qu'est-ce qu'il est baraqué !"
"Ce sont des vraies, vos cicatrices ?" roucoula la blonde, tout en caressant le visage de Nekrassa. "Vous avez l'air d'un vrai dur !"
Interloquée par la façon dont ces demoiselles s'adressaient à elle, la super-criminelle fureta de tous les côtés, comme si elle voulait s'assurer qu'il n'y avait pas erreur sur la personne. Le miroir qui se trouvait derrière le comptoir lui révéla alors la réponse : elle avait oublié son masque dans sa fuite, laissant par conséquent son visage complètement à découvert. Sa figure étant déjà blanche comme un linge, il lui était devenu impossible de pâlir plus que cela, mais la sueur froide qui ruisselait de son front était bien visible, elle. L'entomomorphe, débordée par les circonstances, ne trouvait pas le courage nécessaire de refuser les avances des hôtesses et de tourner les talons.
Sa détresse n'échappa guère au réceptionniste, qui décela en elle une cliente facile à pigeonner. Sans laisser le temps à Nekrassa de caler la moindre protestation, il poursuivit la conversation comme si elle avait déjà fait son choix :
"Je vois que Nodoka et Shiori vous ont tapé à l'œil, cher monsieur ! Je vous en prie, installez-vous ! Nous nous chargerons de vous apporter des boissons. Vous commanderez à manger aussi, je suppose ? Nous avons tout un éventail de tapas, de sushis, de sashimis, de beignets et de brochettes, si vous le désirez. Vous devez avoir faim, n'est-ce pas ?"
"Euh oui, mais-" bredouilla le femme-guêpe, les filles de joie toujours fermement collées à elle.
"Hé bien qu'attendez-vous, Nodoka, Shiori ?! Accompagnez ce charmant garçon à sa table ! Nous nous occupons du reste."
Le réceptionniste ponctua ces paroles en tapant des mains, signifiant par ce geste aux hôtesses qu'elles devaient accélérer la cadence. Les deux donzelles s'exécutèrent aussitôt et embarquèrent manu militari la tueuse en série, qui demeura interdite. Tel était leur modus operandi : submerger le client, détourner son attention et le divertir jusqu'à ce que la douloureuse prenne des proportions astronomiques, ceci à son insu. Mis face au fait accompli, le pigeon se retrouvait forcé de débourser une somme colossale, sous peine d'avoir de graves ennuis... Entre se voir arrêté par une police corrompue ou subir une correction musclée de la part des yakuzas, les mauvais payeurs avaient l'embarras du choix.
Néanmoins, les employés du bar n'avaient pas affaire à un client ordinaire ce soir-là, mais à un scélérat de la pire espèce. Fort de son expérience dans les milieux crapuleux de Yokohama, le réceptionniste était bien évidemment habitué à ce genre de sinistre personnage. Dans le cas de Nekrassa, deviner qu'elle n'avait rien d'une innocente n'était guère un exploit : toute sa malfaisance était pratiquement gravée sur son visage ! Il suffisait de se référer à ses cicatrices hideuses, à ses yeux vides d'empathie, à ses bandages, à sa garde-robe suspecte et au parfum âcre qui se dégageait d'elle pour s'en convaincre... Et c'était sans mentionner ses mains et ses pieds monstrueux, qui dépassaient comme des verrues de son imperméable ! Après s'être assuré que la Russe n'était plus dans son champ de vision, le moustachu sortit son smartphone et commença à pianoter dessus, à la recherche d'une certaine information. Jusqu'ici faussement avenante, son expression faciale s'était rapidement assombrie...
La nuit à Yokohama a une saveur particulière. Au début, les rues se vident peu à peu des civils en retard qui se dépêchent de rentrer chez eux, puis s’ensuit une bonne demi-heure de silence. Les rues ne sont alors habitées que par ceux qui n’ont pas de toit et il y règne alors un calme presque apaisant alors que les enseignes des commerces alimentaires s'éteignent peu à peu pour laisser place aux bars et aux échoppes plus luxueuses… Et c’est à ce moment-là que l'on peut voir la ville renaître à nouveau, des voix et des rires se font entendre de nouveau, des convois de Mercedes sombres sortent des parkings et viennent stationner aux endroits habituels, bordel qu’est ce que j’aimerais avoir un chauffeur privé !
