Vidéoconférence [PV Melody]

Globalement, j'ai payé plutôt cher cette petite incursion hâtive dans l'antre temporaire de Monroe. Certes, Melody était libre et vivante, contrairement à un des hommes de Ludwig, plus un qui a eu la mâchoire détruite définitivement. Mais j'ai passé une journée dans un demi-coma le temps que les anti-douleurs et les perfusions fassent effet, une de plus à halluciner et baver sur mon téléphone pendant que je peinait à reporter un rendez-vous, et une troisième – enfin lucide – à me mettre à jour sur les retombées de nos exploits. Melody était à l'hôpital, sous surveillance policière lourde. La vie reprenait son cours, en somme, à ceci-près que la petite serait plus difficile à approcher. Mais fort heureusement, aucun policier n'est plus futé que moi. C'est biologiquement impossible, à moins qu'il ait un alter approprié. Et de toute façon, même une sécurité aussi épaisse était facile à contourner pour peu qu'on soit créatif. Et je suis très créative, vous n'avez pas idée. Vous savez que j'ai exposé ? Quelques toiles, seulement, mais c'est déjà excellent. On en reparlera.

La gamine, pour l'instant. Comme je disais, ça n'a pas été difficile. J'avais déjà tout le matériel nécessaire, quand à trouver la main d’œuvre… Hawk a repéré pour moi une infirmière, le vendredi soir, qui rentrait directement chez elle, fatiguée, avec en poche un salaire insuffisant pour sa peine, pour aller s'occuper d'un marmot. Une pauvre femme qui méritait plus qu'amplement une contribution à l'amélioration de son quotidien, contre un menu service. Un pot de vin, en somme, accompagné de la certitude que je serais bien moins généreuse si elle refusait mon aide. D'autant que je n'avais rien de bien compliqué à lui demander, juste glisser un téléphone sous un oreiller. Le personnel médical était fouillé par la police mais pas à chaque aller et venue dans la chambre de la gamine, et introduire un appareil étranger parfaitement reconnaissable comme un portable ne serait pas difficile. On lui a même donné quelques conseils sur comment faire, en plus de l'argent. Et je tiens à préciser, avant que vous ne cherchiez à déformer mes propos : elle a fait ce que je demandais, elle a donc eu sa prime et n'a plus jamais croisé ma route. Pour autant que je saches, elle a continué d'élever son gosse et ils vécurent heureux ever after.

Moi pendant ce temps-là ? Oh, j'avais des préparatifs à faire ! Mes jambes n'avaient toujours pas la force de me porter, pas sans risquer de rouvrir mes plaies, et chaque mouvement de mon bras droit était terriblement douloureux, mais il en faut plus pour m'arrêter. Ca a certes été un peu compliqué pour me changer, et a considérablement ralenti le maquillage, mais en début d'après-midi j'étais Lady Moriarty, en pleine forme et prête à revenir sur le devant de la scène. Le tout assise à un de mes bureaux, avec un rideau dans le dos pour cacher tout signe distinctif de la planque que j'utilisais, et une caméra sur trépied face à moi connectée au téléphone. Dans ma position, je pourrais voir à travers la caméra et renvoyée mon image de femme d'affaire professionnelle. Être installée ainsi me permettait de cacher mes jambes, et de ne pas avoir à me tenir debout, mais ce n'était qu'un hasard. Et hop, appel vidéo en cours.

