[Stage] Ne jamais lâcher prise [Curly Locks]

Quel pied ! Être choisie par son idole et pouvoir apprendre directement sur le terrain à ses côtés… Aslinn avait bien besoin d’une grande dose d’évènements positifs après l’incident de Yokohama. Comme pour se pardonner à elle-même d’avoir enfreint la loi cette nuit-là, la jeune fille s’était donnée à 100 % depuis son arrivée chez Dieu Sylvestre. Ce dernier, en dépit du fait qu’il s’agissait là de son premier stage en tant que maître, s’était révélé être un pédagogue fort compétent. Elle n’avait pas eu à bouger le petit doigt lors des interventions du professionnel, mais elle en avait profité pour se concentrer sur l’observation des méthodes et techniques de ce dernier. Il lui avait même montré les aspects moins haletants de la vie super-héroïque avec les charges administratives, l’utilisation du Hero Network et les déclarations d’incidents résolus.

Et aujourd’hui…

« Hop hop hop, encore un tour de la salle. »

"Yes sir !"

Elle courait en rond. Elle avait été confiée à Brave Lion temporairement, le temps de laisser à Dieu Sylvestre de s’occuper de deux-trois broutilles inintéressantes. Le héros à la chevelure de feu se serait très bien entendu avec Shane Mc Megido, lui aussi professeur de sport très porté sur les tours de terrain. Enfin, dans le cas du paternel d’Aslinn, c’était plutôt des tours de dojo. Si la demoiselle était plus habituée à courir pieds nus, le temps passé à Shiketsu lui avait permis de se faire à son barda héroïque. Certes, sa tenue n’était pas bien lourde, mais elle tenait très chaud, la faute aux multiples bouts de laine présents de par et d’autre du costume. Pour cette raison, Aslinn portait les cheveux courts sous sa casquette noire, aujourd’hui. Elle était assez endurante et connaissait bien ce genre d’exercices, et de ce fait, en dépit de la présence de ses nouveaux équipements, un poil plus imposants que le reste de son accoutrement, elle n’était pas fatiguée le moins du monde à la fin de son échauffement.

Brave Lion lui présenta l’exercice suivant : un mur d’escalade. Si Léo était là... L’étudiante n’avait pas utilisé ce genre de dispositifs depuis l’école primaire. Elle considéra un instant la hauteur de l’installation. Neuf mètres environ. Elle avait des vagues souvenirs de son ami lui disant que c’était l’une des plus petite catégorie de mur d’escalade. Quand il lui en avait parlé, ça lui semblait déjà énorme. Mais maintenant qu’elle était face à l’un d’entre eux, c’était pire. Elle avait l’impression que le mur lui-même semblait essayer de l’intimider. Elle déglutit tout en essayant de se visualiser mentalement son itinéraire.

C’est alors que son professeur du jour lui dit qu’elle avait le droit d’utiliser tout son arsenal. Voilà qui changeait tout. C’était l’occasion d’étrenner l’équipement de Takane et de s’essayer à la technique qu’elle avait imaginée en observant Dieu Sylvestre. L’Irlandaise se rapprocha du mur pour jauger l’épaisseur des prises. Elle prit une minute pour se préparer mentalement, en incorporant l’utilisation de son Alter et son équipement dans son nouveau parcours. Enfin, elle était prête.

Elle s’écarta d’environ cinq mètres en diagonale par rapport au bas du mur, de sorte à ne pas marcher sur le matelas installé par Brave Lion. Elle baissa son centre de gravité et se positionna comme si elle s’apprêtait à courir le 100m. Elle inspira. Expira. Et partit.

Un, deux, trois pas. Sa botte droite allait se poser à la limite entre le sol et le matelas. Le mur se trouvait à moins de deux mètres d’elle. Elle activa sa botte juste avant de la poser au sol. Un peu d’électricité en jaillit, elle la sentit chatouiller sa jambe. L’impulsion l’emmena haut et loin, un peu plus vite que prévu en direction du mur. Le plus rapidement possible, elle positionna sa jambe gauche devant elle, de sorte à ce que son pied soit la première chose qui toucherait le mur. Du bout du pied, elle toucha une prise et déclencha la deuxième charge électrique. A nouveau, elle fut propulsée. Mais son angle était quelque peu mauvais. Elle partait bien trop en diagonale, s’éloignant quelque peu du mur. Elle n’aurait bientôt plus de moyen de s’y raccrocher et finirait par chuter sur le matelas. C’était là que son deuxième atout rentrait en jeu.

