The name game [PV Hanna]

Vous ne savez sans doute pas à quel point l'expression « bataille médiatique » prouve le génie et la parfaite compréhension du monde de celui qui l'a inventée. La presse est un champ de bataille et la guerre ne meurt jamais. Il y a la guerre entre les journaux bien sûr, chacun voulant attirer plus d'audience pour vendre ses plages publicitaires plus cher et continuer à vivre, mais il y a aussi la guerre d'attention entre les sujets dont parle la presse. Passer dans notre journal signifie être sous le feu des projecteurs, le centre de l'attention, et tout le monde aime être au centre de l'attention. Ça attire les clients, ça attire les investisseurs, ça permet de manipuler – pardon, d'influencer – son image auprès du public, et donc ce que celui-ci est prêt à accepter ou non de votre part. Tout le monde aime les journalistes, ou en tout cas tout le monde fait semblant parce qu'on est utiles. Sauf ceux qui ont quelque chose à cacher. Et personne n'aime les paparazzis, mais ce n'est pas du vrai journalisme, ça. Les vrais journalistes, tout le monde se les arrache. Alors forcément, après avoir fait un reportage sensationnel – ce n'est pas moi qui le dit, ce sont les chiffres d'audience – sur les étudiants de Shiketsu, il était logique que quelqu'un à Yueï se dise qu'ils voulaient surfer sur la vague et avoir leur propre quart d'heure de gloire. Soit ça, soit c'était une coïncidence, en tout cas je n'ai pas tardé à recevoir une invitation pour venir à l'école d'héroïsme la plus prestigieuse au monde. Là encore, ce n'est pas moi qui le dit, ce sont les sondages.

Après, je n'ai pas été invitée pour poser des questions, ou écrire quoi que ce soit, ce qui donnerais plus d'arguments à la théorie de la coïncidence. Ils m'ont proposé d'intervenir en tant que spécialiste des relations publiques et représentante de la presse, afin de… en gros, ils voulaient que je donne mon avis d'experte concernant les pseudonymes héroïques des élèves de première année. De la seconde-B, exactement, car les autres avaient déjà eu un cours similaire plus tôt dans l'année, de ce que j'ai compris. Il faut savoir qu'un pseudonyme, c'est très important, et une fois que les gens commencent à vous connaître c'est très difficile d'en changer, il faut donc s'assurer qu'il soit bon dès le début. Tout ça pour dire que c'est plutôt sage de leur part de consulter quelqu'un qui sait exactement ce que la presse en dira, parce que la presse, c'est moi. Enfin pas que moi, mais vous saisissez l'idée.

J'ai donc été accueillie – et surveillée, au cas où je voudrais aller mettre mon nez là où je n'étais pas la bienvenue – jusqu'à la salle de classe où j'ai pu rencontrer le futur de l'héroïsme. Soit vingt ados qui, si ce n'était pour leurs uniformes, auraient pu ressembler à n'importe quels autres ados. On oublie trop facilement que les héros, ce sont avant tout des gens comme les autres. Et j'ai connu plus intimidant qu'un groupe d'enfants ennuyés, donc c'est avec un sourire enthousiaste et sans la moindre hésitation que je suis montée sur l'estrade pour me présenter.

"Salut tout le monde ! Moi c'est Natalya Rasperezapis, mais si vous voulez juste m'appeler Natalya parce que c'est plus court, allez-y !"

Leur professeur a terminé les présentations pour moi, en expliquant comment la suite allait se dérouler. Pour des soucis pratiques dont j'ignore complètement les tenants et aboutissants, le cours prendrait la forme de consultations individuelles dans une salle voisine pendant que le vrai cours supposé avoir lieu à ce moment-là continuerait. Un cours de sport, de ce que j'ai compris, donc ce n'était pas très grave si les élèves manquaient des morceaux différents.

Après les présentations, on m'a conduite dans une salle à l'écart – je soupçonnes que ce soit surtout pour m'empêcher de regarder l'entraînement des élèves, mais l'excuse officielle était qu'il ne fallait pas risquer que les exercices des autres perturbent la consultation, que ce soit avec le son ou en m'envoyant accidentellement un fragment de gravas en pleine tête. Rappelons ici que je suis journaliste, quand les choses tournent au vinaigre je me cache pour prendre des photos en toute sécurité, je ne me restes surtout pas à portée des trucs dangereux – où j'ai pu m'asseoir tranquillement derrière un bureau, avec une chaise en face de moi pour les élèves qui allaient passer. On ne m'avais pas autorisé à avoir de caméra, bien sûr, pas même de micro, mais j'avais au moins un papier pour prendre des notes.

Le premier élève est arrivé peu après. J'avais déjà réfléchi à la façon d'aborder le sujet, et il était visiblement bien moins à l'aise que moi dans cette situation – à moins qu'il soit déjà essoufflé par son cours – donc j'étais parfaitement à l'aise. J'ai commencé par lui dire de se détendre, puis je lui ait posé quelques questions – Yueï ne m'avait pas donné d'informations sur leurs élèves, eux, à croire qu'ils sont plus parano avec leurs données, ou "prudents", qu'à Shiketsu – pour le cerner, et finalement j'ai attaqué le sujet important : son pseudonyme.

"Slime King !"

"On dirait un boss de Dragon Quest, c'est non !"

Puis il a proposé d'autres idées, je lui ait expliqué pourquoi elles étaient ou non intéressantes, et finalement nous sommes arrivés à quelque chose dont il pourra encore être fier, même une fois sorti de l'adolescence. Il a donc pu retourner en cours avec ses camarades et m'envoyer le suivant, qui a eu droit au même rituel. Salutations, questions, puis il m'a présenté son propre titre et ~

"Imprononçable, c'est non !"

