Dégustation entre touristes - pv Zhihao

Voilà un peu plus de deux semaines qu’Isak s’était installé au japon, quittant sa patrie natale pour une durée indéterminée et sur un coup de tête légendaire. Enfin, pas exactement un coup de tête mais presque, pour une fois le géant avait un peu prévu son coup. Pas de nouveaux tournages à venir pour le moment, pas d’activité dans la sécurité non plus et, du coup, une quantité monstrueuse de temps libre. Mais ça n’était pas plus mal, des vacances lui feraient du bien.

Cela faisait près de trois heures qu’il marchait dans les rues de Musutafu, se baladant un peu au hasard, histoire de visiter et de prendre ses marques. Vêtu de sa chemise préférée –bleue aux motifs hawaïens noirs-, d’un bermuda beige, de sandales et de ses lunettes de soleil, le suédois avait pour ainsi dire l’allure clichée du touriste venu passer l’été loin de chez lui. Ça, et il était de très bonne humeur, se sentant comme parti à l’aventure dans un univers étranger. Le japon était si différent de la suède que chaque petit détail l’interpellait : la mode, les panneaux, la configuration des rues, les noms des enseignes… Isak était en plein déchiffrage, et à force, son estomac criait famine.

« J’ai la dalle. », fit-il d’un air songeur, s’arrêtant un instant pour regarder les enseignes autour de lui.

Si le suédois se félicitait d’avoir engagé un excellent coach pour lui apprendre le japonais, la réalité était que la lecture, c’était vraiment pas son point fort. Voilà qu’il se retrouvait donc au milieu d’une rue inconnue à Musutafu, à essayer de deviner quelle porte pourrait le mener à un restaurant quelconque. Il y passa trente seconde, se triturant la barbichette avant de décider que c’était bien trop long pour prendre une décision et de se remettre à marcher avec conviction. Le pifomètre était la voie.

Sauf que pas vraiment, comme lui indiqua son sourcil levé lorsqu’il pénétra dans une boutique de souvenirs. Ce ne fut qu’une demi-heure plus tard, et après 4 autres portes trompeuses qu’il pénétra dans un restaurant très joliment décoré où on l’accueillit avec enthousiasme.

« Bingo ! », lâcha-t-il d’une voix forte, attirant la moitié des regards sur son large sourire.

Il s’installa à une table qu’il manqua de renverser avec ses genoux. Ses doigts pianotèrent bruyamment sur la nappe alors qu’il cherchait activement une solution, un air d’enfant faussement contrarié sur le visage. Et puis, la solution entra d’elle-même dans son champ de vision.

« Hah ! » Il se releva d’un coup, provoquant un mouvement de recul chez la serveuse.

« Je vais aller sur cette table là, on est deux. », expliqua-t-il en pointant une table pour quatre personnes du doigt, ce qui ne fit pas grand sens dans l’esprit de l’employée. Il s’approcha de la table, leva le bras droit et le secoua frénétiquement, manquant de peu de balayer la lampe qui pendait au plafond. Ah parfait, elle l’avait vu.

La jeune femme qui venait de pénétrer dans le restaurant était, contrairement aux autres clients, seule. Et cela était parfait pour Isak qui faisait plein de mouvements de bras pour lui expliquer qu’elle viendrait s’asseoir en face de lui. S’il ne mangeait pas tout seul, il pouvait réserver une table de quatre.

« Yo ! », lui sourit-il une fois qu’elle s’était approchée. « Viens, assieds-toi là. Leurs tables de deux sont trop petites. Ah et je sais pas lire la carte. Viens viens, en échange je t’offre le dessert ! »

La serveuse arriva au même moment, légèrement confuse mais comprenant visiblement qu’ils seraient au moins trois. Isak avait un peu de mal à comprendre les règles sociétales du Japon, est-ce que les altérés de grande taille étaient obligés d’utiliser les mêmes services que les gens de taille classique ? C’était franchement pas pratique… Il faudrait qu’il demande à Sophia quand il la verrait. D’ailleurs la liste de questions à lui poser commençait à devenir longue.

« Enchanté, je m’appelle Isak, j’arrive tout droit de suède. », dit-il finalement en tendant une main au dessus de la table. « T’es pas venue avec quelqu’un, si ? »

Pas que ça le dérangeait, mais si plus d’une personne les rejoignait il leur faudrait probablement une taille pour six, ce qui impliquerait tout un remue-ménage supplémentaire.

D’ordinaire les commissaires politiques passaient pour des esclavagistes, absolument impitoyables envers ceux qui faisaient preuve d’une insuffisance de zèle lorsqu’il s’agissait de servir le régime. Zhihao savait qu’il s’agissait d’une exagération, comme beaucoup d’autres idées reçues sur l’armée et l’appareil d’État chinois, mais il fallait tout de même admettre que cette réputation ne venait pas de nulle part, raison pour laquelle elle ne s’attendait pas à ce qu’un de leurs bien-aimés superviseurs ne la convoque afin de lui ordonner de prendre un jour de congé. Soi-disant qu’elle se surmenait, que ce n’était pas sain d’être toujours soit sur le terrain, soit à l’entraînement, soit dans l’atelier à travailler sur l’équipement des héros de l’agence et qu’il fallait qu’elle se repose de temps en temps. Et non, rester dans sa chambre à étudier en prévision du prochain examen de promotion ne comptait pas comme du repos.