Biiip, biiip, biiip, moi qui espérait qu'elle répondrait vite sous le coup de la surprise, j'ai plutôt dû attendre en trépignant qu'elle se décide. Et comme je ne suis pas quelqu'un de très patiente, et qu'en plus chaque mouvement risquait de rouvrir l'une ou l'autre blessure si je n'y prêtais pas attention, l'attente n'a pas été agréable. Mais enfin, c'était un maigre prix à payer, et j'ai été récompensée quand l'image est enfin apparue à l'écran. La petite avait l'air d'aller bien. Pas de teint cireux ou de cernes, pas d'yeux rouges ou de cheveux filasses, elle semblait en bonne santé si on oublie qu'elle était à l'hôpital. Rien de surprenant en même temps, elle était blessée mais pas spécialement malade, et ses blessures n'étaient pas vraiment concentrée sur le visage, mais au moins il n'y avait pas non plus de signe de douleur ou de traitement trop lourd. Rien à voir avec la loque à peine humaine qui avait été sortie de l'immeuble. C'est donc avec un sourire franc que j'ai pu ouvrir cette discussion. Et nous en avions, des choses à nous dire, exactement comme Melody a signé. C'était juste surprenant que cette remarque vienne d'elle. Elle n'était, après tout, pas consciente de mon intervention dans l'immeuble. Ni de ce qui s'y était passé de façon générale. Un de ses petits camarades aurait pu l'informer, direz-vous, mais cela semblait très hautement improbable. Qu'elle reçoive une visite en privé, sans quelqu'un pour surveiller, entendre, et comprendre que des lycéens s'étaient mêlés de ce qui ne les regardait pas, alors même qu'elle avait été enlevée et torturée, je doute qu'un seul policier censé soit capable d'autoriser pareille folie.

"Beaucoup, oui, à commencer par la plus importante de toute. Le reste peut attendre, mais tu dois d'abord savoir que je suis désolée."

Ma blessure à l'épaule me forçait à signer lentement, ce qui donnait sans doute un effet très dramatique à tout ce petit discours, ce qui n'était pas pour me déplaire. J'aime me donner en spectacle, vous l'aurez compris, et même si la tension et le suspens étaient plutôt involontaires cette fois, ils étaient en accord avec la gravité de ce que j'exprimais. Je ne m'excuse pas souvent, ne regrette pas grand-chose, et ne ressasse jamais, en tout cas en apparence, ça n'irait pas avec cette image de confiance infinie et de contrôle absolu que je veux renvoyer en tant que Lady Moriarty. Les faiblesses sont bonnes pour Ryou Hanazawa la petite femme d'affaire sans prétention, pour ma vie personnelle en somme, mais cette histoire-là devenait très personnelle justement.

"Quand je m'engages sur un contrat, je promet à mes clients qu'ils ne seront pas impliqués. Qu'ils sont en sécurité. Et je t'ai fait la même promesse, celle de te protéger et qu'il ne t'arriverait rien. Mais je n'ai pas pu la tenir, j'ai été arrogante et négligente, ce qui a permit à Monroe et ses hommes de t'approcher et te capturer. C'est donc ma faute, au moins en partie, si tu es dans cette situation, et que tu ait été sauvée n'y change rien."

j'avais répété cette partie du discours à l'avance, parce que j'avais le temps d'une part, j'ai toujours le temps, mais aussi parce que ce que j'avais à exprimer était si peu naturel que je voulais être certaine de ne pas me tromper. De ne pas trébucher sur les mots ou faire de contresens. Pas que ça m'arrive habituellement, jamais en fait, mais la prudence ne fait jamais de mal. Pour la suite, en revanche, j'étais en roue libre, en partie parce que je n'avais pas encore arrêté mon choix.

"Normalement, après une erreur aussi grossière de ma part, et une si flagrante rupture de contrat, je te proposerais de mettre fin à notre association ici. Nul paiement requis de la part du client, et promesse de ma part d'éliminer toute trace de son implication. Mais tu as déjà payé ta part, et je n'ai aucune envie d'arrêter ici. Si tu décidais que tu es déçue de mes services et que tu veux mettre fin à notre collaboration, je comprendrais. Mais dans le cas contraire, je ne peux que te promettre de ne pas répéter cette erreur. Je ne sous-estimerais plus notre adversaire, je ne te quitterais plus des yeux, et ensemble nous leur rendront la monnaie de leur pièce."

Portée par l'excitation, j'ai lentement accéléré mes signes jusqu'à effectivement tirer sur mon épaule et m'arracher un pic de douleur. Rien d'assez fort pour perturber le masque impassible de mon visage, mais assez tout de même pour me forcer à marquer une pause avant de reprendre.

"Le choix t'appartient."