Overgrowth : Wool Whip ! Curly Locks effectua un grand mouvement du bras gauche, visant une prise spécifique proche du sommet. La laine jaillit sur un, deux, trois, quatre mètres. Et, avec un "Poof", alla s’écraser sur le mur. Fuck. De suite, l’Irlandaise se sépara de la laine de son poignet gauche et retenta le même coup, avec l’autre bras, alors qu’elle atteignait le sommet de son saut et s’apprêtait à entamer sa chute. Moins de laine, cette fois. Le trait blanc était fin, le mouvement plus assuré. La masse laineuse fendit l’air avec un sifflement et claqua avant de s’enrouler autour de la prise.

"Ah !"

Elle avait réussi ! Quand elle avait tenté dans sa chambre hier, elle avait tout juste parvenu à effectuer cette technique une fois avant de tomber de sommeil. Mais là, elle avait réussi, du deuxième coup, pile quand ça comptait ! Elle avait encore un peu de mal avec la quantité de laine à utiliser, mais elle s’améliorerait avec le temps. En attendant, elle devait grimper. Se servant de sa laine comme d’une corde, elle progressa assez rapidement jusqu’au point où elle s’était accrochée avant de se séparer de sa laine et d’effectuer les derniers mètres normalement. Elle avait atteint le sommet.

"Fini !"

Une fois passée la satisfaction d’avoir atteint son objectif, en bien peu de temps qui plus est, une certaine frustration s’installa alors qu’Aslinn contemplait, du haut de son perchoir, les deux tas de laine qui gisaient au bas du mur. Deux Overgrowth et toute l’énergie de ses bottes… Pour 9 mètres. Et elle n’avait même pas tout monté d’un coup ! Sa deuxième propulsion avait été mal gérée et son premier Overgrowth avait complètement échoué… Elle avait basiquement dépensé la moitié de ses ressources disponibles pour un résultat des plus moyen. Si un criminel l’attaquait à l’instant, elle n’aurait plus le droit qu’à une seule poussée de laine, c’était ridicule ! L’insatisfaction d’Aslinn se lisait sur son visage, trahie par sa bouche un peu tordue, alors qu’elle regardait Brave Lion, dans l’attente d’une réaction ou de nouvelles instructions.

L’Irlandaise écouta sans piper mot les commentaires de Brave Lion. Comme il le disait, il n’y avait pas grand-chose dans son discours qu’elle n’avait pas deviné par elle-même. Mais mieux valait la confirmation d’un professionnel. L’auto-diagnostic, c’était toujours risqué, qu’importe le domaine. Elle trouvait quand même assez gonflé le fait d’insister sur le fait qu’elle avait pris du temps pour se lancer, alors que c’était lui-même qui lui avait dit d’y aller quand elle se sentait prête. Enfin, c’était peut-être là une forme de test en soi… Mais il aurait pu insister sur le fait qu’elle devait se mettre en situation et pas simplement grimper un mur.

Il fallait qu’elle descende, désormais. Dans l’idée, c’était plus facile que de monter. Le seul obstacle concret, c’était la tentation qu’elle avait de se jeter sur l’épais matelas depuis son perchoir. Un plongeon de 9 mètres… Pour être amortie par un énorme tatami… Aaaaah… Si tentant et... Shit, je perds le fil, il a parlé d’une limite de temps ou j’ai rêvé ? C’était à s’y attendre après deux Overgrowth successifs, elle allait avoir des petites absences pendant quelques minutes. C’était une sonnerie de téléphone qui l’avait tirée de sa rêverie. Brave Lion semblant occupé avec son appel, Aslinn n’entama pas tout de suite sa descente, estimant que son professeur voudrait pouvoir l’observer en action.