Elle avait donc été mise à la porte de l’agence sans plus de cérémonie, avec pour instruction de ne pas rentrer avant la tombée de la nuit et de « profiter d’être à l’étranger pour aller faire du tourisme ou quelque chose, pour une fois que vous n’êtes pas sous les bombes ou confinée dans une base militaire ; ces jeunes, je vous jure, ils ne savent plus s’amuser, je me rappelle que de mon temps... »

N’ayant aucune envie d’entendre les histoires de jeunesse du commissaire, c’était à ce moment que la militaire s’était exécutée et avait mis les voiles. Il avait raison, récriminations mises à part : cela faisait un moment maintenant qu’elle était au Japon, et elle n’avait même pas pris la peine de visiter un peu Tokyo.

Déambuler sans but n’étant pas son genre, elle avait décidé de se rendre à Musutafu et d’aller jeter un œil à Yuei. Alors oui, c’était toujours en rapport avec le boulot, mais c’était déjà un progrès !

Elle arriva à Musutafu un peu avant midi – le réseau de transports en commun nippon était l’un des meilleurs au monde mais le trajet depuis Yokohama restait long –, aussi se retrouva-t-elle à parcourir la ville à la recherche d’un endroit où se sustenter. Ce faisant, elle ne put s’empêcher de noter la différence d’atmosphère entre les rues de cette Mecque de l’héroïsme japonais et celles des quartiers mal famés où elle avait majoritairement opéré jusque-là, pour ne rien dire de celles de son pays natal. Les gens avaient l’air tellement plus… insouciants ici que Zhihao en avait presque l’impression qu’ils ne vivaient pas dans le même monde.

Avisant finalement un restaurant au menu alléchant, la chinoise interrompit ses ruminations et pénétra dans l’établissement… tout ça pour être immédiatement prise à parti par un géant européen à la voix tonitruante. Elle se figea momentanément puis se désigna elle-même du doigt, l’air de vouloir dire « Qui, moi ? », et obtint du grand musculeux la confirmation que oui, c’était bien à elle qu’il s’adressait et qu’il voulait qu’elle le rejoigne, ce qui ne suffit pas tout à fait à dissiper son incompréhension.

Zhihao balaya la salle du regard à la recherche d’une alternative, mais le restaurant était presque plein et la seule place restante correspondant à ses critères – dos au mur et d’où elle pourrait surveiller simultanément les deux entrées de la pièce – était à la table de l’armoire à glace. Elle se demanda brièvement s’il ne valait pas mieux tenter sa chance dans un autre restaurant… mais une telle réaction serait sans doute excessivement paranoïaque, même pour elle. Les chances qu’il s’agisse d’un piège étaient faibles, les choses étaient probablement exactement ce qu’elles semblaient être : un touriste ayant du mal avec la langue qui était prêt à payer pour qu’elle lui serve d’interprète. Et si la situation devait malgré tout tourner au vinaigre… elle avait toujours de quoi se défendre sous sa tenue civile, même si le commissaire ne lui avait pas permis d’emporter son armure.

« Zhihao, enchantée aussi. Et oui, je suis seule. » répondit-elle après avoir enfin pris sa décision – si on lui posait la question c’était la perspective de pouvoir agir en bonne samaritaine qui avait fait pencher la balance, et surtout pas la promesse d’un dessert gratuit. Elle hésita une seconde avant de serrer la main de l’homme, qui comme The Kaiju était encore plus grand vu de près. Puis, sur le ton de la plaisanterie : « Dites-moi, ça vous arrive souvent d’inviter de parfaits inconnus à manger avec vous ? »

Dans le même temps, elle se saisit du menu et examina de nouveau la liste de ce que l’établissement avait à offrir… Ah, pas de traduction anglaise à côté des noms japonais et pas beaucoup d’images non plus, pas étonnant que son compagnon de table ait du mal. Le restaurant aurait quand même pu faire un effort et penser un peu aux gaijins.

« Hmm… il y a un type de nourriture qui vous intéresse particulièrement, ou je vous traduis tout ? »

Isak leva un sourcil. Chi-quoi ? C’était pas très japonais comme nom ça. Est-ce qu’il avait réquisitionné la seule non-japonaise du coin pour lui traduire son menu ?  Tu parles d’un hasard.

« Hmm… il y a un type de nourriture qui vous intéresse particulièrement, ou je vous traduis tout ? »

« Boh, autant goûter la spécialité du pays ! Ça va faire un moment que j’ai pas mangé au resto non plus. »

Le suédois scrutait en même temps les assiettes des tables voisines, à la recherche d’un plat particulièrement alléchant. Reportant son attention sur sa nouvelle amie, il répondit à sa première question.

« Ça m’arrive oui, et puis les repas c’est fait pour être partagés non ? Ça permet de faire connaissance et c’est surtout bien plus amusant. J’aurais pas à discuter avec mes sushi comme ça. »

Sa curiosité prenant le dessus, Isak ne laissa que quelques secondes de silence avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres.

« T’es pas d’ici toi, si ? Ton nom ne sonne pas japonais, alors ça m’intrigue ! »

Evidemment, la délicatesse légendaire d’Isak était difficilement occultable. Pour autant, il était sincèrement intéressé et son habitude à aller droit au but était pratique dans ces cas là. Les discussions à double et triple sens, c’était pour lui de la politique déguisée et… bon, beaucoup d’efforts pour pas grand-chose.