Du haut de mon perchoir, je balaie la ville des yeux et une légère brise agite mes cheveux roses quand soudain, mon téléphone se met à vibrer. Je jette ma cigarette presque éteinte sur le béton et l’écrase avant de sortir l’appareil de ma poche, de décrocher et de le porter à mon oreille. Je ne parle pas, seul une voix masculine avec un léger accent hispanique m’indique simplement :
“Sakura Lounge.” Biip. Biip. Bip.
Un léger sourire se dessine sur mon visage et je jette le téléphone à côté de ma clope pour lui faire subir le même sort. Je me retourne, attrape mon casque de moto posé au sol et me dirige vers la cage d’escalier.
Sakura Lounge, après une course endiablée à travers les rues de la ville, mes yeux se posent enfin sur la petite fleur rose accolée à l’enseigne, un nom ridicule, mais un bar de qualité et peu fréquenté, ma cible à de bons goûts. Je gare mon bolide dans un coin discret et y accroche mon casque, vite remplacé par une capuche pour garder ma chevelure hors de vue. Après avoir observé les alentours quelques instants pour m’assurer que j’étais seule à chasser ce soir, je me dirige vers la porte d’entrée.
"Bienvenue dans notre humble établissement, chère… Oh.”
Le visage de Noguchi perd rapidement son sourire de façade alors qu’il croise mon regard. Pas besoin de lui poser de questions pour comprendre que je ne suis pas sa seule cliente spéciale ce soir.
“Euhm… Je suis désolé madame Velasquez, Nao n’est pas disponible ce soir, elle est…”
“Tu sais pourquoi je suis là, quelle porte ?”
Il m’indique la porte 3 sans sourciller et je hoche la tête avant de me diriger vers la porte. Posant la main sur la poignée, je me tourne vers le réceptionniste :
“Mets les consommations sur mon ardoise.”
Dis-je avant de pousser la porte. A peine j’entre dans la pièce que les deux filles accolées à la criminelle se tournent vers moi. Un beau spécimen, les deux jeunes femmes semblent très fragiles à côté des bras de la colosse et les cicatrices sur son visage pourraient faire frissonner n’importe qui.
“Dehors vous deux.”
Les deux hôtesses quittent la pièce sans se faire prier et je referme la porte derrière elles avant de m’y adosser et de poser mes yeux sur la cliente.
“Bonsoir, désolée de t’avoir séparée de tes amies mais ne t’inquiète pas, je suis là pour toi. Je retire ma capuche, laissant apparaître mes cheveux roses. Illuminación, enchantée.”
Nekrassa, assise sur un sofa et coincée entre les deux hôtesses, luttait désespérément afin de repousser leurs assauts incessants et impitoyables. Nodoka et Shiori rivalisaient d'insistance et de charme pour essayer de forcer leur cliente à s'enfiler leurs bouteilles de spiritueux hors de prix. Les demoiselles avait déjà rempli plusieurs verres d'armagnac, de whisky, de rhum ainsi que de vodka, et elles enjoignaient chacune à leur tour la tueuse en série à se les enfiler. Cette dernière refusait catégoriquement de toucher à la moindre goutte d'alcool, non pas par discipline ou par principe moral, mais pour des raisons purement pragmatiques. Effectivement, l'un des aspects de son Alter étant sensible à son alimentation, il était impératif pour la Russe de veiller à la bonne santé de son système de reproduction. Cela se traduisait par un régime sans alcool, la gestation de ses drones insectoïdes pouvant être compromise par l'absorption de substances nocives. Nekrassa n'étant pas du genre à se tirer - volontairement - une balle dans le pied, elle avait donc fait une croix sur des produits tels que les boissons alcoolisées, le tabac ou les drogues dures. Elle se réservait toutefois le droit de consommer - au besoin - du cannabis ou de la morphine... sans compter son addiction toute particulière aux boissons sucrées. Probablement une mauvaise habitude découlant de son super-pouvoir de mutation, qui lui conférait des caractéristiques d'hyménoptère.
