"Et donc, Kyanseru, qu’est-ce que tu deviens ?"Quelle barbe, cette réunion des anciens élèves du collège Nabu. Noah avait du mal à comprendre pourquoi il avait accepté de venir. Peut-être espérait-il au fond de lui pouvoir se rapprocher d’anciennes camarades de classe aux mœurs libérées, mais voilà qu’il se faisait coller par ce ramassis lourdingue d’anciens « amis » qui mourrait d’envie d’en savoir plus sur lui. Noah avait eu tout le temps de les observer et en avait conclu que ceux d’entre eux qui prétendaient être comptables ou banquiers mentaient honteusement. Ils avaient beau avoir fait un effort de présentation et peignés leurs cheveux gras, leur odeur corporelle et leurs habits usés trahissaient leur statut de NEET. Il était le seul à avoir quelque peu réussi ou quoi ? Enfin, on lui demandait des nouvelles, il allait leur en donner. Il prit une gorgée de sa bière avant de répondre :
"Je bosse dans la police. Bureau des affaires criminelles."Silence. Noah restait impassible mais souriait intérieurement, fier de son petit effet.
Dans vos dents, les nazes."Et… Tu y fais quoi ?""Je suis inspecteur dans la première division d’investigation."Il s’attendait à voir des mâchoires se décrocher. Il n’en était rien. Noah fut soudain saisi d’un affreux doute. Que signifiait ce silence au juste ?
"Et… Tu travailles avec des héros ?"Ah. Il avait tendance à oublier ce détail. Les forces de police d’aujourd’hui n’étaient vues par le commun de la population que comme des paniers dans lesquels les super-héros déposaient les vilains vaincus. C’était en partie vrai. Mais seulement en partie.
"Pas vraiment, j’ai rarement affaire à des criminels utilisateurs d’alters. Mon job c’est plus d’enquêter sur les crimes, trouver et interroger les suspects, ce genre de choses."Il sentait bien que son auditoire n’était pas vraiment intéressé. Il aurait pu parler de la traque des criminels, aussi. De ceux qui se mettaient à courir sans raison quand ils voyaient son insigne. C’était ses préférés. Mais il préférait garder le silence à ce sujet. Il n’avait pas envie de se confier à ces gens-là. L’un de ses anciens camarades se risqua à poser la question.
"Kyanseru, il est pas mal ton alter, non ? Pourquoi t’as pas essayé de devenir un héros ?"Chaque fois. Chaque putain de fois qu’il parlait de son métier on lui posait cette question. Certains pensaient qu’il avait essayé d’obtenir sa licence mais qu’il avait échoué. D’autres s’imaginaient que son alter ne fonctionnait pas quand il était stressé. D’autres encore, qu’il avait peur. Mais la vérité était ailleurs.
"Je pense que je n’aurais pas pu."Il disait ça à chaque fois, maintenant. C’était moins risible, et étrangement bien plus crédible, que la vérité. La vérité c’est que Noah Kyanseru avait été élevé par ses grands-parents après la mort de son père et de sa mère dans un accident de voiture et que ses grands-parents étaient ce qu’on pouvait appeler… Des purs produits de la pop-culture américaine. Et plus précisément, des cinéphiles hardcores. Noah avait pour ainsi dire été élevé à grands coups de films d’action. Et très tôt dans sa vie, le jeune Noah avait établi un constat radical :
Les flics, c’est bien plus cool que les super-héros. Il était fasciné par les œuvres pré-2020, mettant en scène un monde sans alters, dans lequel des inspecteurs durs à cuir et des détectives privés mystérieux devaient user de leur cellules grises et de leurs muscles d’acier pour châtier le crime.
Bien évidemment, la réalité de l’emploi était bien éloignée des films d’action. Mais il était toutefois très satisfait de son métier. Il s’était révélé être un élève brillant, à l’académie, et ses capacités lui permirent de se faire une place confortable dans les affaires criminelles. Il adorait enquêter et se sentait chaque jour un peu plus proche des héros de son enfance. Parfois même, il lui arrivait d’agir un peu trop comme eux, il en était conscient. L'inspecteur Kyanseru n’était pas du genre à attendre la cavalerie il était du genre à trouver la piste du criminel, à partir tout seul et à revenir deux heures plus tard avec un lascar menotté. Il s’était construit très rapidement une sacrée réputation. Ses supérieurs le détestaient et guettaient le moindre faux-pas, la moindre erreur de trop qui leur donnerait l’opportunité de le virer. Mais il était trop compétent. Et, pour couronner le tout, il s’amusait comme personne.
Enfin, là il ne s’amusait pas vraiment, entouré de pignoufs sortis de sa vie passée. Comme il regrettait d’avoir eu un physique ingrat et une puberté tardive ! S’il avait été un peu plus attirant dans sa jeunesse, peut-être serait-il en train de discuter non pas avec le Club des Nazes mais avec l’Escouade des Populaires
.
Il avait l’impression que cette soirée se déroulait au ralenti. L’alcool n’aidait pas autant que d’habitude à faire passer ces longs instants de gêne et de faux-semblants. La bière coupée à l’eau, ça faisait rarement son effet à ce niveau.
Quand je pense qu’on est supposés vivre dans un pays où il est légal de se balader ivre mort et qu’on me sert cette merde. Il lui en fallait plus, très clairement. Il n’arrivait toujours pas à se défaire des parasites qui lui collaient aux basques. Il espérait intérieurement que traîner au milieu de ces ringards faisait ressortir son charme naturel. Mais en réalité, il était bien conscient que c’était l’effet opposé qui était en train de se produire : personne n’accordait la moindre attention à ce groupe de lourdauds. Triste vie.