Zhihao lui faisait penser à cette femme qu’il avait affronté une fois, dans les tournois souterrains de Stockholm. Comment elle s’appelait déjà, Chen ? Zhang ? Quelque chose comme ça. Quoi qu’il en soit, ce soir là il avait failli perdre toute chance d’avoir un jour une progéniture. Ils étaient féroces en chine ! Et sa traductrice attitrée ne dérogeait pas à l’image mentale qu’il s’était fait des chinois, puisqu’il devinait une musculature bien entretenue sous ses vêtements. Question de démarche et de traits du visage, Isak n’en avait pas l’air, mais il avait fini par apprendre à analyser le physique des gens à force de les combattre dans les 30 secondes suivant une nouvelle rencontre. Il se demanda si le cliché comme qui stipulait que tous les chinois étaient des combattants aguerris était vrai finalement. C’était stupide bien sûr, mais en même temps il n’avait jamais rencontré de chinois qui ne savait pas se défendre. Même les acteurs savaient cogner !

« Puisqu’on va partager le déjeuner, parle-moi un peu de toi tiens. Qu’est-ce que tu fais de beau dans la vie, Zhihao ? »

Au lieu d’y réfléchir, Isak avait finalement posé sa question à voix haute ce qui faisait qu’elle sortait un peu de nulle part. Mais bon, ça n’était pas grave. Maintenant qu’il y pensait, c’est vrai qu’au japon, les gens étaient vachement portés sur la politesse. Bah, si elle voulait savoir quelque chose, elle pourrait toujours lui demander. Il faudrait qu’il demande une bouteille de vin quand ils commanderaient d’ailleurs, ça aiderait à alimenter la discussion.

« La spécialité du pays ? Ça ne m’avance pas beaucoup, il n’y a quasiment que ça ici. » dit-elle en parcourant le menu, dont l’en-tête indiquait justement que le restaurant s’enorgueillissait de proposer à ses clients une vaste sélection de cuisine typiquement japonaise. C’était précisément ça qui l’avait attirée ici, mais une trop grande variété pouvait devenir un obstacle quand on ne savait plus où donner de la tête.

Elle n’eut pas le temps de faire une proposition à son compagnon de table – puisque celui-ci parlait de partage et de sushis, pourquoi pas un plateau de sushis ? Le restaurant avait de beaux assortiments, disponibles en plusieurs tailles – avant que celui-ci ne l’interroge sur ses origines et les raisons de sa présence dans ce pays. Elle savait que les occidentaux étaient souvent plus familiers que les chinois et les japonais mais décidément, celui-là ne perdait pas de temps !

Une deuxième question vint s’ajouter à la première après un bref intervalle de quelques secondes où le géant sembla se remémorer quelque chose, et Zhihao réfléchit à sa réponse. Devait-elle oui ou non dire la vérité ? D’un côté, la présence d’enquêteurs chinois et de leurs auxiliaires n’avait rien d’un secret, et ce n’était pas comme s’ils étaient la seule nation à avoir envoyé une délégation après s’être rendus compte qu’All for One avait étendu ses tentacules jusque chez eux. Mais d’un autre côté, on ne pouvait jamais prévoir comment les gens allaient réagir en apprenant qu’ils étaient en présence d’un héros, même de bas rang, et en plus c’était censé être son jour de repos.

Va pour une demi-vérité, donc.

« Non en effet, je ne suis pas d’ici. Et je ne sais pas si ce que je fais peut être qualifié de beau ; je suis avec la police, nous collaborons avec nos homologues locaux. »

« Avec » et non « dans » la police, une distinction qui avait son importance ; il en tirerait les conclusions qu’il voudrait, à supposer qu’il relève ce détail. De plus, cela devrait le dissuader au cas où elle se serait trompée sur ses motivations. À moins qu’il ne soit l’un de ceux qui prenaient ce genre de choses pour un défi, bien sûr. Ah, et il faudrait qu’elle lui rende la politesse… mais d’abord, il y avait une autre question plus importante.

« Qu’est-ce qui vous fait envie ? Ils ont l’air d’avoir une belle sélection de sushis, ou alors ils ont une offre spéciale sur les currys. Sinon, il y a plusieurs formules avec des assortiments de yakitori, gyozas, takoyaki et autres, pour ceux qui veulent goûter un peu à tout. Celle-ci par exemple... » expliqua-t-elle en pointant divers items du menu et en listant leur contenu respectif pour le bénéfice d’Isak. Le restaurant avait-il des baguettes à sa taille, d’ailleurs ? Il avait clairement prévu des portions adaptées aux gros mangeurs, mais Zhihao savait que même quand c’était le cas, il n’en était pas nécessairement de même pour les ustensiles. Le voir essayer de manier les délicates baguettes en bois laqué et décoré fournies aux autres clients avec ses énormes paluches devrait être divertissant en tout cas, qu’il n’y arrive pas ou qu’au contraire il l’impressionne avec sa dextérité.

« Oooh ? », fit le visage d’Isak, répliquant ce qui se passait dans sa tête. Une policière travaillant à l’étranger ? Il avait vu bien trop de films d’espionnage pour ne pas faire le lien avec la véritable occupation de la jeune femme. L’une des premières personnes qu’il rencontrait au japon était en fait de la police secrète. Ça, il pourrait totalement s’en vanter un jour.