Une de ses remarques me fit exploser de rire, c'est tout juste si je suis arrivée à me retenir jusqu'à ce qu'elle finisse pour ne pas l'interrompre. Enfin j'aurais pu l'interrompre mais c'était rare de la voir si loquace, si l'on peut dire ainsi de quelqu'un qui le parle pas. Comme si elle avait pris un coup sur la tête qui avait changé sa personnalité, ou quelque chose de ce goût-là. En tout cas ça méritait d'être respecté, qu'elle qu'en soit la raison, et je l'ait donc laissée finir en paix avant de me plier en deux, avachie sur mon bureau, riant aux éclats. Les secousses qui ont suivi ont même failli rouvrir le trou dans mon épaule, et il a fallu cette pointe de douleur pour m'aider à reprendre le contrôle de moi-même.

"C'est toi qui l'a refusé, ce Grand Final*, si je me souviens bien ! En tout cas j'ai changé mes plans, depuis ! Plus question d'apothéose glorieuse, je compte bien trouver le moyen de rester jeune et redoutable éternellement et de survivre à chacun des héros qui se mettra en tête de me courir après, toi compris ! Sauf si l'éternité te tente, bien sûr, tu savais que les serpents étaient un symbole d'immortalité ? Les mésopotamiens pensaient qu'ils renaissaient à chaque mue, et survivaient ainsi à tout, même au temps."

Une petite anecdote dont elle se fichait sans doute pas mal, mais dont je ne pouvais que noter l'ironie. Enfin je l'avais notée bien avant, la première fois que j'avais rencontré Ludwig, et que j'avais ricanée toute seule comme une idiote à l'idée d'un serpent qui travaillait à aider à prolonger la vie. Puis j'ai rapidement appris pour la drogue et la blague est tombée à l'eau. Dommage pourtant, j'en avais tout un stock de serpents immortels. L'Ouroboros, l'Hydre de Lernes, et j'en passe encore beaucoup. Enfin, pas sûr que ça aurait fait rire qui que ce soit d'autre que moi, de toute façon. Et si vous vous demandez, évidemment que non, je n'en ai jamais eu quoi que ce soit à faire de la vie éternelle. Sérieusement, qui a jamais pensé que c'était une bonne idée ? Une vie sans fin n'a pas non plus d'intérêt, en tout cas plus après un moment. Ça c'était plus une boutade pour le style, parce que j'avais une image à défendre.

"Et ce n'est pas une défaite, simplement un échec. Commettre une erreur ne signifie pas toujours la fin, et dans ce cas, c'est loin de l'être. Reconnaître ses torts est essentiel si l'on espère s'améliorer, et j'ai bien l'intention de devenir la meilleure, si je ne la suis pas déjà.

Mais tu as raison, ce sujet étant écarté et clos, nous pouvons nous préoccuper de la suite. J'ai effectivement quelques plans – non, je n'en avais aucun à part demander à Hawk de suivre la petite comme son ombre, que je ne la perde effectivement plus jamais de vue. Enfin pas moi, Hawk, mais il me fera des rapports donc ça sera du pareil au même – et quelques pistes à étudier plus en profondeur – un peu plus vrai, déjà, il me restait des documents récupérés dans l'immeuble que je n'avais pas encore épluchés et ce que j'avais vu en sauvant Melody avait ouvert quelques autres possibilités – donc nous sommes tout sauf au point mort. Avant d'avancer, cependant, je voudrais que tu me racontes ce qui s'est passé, dans cet immeuble. Comment tu as été amenée, ce qui qui t'a été dit et infligé sur place, ce que tu as vu et entendu, absolument tout."

Ça semble bête à dire, mais dans la situation où nous étions, son inévitable entretien avec son frère et son "acolyte" marmoréen semblait encore la meilleure solution pour comprendre rapidement ce qui agitait le cerveau du clan Snicket en cet instant, et ce qui avait causé toute cette catastrophe.

