Truth and Consequence (pv Mei)

Mei était quelqu’un de bien informé. Et un scoop comme ça, ça ne passait pas inaperçu. Oh, bien sûr, les autorités faisaient de leur mieux pour couvrir la situation, mais la mini-paparazzi avait des yeux et des oreilles partout à Musutafu. Enfin, "partout". Autant que possible pour une jeune fille de son âge, plutôt. Et le dernier bruit qui courait était des plus intéressants. Et inquiétant.

On avait trouvé une petite fille dans un temple de Musutafu, qui vivait en autonomie depuis un temps indéterminé. On parlait d’une gamine aussi pâle que la mort… Voilà qui avait attiré l’attention de l’apprentie photographe. La description correspondait d’un peu trop près à Shirayuki la yuki-onna pour que ce ne soit qu’une coïncidence. Aussitôt après avoir appris la nouvelle, Mei s’était rendue dans le temple dans lequel elle avait été face-à-face avec l’apparition. Vide. Plusieurs nuits de suite. Et en journée, elle avait pu y voir les forces de l’ordre s’y affairer.

Ses photos exclusives du premier fantôme authentique du Japon venaient probablement de perdre toute leur valeur. Mais de nouvelles problématiques émergeaient. La jeune fille mourait de curiosité, désormais. Et elle était vaguement inquiète. Si c’était une petite fille comme les autres, et pas un fantôme… C’est qu’elle avait été abandonnée ? Dans un temple ? La pensée évoquait à Mei les circonstances de sa propre adoption.

Elle devait tirer ça au clair. Une semaine d’investigation légère plus tard, elle avait un semblant de réponses. L’hôpital central d’Hosu. Elle improviserait une fois là-bas pour trouver le numéro de la chambre.

Quelques jours plus tard, dans le hall, elle comprit que la tâche ne serait pas simple. Il y avait là une poignée de journalistes qui piétinaient. De temps à autre, l’un d’eux allait s’entretenir avec un agent de police ou un employé de l’hôpital, avant de se faire poliment rejeter. Il n’y avait aucun doute : eux aussi étaient là pour le démon du froid.

Mei comprit rapidement qu’elle allait devoir ruser. Et pour ça, elle devait se démarquer de la masse grouillante. Elle fit demi-tour et quitta les lieux sans avoir adressé la parole à qui que ce soit. La photographe devait se débarrasser d’une extension d’elle-même : son appareil photo. Le mastodonte qu’elle avait autour du cou la fichait directement comme une fana du scoop en quête de sensations et de bonnes images. Ce qui, certes, était vrai 99% du temps. Mais aujourd’hui, elle comptait surtout pouvoir s’assurer que tout allait bien pour Shirayuki.

Elle glissa son bien le plus précieux dans un casier de consigne automatique, à quelques rues de l’hôpital. Un frisson d’angoisse la parcourut à l’idée de s’en éloigner autant, pour la première fois depuis bien longtemps. Même lorsqu’elle ne parvenait pas à sécher les cours, le précieux objectif était simplement à l’autre bout du lycée, dans l’internat. Dernière préparation mentale, puis retour à l’hôpital.

"Excusez-moi… Je viens rendre visite à mon amie dans la chambre 305."

Elle avait entendu les journalistes mentionner le numéro de la chambre.

"Ah, oui, c’est que… La situation est un peu particulière et..."

Le réceptionniste lança un regard à un agent de police, adossé au comptoir. Celui-ci toisa la jeune fille des pieds à la tête avant d’adresser un signe au réceptionniste.

"C’est bon, c’est bon. Suis-moi, petite."

Victoire. Mei remercia l’agent et commença à le suivre, tout en faisant un effort surhumain pour ne pas adresser un pied-de-nez aux journalistes frustrés qui erraient dans le hall. Plusieurs fois, au long du trajet, Mei sentit que l’agent se retenait de la questionner sur son rapport à Shirayuki. Probablement n’avait-il pas l’autorité nécessaire pour ça. Il se contenta de livrer des consignes par rapport à l’état de la patiente. Ne pas ouvrir les fenêtres, ne pas la toucher…

Ils finirent par arriver devant la porte. Le policier toqua, Mei lui adressa un signe de tête en guise de remerciement, et elle entra.

"Bonjour Shirayuki ! Vous…"

Elle était un peu gênée d’avoir parlé aussi fort. L’ambiance de la chambre était des plus glaciales. Au sens propre comme au sens figuré. On aurait pu croire être dans une morgue (ou du moins l’idée que Mei se faisait d’une morgue). Elle ne savait pas vraiment quoi faire de son corps. Elle tendit, un peu penaude, un paquet de sucreries à la "yokai". Sa voix baissa d’un ton.