« Qu’est-ce qui vous fait envie ? Ils ont l’air d’avoir une belle sélection de sushis, ou alors ils ont une offre spéciale sur les currys. Sinon, il y a plusieurs formules avec des assortiments de yakitori, gyozas, takoyaki et autres, pour ceux qui veulent goûter un peu à tout. Celle-ci par exemple... »

Le suédois hocha la tête, l’air de dire « oui oui, bien sûr, tu es policière hmm hmm » puis reporta son attention sur ce qu’elle lui montrait. Il fallait qu’il se concentre un peu, la faim le tiraillait après tout. Zhihao lui proposait pas mal de choses… ça faisait beaucoup de noms de plats différents, et il ne savait pas exactement ce qui était quoi de toute manière. Son japonais fonctionnait encore un peu à la manière d’un puzzle : il avait les noms, il avait les images, et il fallait qu’il relie les deux, comme en primaire.

« Tu sais quoi on va faire simple, j’espère que t’as faim. »

Il agita la main à la manière d’un enfant de cinq ans, tout sourire, et parvint sans mal à attirer la serveuse qui l’avait installé un peu plus tôt.

« Je vais vous prendre… ça, ça, hmm ça, ça et ça deux fois. S’il vous plait. »

Allez, il avait fait un effort sur la politesse. Deux semaines pour s’acclimater aux mœurs du pays c’était un peu long, même pour lui. Il avait fini par prendre tout ce que Zhihao avait pointé sur le menu avec deux curry. Il la laissa commander ce qu’elle souhaitait après lui (détruisant au passage son score de politesse) et demanda une bouteille de vin à la serveuse avant qu’elle ne s’en aille.

« Tiens tu vas peut-être pouvoir éclairer ma lanterne, si t’es dans la police ! »

Qu’elle soit une espionne ou bien réellement dans la police, il y avait des chances que Zhihao connaisse une chose ou deux sur la criminalité du japon. Parce que les journaux télévisés c’était bien, mais Isak savait très bien qu’il fallait prendre ces infos là avec quelques pincettes. Accessoirement, rien ne valait vraiment le bouche à oreille selon lui.

« Vu que je viens d’arriver je suis sans emploi pour le moment, mais je travaille dans la sécurité normalement, en freelance. Tu sais par où je devrais aller proposer mes services ? »

Se rendant compte que sa question avait mille et une interprétations, il précisa, attrapant au passage la carafe d’eau sur la table.

« Je veux dire, est-ce qu’il y a certaines zones de la ville qui seraient meilleures pour ce business ? J’ai pas vraiment l’habitude de faire le tour des annonces… ça et j’ai du mal à lire, aussi. De l’eau ? »

Et il ne mentait même pas, Isak cherchait vraiment du travail. Même si bon, n’importe qui le connaissant un peu aurait vu la supercherie à des kilomètres : s’il n’y avait pas de travail à pourvoir, il trouverait bien des délinquants à combattre à la place. Après tout, ça faisait déjà plus de deux semaines qu’il n’avait affronté personne. Et si c’était presque un record pour le suédois, ça n’avait pas grand sens pour lui puisqu’il était venu au japon précisément dans le but de se mesurer aux combattants du coin. Donc le chômage, c’était chiant.

La militaire se rendait bien compte qu’il devait en falloir des calories pour faire carburer un physique pareil, mais l’appétit d’Isak restait néanmoins impressionnant. Il avait commandé près de la moitié de la carte, une quantité de nourriture suffisante pour au moins quatre personnes, uniquement pour sa consommation personnelle. Zhihao se montra quant à elle plus modeste, se décidant pour des sushis en entrée et un assortiment de brochettes avec leur accompagnement en guise de plat principal.

Une fois la serveuse partie, le géant devança la question qu’elle s’apprêtait à poser sur le métier qu’il exerçait en lui demandant si elle savait où il pourrait trouver un emploi. En voilà une question singulière à poser au moment du repas, et plus encore dans la mesure où son compagnon avait apparemment tout plaqué pour se rendre au Japon sans avoir la moindre idée de la façon dont il se débrouillerait pour retomber sur ses pattes une fois arrivé. Comme quoi, son impulsivité ne se limitait visiblement pas à sa façon d’accoster des gens au hasard.

La question méritait toutefois une réponse, et la chinoise prit le temps d’y réfléchir. Ce n’était pas parce qu’elle travaillait avec les forces de l’ordre qu’elle était automatiquement experte en matière de sécurité privée, même si elle avait effectivement eu affaire à un certain nombre d’acteurs du domaine au cours de sa carrière. Il lui faudrait également mettre ses biais de côté ; elle n’avait aucun problème avec les employés eux-mêmes, mais avec leurs employeurs c’était une autre histoire. Elle avait beau savoir intellectuellement qu’elles ne faisaient que répondre à une demande, elle n’aimait pas l’idée que des entreprises puissent faire leur beurre en recrutant d’anciens policiers, militaires et parfois même héros, tous formés avec l’argent du contribuable.

