Karaté Tiger [David]

Pas d’alcool pour le jeune coincé. Prévisible, Noah espérait même ce résultat. Comme ça quand dans plusieurs mois après de nombreuses séances de sport je reposerai la question et qu’il acceptera parce qu’il me fait désormais confiance, je pourrais avoir un flash-back sympa de ce moment-là. Noah aimait bien mettre en place des flash-backs. C’était un moyen agréable de retenir des instants-clés de sa vie et lorsqu’ils lui étaient utiles, c’était vraiment très agréable. Et le gosse était assez aimable pour utiliser le terme "refaire". Il avait donc un casier judiciaire ? C’était presque trop facile, on aurait cru qu’il fournissait des infos délibérément. L’inspecteur avait hâte de pouvoir fouiller l’ordi du poste.

En tout cas il n’avait visiblement pas envie de trop se confier sur son avenir. Il avait visiblement été traumatisé par la surface. Probablement quelque chose à voir avec ses cicatrices. Mais ce qu’il disait sur les égoutiers l’intéressait au plus haut point. Ce gosse… Il pourrait être un allié précieux.

L’inspecteur aspira une quantité indécente de nouilles mêlées à des feuilles de laitue, balança d’un coup de baguette deux crevettes au fond de sa bouche et prit une gorgée d’Orangina, le tout en moins de six secondes. Il déglutit et s’adressa à David.

"Tu sais y’a moyen de mettre ce genre de relations avec des gars sûrs à profit."

Il relança une crevette dans son gosier et reprit, réalisant que ce genre de phrases pouvait prêter à confusion.

"Rien d’illégal, attention, que je te prenne pas à traficoter dans des coins louches. Non, tout l’inverse en fait. T’es pote avec des gars du monde souterrain au sens propre comme au figuré, t’es pas la moitié d’un abruti, tu te démerdes pas mal en baston, tu vas t’améliorer en plus..."

Clac, clac, clac ! 3 crevettes et plusieurs nouilles se retrouvèrent coincées entre ses baguettes. En un éclair, il engloutit le tout.

"Si t’avais un alter j’pense que tu l’aurais utilisé pour pas te faire démonter la tête, donc j’imagine que t’en as pas, ou alors c’est le genre de trucs qui permet d’annuler l’odeur des pieds."

Trois gorgées d’Orangina, une laitue.

"Franchement, tu pourrais mettre tes p’tits bras au profit de notre glorieux pays."

Une lampée de nouilles, deux crevettes.

"T’es mineur donc tu peux demander l’effacement d’une partie de ton casier si tu te tiens à carreau..."

Orangina.

"… Et de toute façon ils consultent pas l’intégralité du casier. Donc si t’arrives à t’inscrire à la formation..."

Nouilles.

"C’est gagné."

Il pointa David du bout de ses baguettes.

"On aurait besoin de gens comme toi au poste. Tac ! Bureau des renseignements, de l’investigation… Si vraiment tu gères les examens, je pourrais même te soutenir auprès des gros bonnets."

Laitue.

"J’ai un peu de grade tu sais."

C’était autant une proposition réelle qu’une poursuite de son processus d’enquête. Il avait fait le mariole avec sa nourriture dans l’optique de relâcher l’attention de David, mais restait très attentif à ses réactions. Dans le pire des cas… Sa proposition était rejetée. Dans le meilleur des cas, il gagnait enfin le partenaire d’enquête dont il avait toujours rêvé.

C'est un flic. Plus la nouvelle me tourne dans le crâne, plus j'ai du mal à y croire. Ce type qui pue l'illégal, la saleté et le manque de la retenue la plus élémentaire est un agent du gouvernement Japonais. C'est vraiment incroyable mais ça expliquerait son arme à feu, sa maitrise du combat et son habitude de poser des questions aussi stupides que mal placées. Si c'est un piège je suis tombé dedans les pieds en avant. Mais non, c'est juste impossible. On ne monte pas un piège de cette manière, surtout vis à vis du Maraudeur. C'est une coïncidence, une coïncidence ridicule mais une coïncidence tout de même. Je viens de lui balancer une petite bombe sur les égoutiers du coin et il en profite pour pêcher l'indic. Il se sert de moi tout en vérifiant que je suis bien inoffensif. Malin, trop malin. Il va falloir que je fasse attention à mes arrières mais... c'est une occasion unique. Si je sert d'indicateur à cet inspecteur maboul, je peux en apprendre beaucoup sur les flics du coin. Quoi de mieux pour un chasseur dans mon genre que de bien connaitre sa concurrence ? Et quoi de mieux pour le petit David Ikeda que d'avoir un adulte de confiance qui n'est pas juste un faux nom de tuteur sur un faux papier officiel ?

"Je ne suis pas fait pour être flic, mon estomac n'est pas fait pour mater des cadavres à longueur de journée. Quand à mon glorieux pays... Disons que nettoyer sa crotte pour un bon salaire me suffit, je n'ai pas envie de lui céder des bouts de ma santé mentale."