45 secondes. 45 secondes et 9 mètres la séparaient de Dieu Sylvestre. Aussitôt que la nouvelle limite de temps fut déclarée, la jeune fille entama sa descente le plus vite possible. Les premiers mètres furent faciles, c’était ceux qu’elle avait parcouru normalement et elle se souvenait encore à peu près du placement des prises et de leur forme. Elle ralentit un peu à mi-parcours, mais ne passait jamais plus de deux secondes sur une même prise. Quand il ne lui resta plus que deux mètres, elle se prépara à sauter pour en finir, puis repensa à ce que Brave Lion lui avait dit. Dans ce scénario, elle était supposée porter un civil, peut-être un blessé. Mieux valait ne pas trop le secouer, quitte à perdre un peu de temps. Elle descendit d’un mètre supplémentaire avant de bondir. 40 secondes, si son calcul mental était juste. L’irlandaise fonça à sa gourde, avala deux gorgées d’eau, salua rapidement Brave Lion, et partit au pas de course vers la sortie.

Une, deux, une, deux, une, deux... Rapidement, mais sans sprinter, de sorte à se réveiller un peu sans s’épuiser, Aslinn se dirigeait vers l’ascenseur. Elle appuya sur le bouton. Les cristaux lumineux affichèrent un 10 rouge. Bon sang. Il avait fallu que quelqu’un monte au 10ème pendant qu’elle faisait sa séance de sport. Pas le temps d’attendre, elle emprunta l’escalier, en accélérant le pas.

Quand elle arriva à l’entrée de l’immeuble, elle était pleinement réveillée et, si elle ne suait pas trop, sa respiration restait légèrement plus forte que d’habitude. Mais devant Dieu Sylvestre, elle restait imperturbable.

"Curly Locks : présente !"

C’était peut-être un peu trop familier, comme approche ? Trop tard, c’était dit, elle n’avait pas à le regretter. L’Irlandaise attendait, impatiente, que son maître de stage lui explique ce qu’ils s’apprêtaient à faire.

Pas de temps à perdre. Son mentor était peu loquace et visiblement très pressé. Son attitude était plus sérieuse que d’habitude, Aslinn reconnaissait là ce qu’elle avait appris à identifier comme étant son air de patrouille. Soudainement, elle regrettait un peu de s’être montrée si enjouée à son arrivée. La situation semblait grave.

Sentant bien que l’heure n’était pas à la discussion, la stagiaire resta aussi silencieuse que son tuteur tout le long de leur descente. Ils finirent par arriver devant un petit véhicule à l’apparence sommaire. C’était la première fois qu’elle voyait la voiture de Dieu Sylvestre, leurs patrouilles des jours précédents ayant eu lieu dans les quartiers alentours. Ce qui signifiait que quoi qui se passe, c’était assez grave pour nécessiter l’intervention d’un héros intervenant habituellement dans une zone bien éloignée du lieu de l’incident. Curly Locks s’installa à toute vitesse dans le véhicule.

A la grande surprise de l’étudiante, Dieu Sylvestre lui demanda comment s’étaient déroulés les exercices avec Brave Lion. Une fois la surprise initiale passée, Aslinn comprit que, étant donné qu’ils ne pouvaient rien faire pour arriver plus vite, autant détendre un peu l’atmosphère lors du trajet. Ainsi, ils se plaçaient dans un état d’esprit positif, qui leur permettrait d’être plus efficaces sur le terrain… Si tant était qu’elle pouvait intervenir. L’irlandaise répondit, un peu hésitante. Sa voix manquait de son enthousiasme naturel.

"Il connaissait moyennement bien mon alter et mon équipement, mais j’ai réussi à m’en sortir. J’en ai juste fait un peu trop pour pas grand-chose je dirais. À ce sujet..."

La jeune fille bouclée retira son gantelet droit et plongea sa main dans l’une des pochettes de sa ceinture avant d’en sortir un petit tube blanc. Elle l’ouvrit, le retourna au-dessus de sa main gauche de sorte à faire tomber deux pilules blanches avant de le refermer et de le ranger. D’un coup, elle jeta les comprimés dans sa bouche et avala. Elle avait toujours cette peur de s’étouffer quand elle faisait ça en voiture, mais elle n’avait pas le choix. Elle renfila son gantelet et se saisit, de chaque main, de l’arrière de ses bottes métalliques. Elle pressa un bouton, effectua un petit mouvement vers le haut, et une plaque coulissa. Une partie des bottes lui resta ainsi en main. Elle tenait désormais d’épais bouts de métal rembourrés avec de la laine. Elle les porta à ses cornes et commença à frotter la laine contre sa kératine électrique. Vitamines et électricité. Sa manière de recharger ses batteries, au sens propre comme au sens figuré.