« Tout dépend de vous. Vous faites plutôt dans la protection des biens ou des personnes ? » commença-t-elle, car le suédois se montrait encore une fois trop vague et qu’il fallait affiner la recherche. Vigile ou garde du corps, ce n’était pas la même chose. « Plutôt dans le haut, le bas ou le milieu de gamme ? L’aspect freelance est-il particulièrement important pour vous ? Si vous ne voulez pas perdre de temps à lire les annonces, commes vous dites, que vous pensez avoir les épaules et que ça ne vous dérange pas de bosser pour une grande entreprise, je vous recommande respectivement Kerberos Assets Protection et Yojimbo Security Solutions, ils sont réputés pour leur sérieux, la qualité de leurs services et la façon dont ils traitent leurs employés. Je ne sais pas s’ils sous-traitent à des indépendants, il faudrait aller voir ça sur leurs sites internet. »

Les joies de l’économie ubérisée, encore un aspect de ce marché-là qu’elle considérait avec suspicion mais dont on ne pouvait nier qu’il permettait aux compagnies de s’adapter rapidement aux fluctuations du marché, des fluctuations qui devaient être importantes depuis la survenue des événements ayant mené à la retraite d’All Might. Ce n’était pas le modèle le plus à l’avantage des « petits auto-entrepeneurs » eux-mêmes, mais elle doutait que ces deux titans de la sécurité soient prêts à prendre le risque de salir leur précieuse réputation en exploitant leurs sous-traitants avec des contrats abusifs.

« Si vous préférez vraiment chercher par vous-même… je vous déconseille Musutafu. Trop de héros à proximité, la demande pour ce genre de services doit y être assez faible. Essayez plutôt Hosu, Korusa, Naruhata… peut-être Kiyashi. Si ça ne vous dérange pas de faire un peu plus de chemin, il y a aussi les arrondissements de Kamino et Koriba à Yokohama. »

Ayant fini sa tirade, elle accepta la bouteille que le géant lui tendait, non sans toutefois faire attention à ce qu’il n’en profite pas pour introduire autre chose dans son verre. La probabilité qu’il s’avère avoir de mauvaises intentions s’amenuisait à mesure que le temps passait, mais n’était pas encore totalement écartée. Elle ne détectait aucun contenant suspect sur sa personne dont il puisse se servir pour tenter une manœuvre de prestidigitation à base de poudre ou de pilule illicite, mais on ne pouvait jamais être sûr de rien avec les Alters ; pour ce qu’elle en savait, le gigantisme n’en était qu’un aspect et sa peau pouvait sécréter une substance narcotique…

Zhihao mit précipitamment fin à ce fil de pensée en voyant vers où il se dirigeait. Le commissaire politique avait raison, elle avait vraiment besoin de vacances.

« De personnes, plutôt. »

Vu la tendance qu’avaient les gens à s’attirer des problèmes, garde du corps était selon Isak un emploi largement plus sympa que la protection de biens. Évidemment, les personnes qui allaient s’attaquer à quelqu’un étaient généralement de bien meilleurs combattants que les quelques thugs qui allaient tenter de braquer un entrepôt. Et pour le suédois le vrai critère était là, même s’il ne pouvait pas vraiment le révéler comme ça à Zhihao, sous peine qu’elle veuille le mettre en prison. Elle était de la police après tout.

N’empêche qu’elle avait un sacré paquet d’informations et de questions, au point où Isak eut l’impression de passer un entretien d’embauche. Ils se prenaient pas mal la tête au japon quand même, en suède on lui avait proposé du boulot tout de suite. N’ayant pas de stylo ni de papier, le géant grava ce que la jeune femme lui disait sur sa serviette, à l’aide d’une baguette. Voilà, avec les voyelles de son alphabet à lui, il retrouverait bien les noms après.

Son « plan » était assez simple : tâter le terrain, et voir s’il y avait du boulot dans la protection. Il avait beau continuer à percevoir des revenus de sa dernière série, son loyer allait bientôt commencer à creuser son compte en banque. Et après, en fonction de l’état du marché du travail, il regarderait un peu du côté des vigilants, peut-être qu’il trouverait des bonhommes intéressants dans le tas ! Ils devaient faire leurs rondes loin des périmètres des héros, logiquement. Tiens, c’est vrai qu’il devait se renseigner sur les héros aussi. Heureusement, Zhihao semblait être une véritable mine d’informations.

« Hmmm hmmm je vois. Et héros, tu sais ce que ça donne comme boulot ? Dans mon pays on entend pas mal parler d’à quel point la branche héroïque japonaise est forte… ils prennent des euh… consultants ? »

Boah, la dernière question lui avait un peu échappé mais bon, autant demander à l’encyclopédie qu’était la jeune femme ! Ça lui éviterait de passer des heures à faire des recherches sur internet. En plus il détestait ça, faire des recherches.

« Désolé pour toutes ces questions hein, gloussa-t-il en s’adossant sur sa chaise, mais t’as l’air d’en connaitre un paquet alors j’en profite. »

Accessoirement, les employés d’accueil auxquels il aurait pu soumettre son questionnaire sans fin auraient probablement eu des questions en retour sur ses motivations et son parcours, ce qui était un peu embêtant, Isak n’avait aucune envie de se retrouver une seconde fois avec les regards de la presse vissés sur le dos.

« Ah !, s’exclama-t-il en voyant la serveuse déambuler avec leurs entrées, à table et comme on dit chez moi: smaklig måltid ! »

Ainsi donc, Isak préférait le métier de garde du corps. Guère surprenant vu ce qu’il montrait de sa personnalité : en tant que vigile, il s’ennuierait probablement à répéter toujours les mêmes rondes et à surveiller toujours les mêmes endroits, alors que l’autre option lui permettrait de suivre son client dans ses déplacements, de rencontrer d’autres personnes et de voir d’autres lieux.