Puis un autre élève.

"Donc tu veux te spécialiser en sauvetage avec un nom qui évoque la démolition ? C'est… non, c'est non."

Peut-être que vous m'auriez trouvée trop dure si vous aviez été là, mais qu'est-ce que vous voulez ? La vie est dure, et il fallait les y préparer. Je n'imaginais pas à quel point, d'ailleurs, mais c'est un autre sujet. Là est venu le tour du quatrième élève, que j'ai accueilli dès l'ouverture de la porte par un :

"Salut ! Pas trop fatigué, j'espère !"

Certaines personnes un peu trop adeptes de fictions, ou venant d'une région pauvre en alters, ont parfois du mal à réaliser à quel point, dans les grandes villes, les frontières de l'horreur et l'étrange ont grandement reculé. Et puis bon, j'ai vu la guerre, la vraie. Pendant deux semaines. Autant dire qu'il faut plus qu'une grosse araignée pour me faire peur, contrairement à ce que la demoiselle semblait croire ! Comment je le sais ? A son attitude ! C'est un classique, certaines personnes aux apparences particulièrement hors-norme adoptent en réponse une attitude timide ou en retrait pour atténuer leur potentiel effrayant afin de mieux se fondre dans la masse et se rapprocher d'une moyenne imaginaire. Sauf que j'ai bien plus peur d'une folle furieuse avec des sabre-lasers ou un fusil d'assaut que d'une bonne vieille araignée des champs surdimensionnée.

"Pas de soucis, Bakeryu. Allez-y, installez-vous. Vous devez pouvoir faire un saut par votre vestiaire si vous voulez prendre une serviette, mais sinon nous pouvons commencer."

Elle ne pouvait peut-être pas s'asseoir, en fait, ça c'était un effet secondaire des mutations particulièrement volumineuses que les gens oublient mais qui sont bien réelles, un peu l'inverse de leur supposé air intimidant. Mais si c'était le cas, elle était habituée et elle savait quoi faire, depuis tout le temps qu'elle avait passé avec son alter, donc pas mon problème. Moi, mon problème, c'était de donner des conseils, et pour ça j'avais besoin de savoir avec quoi nous allions travailler.

"Je te propose de commencer par quelques petites questions faciles, que j’apprenne un peu à te connaître, ça te va ? Rien de trop intime, je te rassure, et de toute façon tu peux toujours ne pas me répondre."

C'est utile de préciser ça pour pas mal de raisons, surtout quand on traite avec des civils ou des enfants. La pression peut leur faire oublier que le silence est une échappatoire valable aux intrusions et à la gêne. Et s'ils ne disent rien, et que j'insiste quand même, alors c'est moi qui suit une garce fouineuse, le problème – si problème il y a – ne vient plus d'eux. C'est important de se couvrir, ça évite les procès.

"Pour commencer, et si tu me parlais un peu de ton alter, de ce que tu peux faire avec ?"

C'est souvent déterminant pour déterminer l'image que renvoie un héros. Vous pouvez essayer autant que vous voulez, le public aura toujours des à-priori, et vous ne pouvez pas espérer qu'un héros qui lance du feu ait la même aura qu'un autre qui lance des marshmallows.

"Tu ne devrais pas dire ça."

Nous sommes là face à un cas classique de timidité qui amène à dire des choses absurdes. Regardez juste le temps qu'il a fallu à la jeune fille pour lister les possibilités de son alter, c'est plus que la plupart d'entre nous n'en auraient besoin, et pourtant elle n'a pas trop perdu de temps ou fait de répétitions. Face à ce genre de profils, le mieux est de les encourager mais pas trop pour ne pas qu'ils se sentent oppressés. Toujours rester positive, souriante, mais ne pas monter la voix.

"Tu peux déjà faire beaucoup de choses avec un alter comme ça. Tiens, mon alter me permet de voir les versions antérieures d'un document papier. Ça, c'est basique !"

Une petite plaisanterie pour détendre l'atmosphère, ça marche toujours bien, aussi. J'en ai profité pour bouger un peu sur mon siège et me remettre dans une position un peu plus confortable. J'aurais pu insister à ce sujet, la rebooster pour qu'elle reprenne plus confiance en elle et qu'elle continue de répondre ouvertement aux questions à venir, mais ça aurait peut-être été trop, justement. Il fallait qu'elle parle.

"Sinon, maintenant qu'on a vu ce que tu sais faire, qu'est-ce que tu veux faire ? L'activité de héros regroupe pas mal de choses, et il y a pleins de styles de héros. Les sympathiques, les impressionnants, les comiques ou les effrayants. Quelle genre d'image est-ce que tu veux renvoyer ? Comment est-ce que tu voudrais que les gens parlent de toi ?"

Là, pour le coup, je ne pense pas avoir besoin d'expliquer en quoi c'est important. Et ne vous méprenez pas, il y a des gens pour dire que l'alter est déterminant sur l'image d'un héros, mais c'est faux. Certes, ça a une influence, mais ce n'est pas déterminant. Juste parce que vous avez un alter d'arraignée, vous n'avez pas à être terrifiant et sournois, par exemple. Il y a des héros avec des alters qui génèrent des trous noirs et qui pourtant ont l'image de gentils bonshommes bibendums spécialisés en sauvetage. Ou au contraire des héros capables de voir l'avenir et sont pourtant des combattants hors-pair terrifiants.