Malheureusement, la petite n'avait rien à m'apprendre d'utile. Enfin si, une chose, qu'elle ne réalisait pas elle-même sans doute si l'on considère la façon complètement désinvolte dont elle avait lâché cette bombe. Monroe suivait donc toujours son père, et le dit père avait beau être un enfoiré d'une rare proportion, il n'était pas non plus un gourou capable de guider et inspirer après sa mort. En résumé, Ludwig était bien vivant, et mon occasion de résoudre ce problème n'était pas passée. Pas question cependant de célébrer cette opportunité retrouvée, d'une part parce que la survie d'un salaud de son calibre signifie aussi qu'il allait causer encore plus d'ennuis tant qu'il ne serait pas éliminé pour de vrai et pour de bon, et d'autre part parce que la nouvelle était perdue dans un récit hachuré, lent et à peine cohérent. Melody était perturbée, sous le choc, et la forcer à se remémorer ainsi ce qui avait, très littéralement, été de la torture, n'était sans doute pas la meilleure chose à faire pour son équilibre psychique. J'aurais pu m'en douter à l'avance, direz-vous, et vous auriez raison, je l'avais effectivement vu venir. Mais d'une part j'espérais que la gamine serait assez solide pour ne pas nous faire perdre du temps avec ses traumatismes, ce qui était apparemment trop lui demander, et d'autre part… non, c'était surtout pour gagner du temps. Mais ce n'était visiblement pas une option, encore moins si je ne voulais pas me l'aliéner pour toujours. Ce dont je n'avais pas envie, tout l'inverse même.

La situation était donc complexe, plus que je l'aurais souhaité, et la gamine n'a pas aidé à la simplifier. Il n'était franchement pas difficile d'imaginer au moins une partie de ce qu'elle avait entendu pendant qu'elle était prisonnière de son frère, seule et sans défense dans ce vieil immeuble déprimant. Ce qui prouvait aussi qu'elle ne m'avait clairement pas dit tout ce qu'elle avait pu apprendre, se contentant d'un résumé rapide des événements là où j'aurais préféré des détails intrigants et des anecdotes croustillantes. Le moment était cependant mal choisi pour le lui faire remarquer ou tenter de creuser les profondeurs de sa mémoire. Elle avait besoin qu'on la soutienne, pas qu'on sape les fondations fragilisées de sa conscience. Ce qui était pourtant précisément ce qu'elle me demandait de faire, et elle s'en doutait. Le doute, cependant, l'incertitude et l'imagination débridée d'une pauvre ère poussée un peu plus près de la limite à chaque nouvelle réunion de famille étaient pires que toutes les réalités et savoir ne pouvait être pire que supposer. Elle méritait la vérité, entière mais pas forcément crue, même si l'approche directe me semblait étonnamment la plus adaptée à ce cas précis. Aussi surprenant que cette nouvelle puisse être pour vous, je ne me suis jamais intéressée à la psychologie et ne pouvais que faire de mon mieux, dans ce genre de cas. Alors je me suis accordée le temps de la réflexion. Un bon moment, que même elle dut sentir passer, heureusement pas au point de l'impatience ou de l'ennui je crois. Puis j'ai recommencé à signer.

"La veille de ta capture, une tentative d'évasion a eu lieu dans le complexe pénitentiaire où était détenue ta mère. Celle-ci a échoué mais l'usage d'explosifs et d'alters a rendu instable et dangereux une partie du bâtiment. En conséquence, il a été décidé de temporairement transférer cinquante des détenues dans d'autres prisons des environs, le temps d'effectuer les réparations nécessaires. Le tout s'est déroulé selon le protocole mais l'urgence de la situation, et la grande quantité de personnes impliquées, a empêché les autorités de correctement prévenir les familles, toi comprise. Quatre héros ont participé à l'opération, un pour chacun des véhicules de transport, et donc un par destination. Un des véhicules a fait une embardée lors du passage d'un col dans les montagnes proches, attribuée par l'enquête qui a suivi à une défaillance technique, elle-même due à un mauvais entretient matériel. Le fourgon a donc dévié de sa trajectoire alors qu'il circulait à environ soixante-dix kilomètres-heure, défonçant sans difficulté la rambarde ancienne et jamais rénovée, avant de basculer sur cent-vingt-sept mètres. L'impact au sol a tué sur le coup les dix-sept prisonnières transférées, le chauffeur, les trois officiers de police et le héros chargé de la sécurité. Parmi les victimes, on pleure Naori Snicket, veuve de feu le docteur Ludwig Snicket et mère de deux enfants désormais orphelins. Mais tu le savais déjà."