Alors qu’il tentait tant bien que mal – plutôt mal, en fait – de retranscrire ce qu’elle venait de lui dire en se servant d’une baguette et d’une serviette respectivement comme instrument et support d’écriture, Zhihao se fit la réflexion qu’il ne lui disait sans doute pas tout. Encore une pensée qu’elle s’efforça de bannir, d’abord parce que ce n’étaient pas ses oignons, ensuite parce que ses talents d’enquêtrice ou d’interrogatrice n’étaient de toute façon pas les meilleurs, mais surtout parce qu’encore une fois, elle était en congé sur ordre de son supérieur.

Voyant ce qu’avait donné sa tentative de prise de notes, la militaire prit son compagnon en pitié, sortit un carnet ainsi qu’un stylo de sa poche et les lui tendit. Juste à temps pour une nouvelle question qui concernait davantage son domaine mais à laquelle elle restait incapable de répondre. Est-ce que les agences japonaises embauchaient des consultants ? Quand elle s’était renseignée sur l’état de l’industrie héroïque, ce n’était pas exactement à ça qu’elle s’était intéressée.

« Je ne suis pas conseillère en insertion professionnelle, vous savez. » le rabroua-t-elle légèrement avant de tout même lui livrer ce qu’elle pouvait. Qu’on ne vienne pas dire qu’elle n’était pas serviable. « Enfin… j’imagine qu’il doit y avoir des opportunités d’emploi, oui : les criminels s’enhardissent maintenant qu’All Might n’est plus là et il faut plus de héros pour s’opposer à eux, des héros qui sont eux-mêmes en compétition pour savoir qui deviendra le prochain Symbole de la Paix… Quant à savoir s’ils auraient de la place pour vous, ça dépendra probablement de vos références. Le mieux serait que vous ayez vous-même une licence, bien entendu ; ils vous prendront plus au sérieux si vous pouvez prouver que vous savez de quoi vous parlez. »

Elle fut heureusement sauvée par le retour de la serveuse qui leur apportait leur nourriture… surtout celle d’Isak, puisque le géant avait commandé trois entrées différentes là où sa compagne de tablée n’en avait pris qu’une.

« 享受你的食物. » répliqua-t-elle au morfale. Elle ne parlait pas suédois, mais le contexte était suffisant pour deviner ce qu’il avait voulu dire. Le plateau de sushis était des plus appétissants en tout cas ; elle se saisit de ses baguettes, regrettant que celles-ci soient en bois et non en acier, ce qui lui aurait permis de s’en servir comme armes improvisées en cas de…

…

Non. Noooon. Pas bien ! Vilaine Zhihao, vilaine ! Paix, relaxation, zen, nirvana, petits oiseaux, toutes ces sottises ; elle était là pour savourer un bon repas, pas pour réfléchir à la façon dont elle réagirait si le restaurant devait soudain être le lieu d’une attaque terroriste !

La militaire se retint péniblement de mettre un grand coup de tête à la table pour se remettre les idées en place – la maintenance percussive marchait bien avec les machines, alors pourquoi pas avec le cerveau humain ? – et attrapa plutôt un sushi. C’était plus compliqué que prévu, de se remettre ne serait-ce que momentanément dans la peau d’une civile. Et dire qu’elle n’en était même pas à la moitié de la journée...

Isak engloutit ses nems sans se faire prier et attaqua rapidement son potage, tenant la cuillère du bout des doigts. Il avait envie de boire directement au bol mais bon il ne voulait pas trop choquer sa nouvelle amie.

Il avait noté les infos qu’elle lui avait données sur le petit carnet qu’elle lui avait gentiment prêté. Décidément, elle lui sauvait la mise la Zhizao !

« Boah, je veux pas me vanter mais je suis plutôt fort, en vrai. J’étais champion de MMA en suède, plutôt cool hein ? »

Il avala une cuillère de bouillon qu’il sentit à peine. S’il avait été chez lui, il aurait utilisé une louche comme à son habitude. Pour une raison qui lui échappait, il avait toujours l’impression que les soupes et autres avaient un bien meilleur goût lorsque consommés à la louche. Question d’habitude peut-être.

Enfin il parlait il parlait mais la pauvre Zhizao ne faisait que répondre à ses questions. Dans sa grande sagesse, Isak savait bien qu’elle devait s’ennuyer un peu à force. Lui aimait toujours répondre aux questions bien sûr, mais tout le monde n’était pas fait pour être sous les feux des projecteurs en permanence, et surtout pas les espions.

« Parle-moi un peu de toi, Sh- Shiishaao. Tu n’es pas en service là, si ? » Il avança la tête au dessus de la table et ajouta en chuchotant « En mission secrète ou quelque chose comme ça ? »

Qui disait mission secrète disait discrétion. Beaucoup de personnes ne pensaient pas Isak capable de furtivité, ce qui était bien entendu complètement absurde. Alors d’accord, il n’était peut-être pas complètement invisible, mais le suédois estimait qu’il n’était vraiment pas si mauvais que ça en discrétion : il avait su surprendre ses parents des dizaines de fois lorsqu’il était enfant ! Les rageux  diraient que c’est parce qu’ils dormaient, bénéficiant d’un peu de calme pendant les absences de leur fils, mais cet argument était bien évidemment complètement absurde.