"Désolée… C’est l’affaire d’une minute."

Elle rougissait légèrement, pleinement consciente de la nature un peu ridicule de ses actions, bien que Dieu Sylvestre l’avait déjà vue faire. Elle adorait son équipement, mais appréciait moins la méthode de rechargement. Bien sûr, c’était nécessaire. Néanmoins, elle finissait toujours par sortir la dernière des vestiaires lorsqu’elle avait utilisé toute son électricité en stock et qu’elle devait la recharger avant de replacer son costume dans son compartiment. Même chose lorsqu’elle avait oublié de recharger ses bottes après un cours et que la semaine suivante, elle devait rester en arrière pour tout charger avant de rejoindre ses camarades. Depuis qu’elle avait reçu ses gants et ses bottes, elle était la seule à devoir mettre plus de temps que Tozutsami pour se changer. Et bien sûr, pas moyen d’augmenter sa production d’électricité de sorte à abréger cet instant fastidieux.

Perdue dans ses pensées, elle atterrit quand elle vit son maître de stage presser l’écran tactile du tableau de bord, dont la modernité contrastait avec l’apparence très 21ème siècle de l’extérieur du véhicule. Aslinn identifia l’application comme étant le Hero Network. Elle mourrait d’envie d’y toucher, mais elle savait bien que ce n’était pas un jouet. Plus qu’une simple pulsion enfantine, ce désir de manipuler l’outil venait du statut qui venait avec le droit de s’en servir : seuls les héros professionnels et les hauts gradés de la police pouvaient s’en servir. Elle n’en était pas digne, très concrètement. Après un temps supplémentaire, la situation lui fut finalement expliquée.

Elle ne put se retenir de frémir en entendant la macabre description. L’association d’un bâtiment en ruines et de victimes entre la vie et la mort lui rappelaient des mauvais souvenirs bien trop récents. Pour une raison mystérieuse, alors qu’elle s’était lancée aux côtés de cinglés et de criminels face à un danger inconnu il y a quelques semaines, le fait d’être informée et encadrée faisait naître en elle une angoisse encore plus grande. Peut-être était-ce le fait d’être en costume qui lui faisait penser qu’elle avait moins le droit à l’erreur. Elle ne savait pas encore si elle était là en tant que simple spectatrice ou si Dieu Sylvestre attendait d’elle qu’elle agisse. Dans le deuxième cas… Ce serait là sa première action en tant que Curly Locks. Son premier contact avec des pros inconnus… Des policiers… Et, malheureusement, des victimes… Mais aussi, par extension, du public. Elle se sentit un peu honteuse de comparer des blessés, peut-être graves, à des fans potentiels. Mais elle se rassura en se disant qu’il lui fallait bien recouvrir l’horreur de la situation d’une touche positive si elle voulait s’en sortir. Plus que l’angoisse des victimes, elle devait penser à la joie qui s’empareraient d’eux quand ils verraient de l’aide arriver. Oui, c’était ça. Une héroïne qui fait naître la joie dans le cœur de ceux qui désespèrent. C’était ce qu’elle voulait être. C’était sur ce sentiment qu’elle devait se concentrer.

Une fois arrivés, elle commença par analyser les lieux. C’était mieux que ce qu’elle s’imaginait. Il y avait encore des accès visibles à chaque partie encore debout du bâtiment, bien que certains nécessitent un peu de grimpette. Dieu Sylvestre s’introduisit, ainsi qu’elle-même, auprès des forces de l’ordre. Elle pensait qu’à force d’être appelée par son nom héroïque lors de cette semaine, elle n’y prêterait plus attention. Mais en entendant ainsi son nom être donné à un officier, qui hocha de la tête en la regardant, elle sentit tout de même une fierté immense l’envahir. Fierté mêlée d’un soudain sens des responsabilités bien lourd.

Le duo passa la barrière. C’était une première pour Aslinn, qui était du genre à contourner les barrières de chantiers abandonnés dans une rue déserte tant elle craignait d’être vue et houspillée par un ouvrier sorti de nulle part. Le briefing se poursuivit. Elle sentait que c’était là ses dernières consignes avant qu’elle ne doive passer à l’action. Elle prit une profonde inspiration. Elle se sentait prête.