Putain mais je suis majeur, j’ai mon permis et… Et je suis flic merde ! Pourquoi je reste ici en fait ?Immédiatement après cette épiphanie, Noah Kyanseru tendit son verre à un convive aléatoire.
"Tiens-moi ça, tu veux ?""Tu vas où ?""Aux toilettes."Aucun de ces demeurés ne sembla trouver étrange qu’il parte aux toilettes avec son imperméable.
"T’étais pas à ta réunion ?""Si, mais c’était naze, alors me v’là."Il était aux alentours de minuit. Le parc de Musutafu était supposé être fermé à cette heure. Mais à force de pourchasser des malandrins de nuit à travers cet espace vert, Kyanseru s’était lié d’amitié avec Juzo Kudo, le garde de nuit. Il n’était pas rare, quand l’insomnie venait à frapper le policier ou qu’on lui imposait des heures supplémentaires, qu’il vienne rendre visite à son camarade, le temps d’une balade nocturne.
"Cool.""Comme tu dis."Les deux compères erraient dans le parc plongé dans l'obscurité depuis maintenant une bonne vingtaine de minutes, un soda à la main, parlant de tout et de rien.
"Alors, comment ça se passe niveau histoires de cœur ?""Comme pour toi je suppose si je me fie au fait que tu portes le même t-shirt depuis 3 jours. Des aventures d'un soir dans les bars. Jamais plus.""Haha, tout juste, Columbo.""Ah, tu t’es enfin mis à Columbo ? Je t’ai passé l’intégrale y’a bien 2 mois."Le visage de Noah s’était illuminé. Une telle joie apparaissait sur son visage à deux occasions : quand il parlait de son travail et quand il parlait de ses œuvres favorites. Quand bien même il ne pensait pas mériter une comparaison aussi flatteuse avec une observation aussi élémentaire, il était content de savoir qu’il avait été écouté. Ses conseils en terme de fiction étaient si souvent ignorés par ses collègues qu’il était fou de joie quand quelqu’un l’écoutait. "Quelqu’un" étant dans 80 % des cas Juzo Kudo. Il était loin d’aimer tout ce que Noah lui recommandait, mais comme lui, il était bon public et était capable d’apprécier un film quand bien même ce dernier était absolument ridicule.
Ils continuèrent de discuter ainsi jusqu’à une heure déraisonnable avant de se quitter. Ils trouvaient toujours le bon moment pour se séparer. Dès que la conversation tournait un tant soi peu en rond ou qu’un silence interrompait leur flot de badinages, ils rentraient chez eux. Ils n’étaient pas assez bons amis pour apprécier le silence en compagnie de l’autre, mais assez proches pour ne pas avoir à se forcer à parler quand le cœur n’y était pas. Un équilibre parfait, selon Noah.
Il poussa la porte de son appartement miteux et retira son grand imperméable. "Appartement miteux" était un terme un peu fort, mais il l’utilisait quand même, par pure envie de coller aux clichés associés aux jeunes flics talentueux. Il entretenait cette image grâce au tableau de liège couvert d’articles de journaux aléatoires, le verre à whisky à peine utilisé posé sur la table basse et un cendrier (immaculé, Noah ne fumant pas) à même le sol, entre autres. Il aurait aimé pouvoir jouer un peu plus sur cet aspect "Détective grunge bordélique", mais il tenait tout de même à garder les lieux en bon état. Principalement, pour conserver son impressionnante collection de DVD, livres et même cassettes qu’il avait en partie hérité de ses grands-parents et en partie accumulée au fil des années. Trop de poussière, ça serait nocif. Et aussi car c’était une location, pas question de tirer dans le mur ou de jeter violemment un verre d’alcool fort au sol quand une enquête piétinait.
Dommage, ça serait tellement chic et mystérieux, quelques impacts de balle sur le mur du salon, se disait-il souvent.
Il s’assit lourdement sur son petit canapé et soupira profondément. Sacrée soirée. Il était trois heures du matin, et il n’avait pas sommeil. Il aurait tout donné à l’heure actuelle pour être appelé en urgence au commissariat. Il en avait
besoin. C’en était maladif, chaque journée sans enquête était une mauvaise journée, qu’importe la quantité d’alcool ingérée, le nombre d’amis fréquentés ou la quantité de films d’action de série B visionnés. Bien sûr, il avait goût à la vie en dehors de son métier. Mais rien, absolument rien ne valait le fait de remonter la piste d’un criminel et de lui passer les menottes aux poignets. Une fois, il avait fait exprès de faire comme s’il ne comprenait pas le
modus operandi d’un voleur d’antiquités, juste pour le plaisir de faire durer l’enquête. Il ne l’avait jamais dit à personne. Il n’avait pas peur du jugement des autres, mais il tenait à conserver son droit d’exercer sa profession. Sans compter sur le fait qu’il avait peur du cliché du "Vous verrez, il en viendra à commettre un crime lui-même". A chaque fois que quelqu’un disait ça dans les films, ça se finissait mal pour le héros, sa Némésis mettait en scène un crime exprès en l’incriminant et tous les autres policiers venaient à douter de toutes les affaires résolues jusqu’à maintenant. Ce qui était une situation assez embarrassante.
"Demain, ça ira mieux."Il finit par s’endormir tout habillé sur son canapé, perdu dans un flot de pensées disparates.
Demain, ça irait mieux.