Noah Kyanseru, flic bien trop particulier pour être inconnu de la presse, mange à une vitesse qui le rapproche du glouton. Les effets secondaires de la cantine du commissariat peut être ? Ou juste un autre qui souligne parfaitement le coté décalé du personnage ? Plus je le regarde, plus je me demande si je n'ai pas lâché une terrible malédiction sur ma petite existence de tueur en série. Si ne fait pas attention à mes moindres faits et gestes en sa présence je risque fort de me retrouver au fond d'une prison spécialement faites pour les prédateurs dans mon genre, et il est hors de question que je me laisse lentement mourir dans un enfer de béton. D'un autre coté, je ne suis pas sur qu'il soit capable de faire le lien. Je ne connait pas la réputation de ce pauvre type, mais les flics n'ont rien sur moi. Ils doivent présumer que je suis quelqu'un de beaucoup plus âgé et perdre un sacré bout de temps à me chercher dans les Alters recensés. Malheureusement pour eux, il semblera que ma petite asile est décidé qu'il ne valait mieux pas laisser savoir que j'étais hors de leur murs. Remonter jusqu'à moi est compliqué, et j'imagine mal ce cliché vivant du trentenaire un peu crado me coincer sur le sujet entre deux bols de nouilles.

"Apprendre à me démerder tout seul c'est déjà un monde, alors devenir flic... Je ne peux pas me permettre de tenter ce genre de truc maintenant. Je ne serai sans doute pas égoutier toute ma vie, mais plus je suis éloigné de la Loi mieux c'est. L'idéal lorsque quelqu'un comme moi veut vivre tranquillement, c'est de ne faire trop de vagues. Je suis plus taillé pour être fermier que pour être agent de police."

Noah fit une moue déçue alors qu’il écoutait le jeune David refuser poliment son offre. Pure comédie, bien sûr, il s’y attendait. Il sirota son Orangina tout en écoutant l’adolescent lui expliquer qu’il était trop faible, trop incompétent… En clair, qu’il n’était pas à la hauteur de la proposition. Ce que relevait Noah, c’était surtout la vision très négative qu’avait Ikeda des forces de l’ordre et de leurs conditions de travail. Des cadavres à longueur de journée, la santé mentale qui cède… Des démêlés passés avec la police ? Un naïf manque d’informations ? L’inspecteur n’avait pas mentionné le travail dans l’investigation, mais avait suggéré celui dans le renseignement…

Quoi qu’il en soit, en dépit de ce refus assez catégorique et de cette réticence globale à interagir, Noah se prenait d’affection pour David. Il n’avait pas l’air excessivement malin, mais il était assurément sympathique, quoique évidemment marqué par des expériences de vie désagréables. Il lui faisait l’effet d’un vieux jouet cassé ou d’un ourson en peluche déchiré. L’Orangina était à sec lorsque le jeune garçon finit d’affirmer son refus. L’inspecteur poussa un petit soupir tout en repoussant sur le comptoir son bol vide.

"Bwarf. Dommage ! J’aurais essayé. Je n’insiste pas mais..."

Il fouilla dans la proche de son imperméable et en sortit un stylo à bille noir mâchonné et un ticket de caisse froissé (un Blu-ray de Rambo 5, un sachet de nouilles au bœuf, des sparadraps et une boîte de préservatifs). Il griffonna une série de chiffres sur le papier et tendit ce dernier à David.

"V’là mon numéro. Si tu changes d’avis ou que t’as besoin d’aide pour quoi que ce soit, appelle-moi."

Un sourire béat apparut sur le visage de l’inspecteur.

"Mais bien sûr de toute façon je m’attends à te voir la semaine prochaine à la même heure pour l’entraînement avec le vieux Bunta."

Le numéro d'un flic. Voilà quelque chose de précieux pour quelqu'un comme moi. On ne sait jamais comment ce genre de chose nous servira dans le futur, mais les avoir à disposition n'est jamais mauvais signe. Qui sait, j'arriverais peut être à me servir de cet inspecteur en carton pour m'aider avec mes proies. Il me suffirait d'établir une relation donnant donnant, une information contre une autre... L'idée est tentante, mais elle me demandera du temps et de la confiance. Les policiers ne balancent pas leur infos à n'importe qui, et pour l'instant je ne suis qu'un adolescent tout simple. Peut être que si je lui donne un coup de main je pourrai amener la discussion sur ce genre de terrain ?

"Je vous appelle si jamais je vois quelque chose de suspect. Je vous remercie pour l'avance avec le prof, je ne pense pas qu'il aurait accepté de me recevoir sans vous."

Nous terminons nos nouilles aussi vite que possible. La soirée commence à montrer le bout de son nez et nous avons tout les deux des choses à faire. Lui doit traquer des criminels, moi je dois retourner vers ma base. J'ai un cadavre à découper, des réserves à faire, et un mercenaire allemand à tracer. Quelque chose me dit que la situation Snicket est loin d'être derrière moi. Ce n'est sans pas un hasard si le karma me fait croiser un flic aujourd'hui. Je suis rentré dans un monde un peu plus violent que le précédent, et j'y ai recroisé des choses que je préférerai oublier. Peut être qu'utiliser la police serait une issue, mais il va falloir faire attention. Les policiers ne sont pas du petit gibier, ce sont des chasseurs expérimentés.

Il va falloir que je me souvienne de ce que c'est que d'être une proie.