« Occupe-toi de la zone qui t’inspire le plus, je ferai en fonction de ça ! »

"Yes, sir !"

Voilà qu’elle en perdait son japonais. Elle devait faire le premier pas, au sens propre du terme. Son choix influerait sur les actions de Dieu Sylvestre. Elle considéra le bâtiment une dernière fois pendant deux secondes, puis s’avança. Direction : le rez-de-chaussé. Curly Locks ne possédait pas encore de capacités de déplacement vertical comparable à celles de son aîné. Se lancer dans l’ascension du troisième étage aurait été contre-productif en plus d’être une certaine preuve d’hybris. Laissons monsieur Dieu Sylvestre s’occuper des étages, il est super rapide pour grimper, il sera meilleur que moi.

L’odeur de poussière attaqua ses narines sensibles avant que la poussière elle-même ne vienne gêner sa vision. Elle pensait que Yokohama l’aurait préparée à l’épreuve de la navigation dans des ruines, mais il y avait un fossé énorme entre de vieilles ruines utilisées comme base et des ruines récentes. Les deuxième, à l’inverse des premières, n’étaient pas aménagées pour permettre à quiconque de circuler. Les détours furent fréquents et elle dut passer par bien des dénivelés avant de finalement pénétrer dans l’enceinte même du bâtiment. Son attention ne fut pas attirée par un élément visuel mais par un élément sonore : on entendait à peine les bruits extérieurs une fois que les monts de gravats se tenaient entre nous et le reste du monde. Entrer au sein du lieu du sinistre, c’était comme rentrer dans un nouveau monde. Quelques lumières fonctionnaient encore, clignotant à intervalles irréguliers, dévoilant un espace radicalement différent de ce qu’il était il y a à moins d’une heure. La lumière extérieure qui passait entre les tas de débris aidait également à mieux visualiser le spectacle de désolation qui s’offrait à elle.

Elle avança à un rythme modéré, comme on le lui avait appris en cours. Ainsi, elle était assez rapide pour intervenir tout en se préparant à d’éventuels efforts plus conséquents, mais ne gâchait pas ses forces dans une course qui, en plus, ne lui permettait pas de bien évaluer la situation aux alentours. De plus, un citoyen dans une telle situation pouvait être effrayé par n’importe quoi et un héros, aussi sympathique soit-il, ne pouvait qu’intimider un civil s’il s’approchait en sprintant. Ses oreilles de mouton frémissaient, aux aguets, tandis que son regard oscillait de gauche à droite. Elle devait plisser les yeux à cause de la poussière et de l’éclairage peu fiable. Des grosses lunettes. Des grosses lunettes d’aviateur, arrondies, c’est plus mignon. Verres un peu rosés, peut-être. Pas de poussière qui me gêne, pas de laine qui m’arrive dans les yeux, pas de flash électrique qui m’aveugle. J’ai les yeux clairs en plus, ils sont sensibles, j’aurais dû y penser plus tôt.

Alors qu’elle conceptualisait des modifications à apporter à son costume, un bruit sur sa droite attira son attention. Elle vira de bord instantanément, sans ralentir une seconde. Plus loin devant elle, une femme était étalée sur le sol. Incapable de se relever, en raison du fait qu’elle était piégée sous l’effondrement d’une des allées.Fort heureusement, elle n’avait visiblement pas été broyée par la chute de l’imposante étagère, mais elle n’avait pas l’air d’oser se mouvoir, de peur probablement de se coincer. Aslinn accéléra le pas et se baissa à son niveau. L’espace d’un instant, la vision de Melody gisant sur le sol se substitua à celle de cette pauvre dame.

"Tout va bien ! Les héros sont là ! Est-ce que vos jambes sont blessées ?"

La femme hoqueta, incapable de dire quoi que ce soit sans fondre en larmes. Elle finit par secouer la tête. Négatif. Aslinn soupira de soulagement et attrapa ses mains avant de la tirer, lentement, vers elle, tout en s’assurant que le mouvement ne cause pas une nouvelle chute. Fort heureusement, l’ensemble était à peu près stable et la dame fut extraite du piège sans complications. Aslinn l’aida à se relever. C’était étrange pour elle de devoir réconforter quelqu’un de plus âgé qu’elle, mais elle faisait de son mieux.