Ça, c'était la version officielle. Celle parue dans les journaux, en très condensé. J'avais bien sûr quelques informations complémentaires, issues de ma propre enquête – fort succincte, considérant le temps que j'avais eu pour la mener et les autres tâches plus urgentes dont j'avais dû me charger pendant ce même temps, mais la mort d'une grosse quinzaine de criminelles avait fait assez de remous dans les ombres de la ville pour que d'autres mènent les investigations à ma place – et de mes connaissances de la méthodologie Snicket. Dans ce genre de situation, les romans et films nous apprennent qu'il est de bon ton de laisser à la personne endeuillée le temps de faire ses adieux, de digérer et de se morfondre, mais j'emmerde la fiction. Pour lutter contre les drames personnels, rien de mieux que s'occuper l'esprit et se concentrer sur autre chose. Je me devais de lui offrir un exercice mental qui pourrait également servir d'ancre à ses pensées et leur éviter de partir à la dérive, voir de sombrer.

"Aucun élément de l'enquête ne permet d'affirmer avec certitude qu'il ne s'agit pas d'un réel accident, les dégâts infligés au fourgon rendent l'analyse complexe mais les usures retrouvées par l'équipe scientifique sont cohérentes avec une véritable usure, mais un saboteur compétent ou un alter adapté auraient pu parvenir au même résultat. Le timing des événements cependant est trop spécifique pour qu'il s'agisse d'un simple hasard, et plus précisément celui de l'attaque sur la prison. Il ne s'agit d'ailleurs pas du seul détail troublant à ce sujet, la quantité de destruction engendré, l'imprécision presque aléatoire de ceux-ci et le nombre de blessés me font très clairement penser que le but était, en réalité, moins de faire sortir quelqu'un que de faire des dégâts, et peut-être une ou deux victimes. Sans doute aucun Snicket n'a-t-il supervisé directement cet assaut si l'on considère son manque de subtilité, il a néanmoins rempli son office. Ton kidnapping n'était pas encore connu et la présence de ta mère parmi les potentielles cibles n'a même pas été considérée, encore moins qu'une coïncidence. Et les aveux d'un des agresseurs, qui prétendait vouloir éviter à une ancienne collègue la perpétuité qui lui avait été imposée, signifient simplement qu'il a été utilisé et manipulé. Tout cela a laissé beaucoup de traces mais malheureusement peu d'exploitables, le responsable ayant ici préféré la confusion à la discrétion pour un résultat aussi efficace. Mais ce n'est que le début, et il reste beaucoup de pistes à examiner."

Tout cela pourrait sembler, à première vue, bien loin de la dite méthode Snicket. Monroe était capable de ce genre d'action précipitée et, disons le, franchement bourrine. Il avait beau se dire et se vouloir intelligent, ce qu'il pouvait être à l'occasion, il n'avait pas le doigté plus fin de son géniteur, ce qui le rendait à la fois plus imprévisible et moins dangereux, mais globalement aussi énervant. Rien de personnel dans son cas, cependant, il n'était rien de plus qu'un gêneur qui suivait son paternel.

Et il faut croire que la psychologie n'est pas si compliquée que ça, car même sans formation, juste d'instinct, je ne m'en suis pas trop mal sortie ! Mon résumé plat, assommant et bourratif des faits lui a donné trop mal à l'estomac, ou plutôt au cerveau dans ce cas, pour qu'elle ait le temps et l'énergie de se lamenter sur son chagrin et sa douleur, et elle a réussi à s'éclaircir les idées assez longtemps et et re-raconter sa captivité avec un peu plus de détails cette fois. A commencer par son rapport tumultueux et incompréhensible même pour elle avec son frère, qui n'est au final qu'une version poussée à l'extrême de ses fratries dysfonctionnelles trop habituées l'un à l'autre pour se séparer sans pour autant avoir la moindre affinité ni pouvoir se supporter, enfin il y a des subtilités et le contexte fortement criminel de leur enfance apporte quelques spécificités plutôt glauques à la chose, le matricide et la torture en étant de bons exemples.