Isak se demanda s’il aurait pu être agent secret aussi, comme Zhihao. Ça avait l’air d’être un travail sacrément amusant ! Peut-être que les espions avaient également des gardes du corps tiens, si oui peut-être qu’elle voudrait bien qu’il l’accompagne en mission. Avant l’âge des héros, c’était les espions qui avaient vraiment la côte en plus, il adorait ces vieux films américains du siècle dernier.

Quoi qu’il en soit, Isak aurait détesté déranger sa nouvelle amie dans son travail. Et si c’était bien le cas, il savait qu’il se devait de tout faire pour attraper le malfrat qu’elle surveillait, quitte à casser quelques bouches au passage. Qu’était-ce l’espionnage sans un peu d’action après tout ?

Même en tenant compte du fait qu’un homme de si grande taille devait logiquement prendre de plus grandes bouchées, la vitesse à laquelle Isak dévorait son repas restait impressionnante. Oui, même s’il se limitait à utiliser une cuillère pour le bouillon. Mangeait-il tout le temps comme ça ou était-il exceptionnellement affamé ? Ne risquait-il pas de s’étouffer ?

« Champion de MMA, vous dites ? » répliqua la militaire entre deux bouchées prises à un rythme moins soutenu que celui de son vis-à-vis. « Dans ce cas vous auriez plutôt un profil d’entraîneur de combat au corps-à-corps que de consultant. Quant à mettre vos talents à profit sur le terrain, il vous faudra sans doute une licence pour ça. Peut-être que vous pourriez passer l’examen en candidat libre ? »

Bon, techniquement il n’y avait pas besoin d’une licence héroïque pour faire usage d’arts martiaux, sauf qu’on ne lui ferait pas croire que l’Alter du géant n’avait rien à voir avec son physique d’armoire à glace. Un être humain normalement constitué n’atteignait que très rarement une telle taille et cela s’accompagnait le plus souvent d’importants problèmes de santé, or le suédois était clairement dans une forme olympique.

Zhihao voulut mettre ces considérations de côté car elles l’empêchaient d’apprécier sa nourriture, mais ce fut le moment que choisit la montagne de muscles pour l’interroger à nouveau sur sa vie professionnelle – non sans avoir d’abord écorché son nom.

« Au moins vous ne m’appelez pas Ni Hao comme certains… vous pouvez toujours dire Chiho si c’est plus simple pour vous, c’est ce que font beaucoup de japonais. »

La digression sur son nom lui permit de gagner du temps pour masquer et juguler une nouvelle attaque de paranoïa complètement irrationnelle. Les chances qu’il sache au sujet de sa visite chez La Forge et qu’il se soit retrouvé au même moment dans le même restaurant qu’elle alors qu’elle l’avait choisi plus ou moins au hasard étaient infinitésimales. Alors oui, un Alter précognitif aurait pu servir à orchestrer une telle rencontre, sauf que de tels pouvoirs étaient extrêmement rares et leurs services très demandés ; ils avaient mieux à faire que de prévoir les déplacements d’une simple auxiliaire de la force publique sans réelle importance.

Il fallait donc qu’elle se calme ; la prudence était une vertu, mais il ne fallait pas abuser des bonnes choses. Il était peu probable qu’elle vive très longtemps en continuant de faire ce métier, mais au cas où elle parviendrait à ne pas se faire tuer, il serait dommage que ce soit le stress qui l’achève, que celui-ci soit dû au surmenage ou à un excès de méfiance. Le colosse n’avait certes pas tout à fait tort, mais c’était probablement un accident. Il était donc temps d’énoncer une autre demi-vérité, en espérant que cela suffise à satisfaire le géant et son imagination débordante.

« Une mission secrète ? D’où sortez-vous ça ? La collaboration entre les services de police chinois et japonais n’a rien de secret, les journaux en ont parlé à notre arrivée. Je ne peux pas parler des enquêtes en cours bien sûr, mais ça c’est normal. De toute façon je suis une technicienne, je m’occupe surtout du matériel. Et non je ne suis pas en service, mon supérieur m’a dit de prendre un jour de congé parce qu’il a peur que je fasse un burnout. Mais assez parlé travail ; et si vous me disiez plutôt ce que vous êtes venu faire au Japon ? Vous devez avoir prévu un séjour de longue durée, si vous cherchez un emploi sur place. »

Chiho c’était facile à retenir et surtout c’était un ensemble de sons que l’appareil vocalique du suédois pouvait produire. En bon agent secret, Chiho savait donc très bien l’aiguiller pour la marche à suivre afin de casser des bouches –bien qu’elle n’était pas exactement au courant de ce dernier point. L’examen en candidat libre était vraiment pas une mauvaise idée, surtout si elle le lui conseillait. Mais bon, Isak avait-il seulement le profil du héro ? Certes, avec un peu de gel et de maquillage il pouvait se faire passer pour All Might mais dans les faits, le bonhomme vivait vraiment plus pour l’adrénaline de la castagne que pour le sauvetage. C’était la première fois qu’on lui parlait de devenir entraîneur par contre… on lui avait toujours dit qu’il n’était absolument pas fait pour autre chose que la baston pure et dure. Et puis, ça avait l’air d’être un paquet de responsabilités.

Par contre, sa nouvelle amie avait un peu tiqué sur sa dernière question apparemment, puisqu’elle activa sa face cachée de moulin à parole. Isak en eut presque un petit mouvement de recul, c’est qu’elle avait l’air féroce quand elle s’y mettait la Chiho !