Quoi qu'il en soit, la super-criminelle n'était guère d'humeur à se justifier auprès des hôtesses, qui redoublèrent d'agressivité dans leur approche. En effet, la gyaru s'empara d'une bouteille d'armagnac et, profitant d'un moment d'inattention de sa cliente, tenta de lui enfourner le goulot dans la bouche.
"Allez, faites pas vot' timide !" ricana Shiori. "Buvez un coup, ça vous fera du bien !"
"M-Mademoiselle, ma réponse va p'têt' vous surprendre, mais c'est une très mauvaise idéÉÉÉÉéééÉÉÉéééEeeEeE- !!" protesta la femme-guêpe, avant de se faire clouer le bec.
"Voilàààà, c'est bieeeeeen !" se félicita Nodoka tout en applaudissant. "Maintenant répètez après moi : et glou et glou et glou et glou et- !"
Soudain, les festivités furent interrompues lorsqu'une inconnue fit irruption dans la pièce, sans crier gare. Quelle que soit l'identité de cette personne, sa seule présence fut suffisante pour glacer les péripatéticiennes d'effroi. Il s'agissait - vraisemblablement - d'une femme de taille moyenne, à la peau foncée et habillée d'un manteau à capuche. D'un ton assuré et impatient, elle ordonna aux demoiselles de compagnie de débarrasser le plancher, ce qu'elles firent sans discuter. Enfin libérée des griffes de ce binôme infernal, Nekrassa soupira de soulagement puis s'affala lentement sur son siège. Elle avait beau ne pas savoir ce que cette intrigante lui réservait, cela ne pouvait guère être pire que d'avoir à se farcir ces dindes toute la soirée. L'air avenant, l'inconnue s'installa confortablement sur le sofa d'en face, avant d'enlever sa capuche et de passer aux présentations. Elle s'appelle donc Illuminación, quoi que cela veuille dire... S'agissait-il de son nom, de son prénom ou éventuellement de son pseudonyme ? Aucune idée, mais dans le doute, la tueuse en série pencherait plutôt pour un alias.
Plongée dans ses réflexions, elle inclina légèrement la tête vers l'arrière, sans pour autant quitter son invitée du regard. Cette dernière avait un goût vestimentaire des plus... originaux et colorés, pour ne pas se montrer trop vexant. Derrière ce maquillage typique en forme de crâne devait très certainement se cacher une latino-américaine, à en juger par la pigmentation de son épiderme. Une émissaire d'un quelconque cartel d'Amérique du Sud, peut-être ? Quant à sa crête bigarrée, elle ne pouvait indiquer qu'une chose : que cette femme devait être... un poulet. La Russe émit alors un reniflement sonore puis frotta son index sous son nez, avant de se décider à rompre le silence :
"Noxious."
Sur ces paroles, elle se passa la main sur le visage puis se massa les paupières, comme si elle essayait encore de reconnaître l'existence de la personne qui se trouvait devant elle. En raison de sa commotion cérébrale, son cerveau était loin de marcher à plein régime, aussi peinait-elle à distinguer le délire psychédélique du réel. Ceci étant, le problème le plus urgent était le suivant : amie ou ennemie ? Avec sa chance, Nekrassa était prête à parier que cette Illuminación était venue soit pour le compte de la police, soit pour lui péter les rotules au nom d'un quelconque parrain de la pègre locale. Au point où elle en était, cela ne coûtait rien de lui poser la question...
"J'ai pas de lait, pas de cookies, pas de gonzesses : que dalle." grommela la super-criminelle, la voix pâteuse. "Tout ce que j'ai, c'est une putain de fracture derrière la tête... Oh, et des ennemis, aussi. Je me pointe dans ce foutu pays pour chercher du boulot, mais tout ce que je trouve c'est des emmerdeurs qui n'ont rien de mieux à faire que de me casser les ovaires. Me trouver des copains, ce serait bien, pour changer..."
Son regard vitreux rivé sur la - présumée - latino-américaine, elle attendit sagement une réponse de sa part. Toutefois, les gargouillements voraces de son estomac se firent entendre, lui rappelant à quel point elle demeurait affamée. Des assiettes garnies de nourriture seraient déjà un premier gage d'amitié : rien de tel que de fraterniser autour d'un délicieux repas !
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