"J’ai apporté des bonbons."

Mei n’avait aucune idée de ce que Shirayuki avait le droit ou non de manger… Mais elle ne pouvait pas se résoudre à venir les mains vides. Elle vint se placer à côté du lit d’hôpital, retenant tant bien que mal ses frissons. La yokai perdait de sa superbe, loin de la lumière de la lune, hors de sa tenue traditionnelle. En la voyant ainsi, Mei se demandait franchement comment elle avait pu croire avoir affaire à un fantôme authentique.

Mei écouta sagement l’histoire de Shirayuki. Ou plutôt, comme elle l’apprit, de Setsuka. Il était rare pour la jeune fille de rester silencieuse pendant si longtemps, mais si elle se taisait, c’était surtout parce qu’elle avait, au fond, un peu peur de geler de l’intérieur si elle ouvrait la bouche.

Et puis, elle n’avait pas grand-chose à dire, en réalité. C’était une histoire assez dingue. Un choc émotionnel et physique la faisait vivre en plein délire depuis… Au moins plusieurs mois, sans doute plus. C’était déjà un petit miracle qu’elle ait survécu seule tout ce temps en pensant être un fantôme, qu’est-ce qu’elle allait faire, maintenant ?

Quand le faux fantôme lui indiqua la position d’une couverture, Mei ne se fit pas prier et bondit presque vers le meuble avant de s’envelopper de deux couvertures et de revenir à sa place. Les plaids étaient frais, mais ne tarderaient pas à se réchauffer et à faire disparaître sa chair de poule, à mesure qu’elle se frottait les bras. Elle ne pouvait rien faire pour son nez qu’elle sentait rougir petit à petit, mais c’était déjà bien. La jeune photographe était désormais assez à l’aise pour parler.

"T’as pas à t’excuser Shira… Setsuka. J’préfère savoir que t’es en bonne santé ici que d’avoir des photos d’spectre."

Elle était moins révérencieuse et polie que lorsqu’elle l’avait vue au temple. Plus familière, mais paradoxalement, savoir qu’elle était face à une vraie jeune fille et non pas un fantôme la rendait moins naturelle, et son accent restait relativement dissimulé. Elle réalisait, petit à petit, à quel point la demoiselle de glace devait être jeune. Shirayuki avait perdu de son mystique, mais ce n’était pas pour déplaire à Mei.

"Du coup, c’quoi qu’est prévu ? Tu vas retourner chez tes parents ? J’imagine que l’hosto va pas te laisser sortir tant que t’auras pas appris à contrôler ton Alter ?"

Mei espérait de tout cœur que les parents de Setsuka étaient en bonne santé. Et qu’il s’agissait d’individus plus sympathiques que sa propre famille adoptive. Quoiqu’elle avait du mal à imaginer pire qu’une vie recluse dans un temple abandonné.

Et puis, elle n’avait pas envie de perdre contact avec la petite pseudo-apparition. Quitte à perdre un fantastique sujet de photographie, elle aurait aimé ne pas perdre en plus une amie potentielle.

La photographe poussa un petit soupir de soulagement qui devint un volute blanc, lorsqu’elle entendit que les parents de la fausse démone étaient encore en vie et voulaient d’elle. Ils devaient avoir été morts d’inquiétude, pendant tout ce temps. Et quel temps ! Deux ans à vivre seule dans un temple, sans souvenirs, ça ne se réglait pas en une après-midi de thérapie. C’était même un exploit que, si jeune, elle ait tenu tout ce temps, à vrai dire.

Mentalement, bien sûr, et physiquement, comme Shirayuki le dit elle-même. C’était vrai qu’elle faisait plus jeune que son âge réel. Et malgré tout, son vocabulaire si châtié venait apporter ce décalage si particulier. Entre ça et sa pâleur fantomatique, Mei n’avait aucun mal à imaginer que d’autres qu’elle avaient cru à un spectre.

Les yeux de la lycéenne s’écarquillèrent lorsque vint la mention du "crime" passé de Shirayuki. Elle n’était pas psychologue, mais même elle pouvait comprendre que ce trauma expliquait beaucoup de choses. Ses lèvres s’ouvrirent puis se fermèrent à plusieurs reprises, en silence, jusqu’à ce qu’elle ose prendre la parole. Son accent était de sortie, signe qu’elle ne réfléchissait pas vraiment à ce qu’elle disait.

"Nan. T’es… T’es vraiment pas ung monstre. T’es just’ une nine qu’a… Qu’a eu des soucis."