Il retint un « C’est exactement ce que dirait un agent secret » mais le pensa bien fort, autant de pas pousser sur les nerfs de quelqu’un travaillant pour le gouvernement, sans compter qu’elle l’avait bien aidé.

« Tu sais si tu veux prendre des vacances, la suède c’est sympa ! Il fait un peu plus frais qu’ici mais on n’est pas trop coincés là bas, ma porte t’es ouverte ! »

Seulement dans le cas où sa femme n’avait pas déjà foutu toutes ses affaires dehors et changé les serrures bien évidemment. Il faudrait vraiment qu’il pense à l’appeler tiens…

Isak se pointa du pouce : « Moi je suis venu en vacances ! Enfin je suis en… comment ils appellent ça déjà ? Hmm… ah oui, transition professionnelle » sourit-il en faisant un mouvement de guillemets avec ses doigts. « Chui arrivé y a même pas trois semaines, mais je veux m’installer ici pour quelques temps. »

Il termina son bouillon en buvant directement au bol, la pauvre quantité qui restait au fond avait fini par lui faire pitié et de façon générale, tout était meilleur chaud que froid.

« J’avais besoin d’un changement d’air, reprit-il en s’essuyant la bouche à grands coups de serviette, alors j’ai laissé de côté ma carrière en suède et j’ai pris l’avion y a... ouais deux grosses semaines quoi. J’ai besoin de quelque chose de stimulant, une petite vie tranquille c’est pas pour moi. »

C’était étrange, Isak n’avait pas pour habitude de parler de ses choix et il avait en conséquence du mal à mettre les mots sur les émotions. Il n’aimait pas trop y réfléchir d’ailleurs, ça demandait pas mal de concentration pour un résultat peu convainquant. Mais là en répondant à une simple question de Chiho, les mots lui étaient venus tous seuls, chose dont il n’avait pas l’habitude. C’est dingue, ils sont vraiment doués les agents secrets chinois !

Heureusement pour Isak, deux serveurs arrivèrent, chargés comme des mules par leurs différents mets -soit un plateau de sushi, une douzaine de brochettes, des gyoza, une petite tonne de takoyaki et plus ou moins tout le reste de la carte. Une fois la table entièrement recouverte d’assiettes, le suédois poussa une assiette de curry en direction de la jeune femme et lui versa un très généreux verre de vin.

« Allez régale-toi, les vacances c’est fait pour profiter Chiho ! C’est moi qui invite. »

Puisqu’elle bossait trop, il fallait qu’elle décompresse un maximum. Heureusement pour elle, Isak était un expert en la matière.

« Merci de la recommandation, mais la Suède ça risque de faire un peu loin. Je ne peux pas m’absenter bien longtemps, alors si c’est pour que le trajet engloutisse la moitié de mes vacances... » répondit-elle avec un regret sincère. Effectivement, la Suède avait la réputation d’être un endroit magnifique, et pour ne rien gâcher c’était surtout un pays en paix. Le taux de criminalité y était très bas et les locaux généralement sains d’esprit, à part quelques excentricités inoffensives comme leur amour immodéré de certaines abominations culinaires – sans blague, qui avait bien pu se dire que la meilleure façon de consommer de pauvres poissons innocents était d’en faire du surströmming ? Aucune créature vivante ne méritait ça. Et oui, elle disait ça en étant parfaitement consciente que la cuisine chinoise avait commis son lot de crimes impardonnables.

Elle continua de déguster lentement ses sushis tout en écoutant le colosse lui expliquer plus ou moins que s’il avait traversé près de la moitié de la planète, c’était parce qu’il était en manque d’adrénaline.

« Je ne sais pas si j’emploierais le mot « stimulant » pour parler de la vie dans un pays qui a récemment été la cible d’une attaque terroriste majeure mais chacun ses goûts, je suppose. » fit la chinoise qui, entre cette dernière révélation et les précédentes questions du géant, avait maintenant une assez bonne idée du genre de divertissement qu’il devait rechercher. Elle ne comprendrait jamais les gens comme lui : comment pouvait-on volontairement tourner le dos à une existence paisible uniquement pour s’amuser ? Le faire parce qu’on avait le sens des responsabilités, ça d’accord, il fallait bien que certains se dévouent pour assurer la sécurité des autres, mais le faire pour tromper l’ennui… « Et une grande vie tranquille ça ne vous irait pas, si vous vous sentez à l’étroit dans une petite ? »

Zhihao termina son plateau, et les serveurs refirent leur apparition comme s’ils n’attendaient que ce signal pour leur amener la suite du repas. Et oui, « serveurs » au pluriel, car il était impossible pour un seul homme de transporter la quantité de nourriture qu’avait commandé Isak, même avec les meilleurs talents d’équilibriste. Leur table se retrouva donc bien vite à crouler sous les victuailles, et le géant n’eut pas besoin de se faire prier pour s’y attaquer derechef.

La militaire, elle, se retrouva devant un curry et un verre de vin que le suédois lui avait d’autorité fourrés sous le nez. Il essayait sûrement d’être gentil, mais il aurait quand même pu demander… et maintenant elle avait peur d’être impolie si elle disait quelque chose.

« Sinon, qu’avez-vous fait pendant ces deux grosses semaines ? » reprit-elle en mettant le verre d’alcool de côté. Essayait-il de l'enivrer, maintenant ? « Vous devez avoir eu le temps de voir un paquet de choses, moi c’est la première fois que je fais une pause depuis que je suis ici. »