Elle a ensuite dérivé vers un sujet, disons un peu plus intéressant puisqu'elle a raconté sa propre rencontre avec l'acolyte de Monroe que j'avais laissé me malmener dans l'immeuble au nom de la nécessité, pour éviter qu'il ne tue lui-même son propre allié vaincu et inconscient. Qui fait ça, franchement, dick move ! Enfin, je suis bien obligée d'admettre qu'il aurait été dangereux même sans ça, il était dangereux en partie à cause de ça en fait. Et la petite histoire de la petite chansonnette n'a fait que confirmer ce que je soupçonnais déjà, à savoir qu'il était moins un acolyte qu'un associé, peut-être même un intermédiaire entre Monroe et son père. Le genre de poseur qui se donne un genre en étant bienveillant avec ses victimes, comme s'il n'était pas vraiment le bad guy, qu'il faisait simplement ce qui devait être fait avec mélancolie, incapable d'assumer qu'on est des vilains, on blesse des gens, avec style peut-être mais on ne regrette rien et on ne le fait surtout pas pour leur bien ! Au moins Melody n'avait pas été dupe un instant, elle avait bien senti elle aussi la totale malveillance, et aussi sans doute l'arrogance non-contenue, du vilain aux dents longues. Parce que bon, entre son nom et son alter, il avait clairement choisi de se la jouer sombre et mystérieux et tristement cliché, mais enfin je suppose que ça va avec l'ego. En tout cas ça ne prenait pas sur la petite qui avait bien meilleur goûts que ça en matière de… mentors ? Modèles ? Vilains favoris ? Quoi que soit notre relation à ses yeux, franchement, il faut bien dire que notre première rencontre s'était aussi déroulée comme ça, avec moins de violence mais un peu de violence quand même et surtout plus de véritable aide derrière.

C'était cependant tout ce que je pourrais tirer d'elle pour la journée, clairement pas autant que j'aurais souhaité en voir mais enfin je n'allais pas non plus la forcer. Je ne pouvais pas de toute façon, je n'étais pas dans la pièce avec elle alors à part crier face à un téléphone dont elle n'aurait qu'à couper le son ou la bouder, je n'avais pas vraiment de levier de pression immédiat, quand aux menaces à long terme comme s'en prendre à sa famille d'adoption ou même à elle, elles ont leur utilité mais ne conviennent pas à tous les contextes, et clairement pas à celui-ci. Non, là il fallait juste accepter d'attendre encore plus qu'elle fasse elle-même le tri des informations dans sa tête et me fasse un vrai rapport digne de ce nom, quand elle ne serait plus à l'hôpital sans doute. Hocher la tête et lui signer une bonne remise sur pieds. Ce que j'ai fait, évidemment.

"Repose-toi pour l'instant, je vais mener l'enquête de mon côté. Il est inimaginable qu'une telle opération n'ait pas laissé de trace exploitable et je pense déjà savoir où regarder. Le mieux que tu ais à faire pour l'instant est de garder profil bas, te faire oublier et rester à l'abri. Nous savons que ton frère n'hésitera pas à venir te chercher s'il en voit l'occasion, ne la lui donne pas. Quand tu te sentiras prête, nous reprendrons cette discussion car tu as encore beaucoup de choses à me dire, je le sais, mais c'est très bien, pas de ressentiments, tu me diras tout en temps voulu. Pour l'instant, prends soin de toi et laisse-moi gérer."

Cette note d'encouragement fut ponctuée d'un thumbs up, qui veut sans doute dire quelque chose dans au moins une langue signée, mais est surtout, eh bien, un thumbs up. Un bon vieux signal d'encouragement, de soutient, de beaucoup de choses positives mélangées ensemble sans qu'on puisse trop les distinguer. Si je voulais qu'elle soit d'aplomb au plus vite, il fallait la pousser vers le haut plutôt que l'enfoncer.