Le regard de Mei se fit triste, compatissant. Elle était bien loin de sa zone de confort. C’était comme quand elle avait parlé à Natalya Rasperezapis. Mais elle savait qu’il lui suffisait d’être honnête pour que les choses n’empirent pas.

"T’sais p’t’être pas, heing, parce que t’étais dans ton cabanon tout c’temps et qu’t’as perdu la mémouare, mais vraimengt c’malheureusemengt pas rare, ce genre d’histoires. Des Alters qui s’éveillent ou sont mal gérés et qui tournent au drame… Ouais, ça arrive, et c’est vraimengt les boules… Mais ça fait pas d’toi un monstre, S."

Elle affichait désormais un sourire franc. Cette petite n'avait pas vraiment eu d'occasions de se détendre, au cours de sa vie, autant ne pas rester trop longtemps sur les sujets sinistres.

"Ça va prend’ du temps, mais tu va voir, té, l’monde hors du temple c’est vraiment chouette. S’tu veux j’temménerai prend’ un burger ou j’sais pas quoi, ça va t’rend’ dingue."

Des promesses pour l'avenir, c'était tout ce qu'elle pouvait faire, désormais. Mei se pencha légèrement en avant. Elle avait envie d’enlacer la petite… Mais savait que ce n’était pas une bonne idée, pour elle comme pour Setsuka.

"Est-ce que… Est-ce que j’peux faire quequ’chose ? Pour te r’monter l’moral, ou juste pour t’aider avec tout c’bataclan ?"

Prendre des photos intéressantes, lui apporter des choses, poser des questions à sa place… Mei se sentait développer un instinct de protection fort, à l’égard de cette petite. Après tout, c’était pour aider de gens comme elle qu’elle avait choisi de faire son métier.

Être là pour accueillir ses parents ? Voilà qui était une grande responsabilité. Mei ne savait pas trop quoi faire en cas de panique et d’affolement de l’Alter de la pseudo-yokai, mais elle était d’avis qu’il fallait toujours écouter l’opinion des principaux concernés dans ce genre de situations. Si elle voulait qu’elle assiste aux retrouvailles, alors elle le ferait. Au diable le lycée, de toute façon elle séchait déjà les cours en étant là aujourd’hui. Elle hocha la tête, sans la moindre hésitation.

"Oh, beng pour sûr. Dans troua jours, c’est ça ? C’est noté. Pis j’pense que ça va faire plaisir à tes parents aussi, d’voir que… Enfing, voilà."

Ce que Mei cherchait à dire, c’était que malgré ses circonstances plus que défavorables et même carrément étranges, Shirayuki avait réussi à créer des liens. Maigre consolation, mais peut-être que ces deux années n’étaient pas totalement perdues. La jeune photographe était toutefois bien incapable d’exprimer cette idée clairement, et préféra donc s’abstenir.

Elle s’enfonça de nouveau dans la chaise, remettant en place la couverture dans laquelle elle s’était blottie. Ce froid… Est-ce qu’aujourd’hui, il n’y avait pas des moyens de le contrôler ? Mei avait en tête les publicités pour Detnerat qui passaient en boucle à la télévision en ce moment. Il devait bien y avoir, quelque part, des ingénieurs capables d’atténuer un peu ces contrecoups jusqu’à les rendre supportables, non ? Peut-être même permettre le contact humain…

Mei n’allait pas en parler à Setsuka, toutefois. Elle manquait d’informations sur son Alter, et sur ce qui était possible de faire pour sa situation. Donner des faux espoirs à la petite aurait été la pire chose à faire.

Elle regrettait de ne pas avoir pris son appareil photo, finalement. Elle aurait pu en montrer quelques-unes à la fillette. En tournant la tête, Mei crut apercevoir, l’espace d’un instant, un médecin jeter un coup d’œil à travers la vitre de la porte. Elle se leva de sa chaise.

"Je vais d'voir filer, mais t’en fais pas, je revieng dès deumain. J'ai donné mon numéro d'bigophone aux toubibs, au cas où t’as envie de parler de quelqueuh chose. Te libérer ung peu, tout ça."

Bien sûr, elle aurait préféré rester plus longtemps, mais elle ne voulait surtout pas être un poids pour les médecins. Même quelqu’un comme elle pouvait comprendre qu’à force, elle gênerait. Alors autant rassurer Setsuka avant de partir.

Mei adressa à la fausse yokai un sourire plein de sincérité et d'affection, toutes dents dehors, accompagné d'un pouce levé.

"À la prochaine, S !"