"Vous pouvez marcher ?"

"M… Mes enfants…"

Un frisson d’effroi parcourut l’échine de Curly Locks. Fucking shit hell cock balls. Que faire ? Elles se trouvaient dans une zone d’apparence sûre, près d’un pilier porteur intact. Devait-elle d’abord mettre la victime en sécurité ? Ou trouver ses enfants au préalable, quitte à la laisser plus longtemps dans un endroit aussi anxiogène ? Elle ne pouvait pas y réfléchir trop longtemps.

"Restez ici, surtout ne bougez pas, je vais les chercher. Ils se trouvent au rez-de-chaussé ? Quel âge ont-ils ?"

La dame hocha de la tête avant de lever 6 doigts.  Plus jeunes qu’Oscar, hein... Aslinn prit une nouvelle inspiration et s’engagea plus loin dans le magasin, sans trop s’éloigner du périmètre dans lequel se trouvait la femme plus tôt, d’un pas plus pressé que précédemment. Elle réalisa seulement maintenant, en se concentrant un peu sur les habits étalés au sol, que le rez-de-chaussé correspondait au rayon enfants. Logique, les magasins de vêtement étaient rarement une expérience très passionnante pour un môme, mieux valait expédier l’opération. Après quelques secondes de recherche qui lui parurent une éternité, un sanglot étouffé attira son attention. Elle accéléra encore dans la direction du bruit. En tournant dans une allée qui tenait encore debout, elle arriva face-à-face avec deux enfants, visiblement des faux jumeaux, aux petites têtes brunes. L’un d’entre eux, le garçon, était étalé au sol, les yeux clos, tandis que la petite qui devait être sa sœur était penchée sur lui, les larmes aux yeux. Avant même de se présenter, Aslinn alla vérifier les signes vitaux du garçon. Elle manqua de crier de joie en constatant qu’il était juste évanoui. Il ne présentait aucun signe de blessure. Il s’était probablement évanoui de peur.

"Sh… Shinsuke…"

Aslinn adressa à la petite un grand sourire tout en prenant l’inconscient et en le plaquant contre son corps. Il pesait son poids, l’animal, mais elle avait déjà porté plus lourd. De sa main libre, elle se saisit de celle de la petite fille.

"Ton frère va bien, des super-héros sont là. Ta maman va bien aussi. Allez, viens."

L’irlandaise se redressa, le jeune Shinsuke au bras, et tenta d’avancer, mais sentit une résistance de la part de la petite fille qu’elle tenait par la main. Elle la considéra un instant. Elle regardait le sol et ne semblait pas prête à bouger. Pas le temps pour ça. Ni une, ni deux, l’apprentie héros l’entoura de son bras libre et la souleva. Elle était légère que son frère, heureusement. Tout en la plaquant contre elle, l’européenne fit pousser ses "cheveux".

"Tiens, joue avec ça, c’est tout doux. Mais ne touche pas à mes cornes, tu te feras mal."

La petite acquiesça en silence et se mit à triturer la laine qui pendait devant elle. L’irlandaise se mit en chemin, un gosse dans chaque bras. Après quelques secondes de voyage, quelque chose lui traversa l’esprit. La laine c’était bien pour distraire, mais pour mettre en confiance il y avait mieux.

"Tu t’appelles comment ?"

"… Mai."

"Tu es très courageuse, Mai. Moi c’est Aslinn."

"… Drôle de nom."

"Tu peux m’appeler Ashley si c’est plus facile à dire."

"D’accord Ashley."

Voilà bien longtemps qu’elle n’avait pas été appelée comme ça. Mais elle sentait que ça avait aidé un peu la jeune Mai. Elle sentait moins de tremblements dans les petites mains qui jouaient avec ses boucles. Quand le trio arriva vers la femme, cette dernière fut visiblement extrêmement soulagée. Elle tendit les bras, pour indiquer qu’elle était prête à porter ses enfants, tout en remerciant Aslinn. Cette dernière lui tendit Mai, qui semblait encore sous le choc et continuait à jouer avec ses cheveux. Elle se sépara de la laine, qui resta entre les mains de l’enfant.

"Hop, tu peux la garder."

Elle prit un ton moins joueur et s’adressa à la mère, qui venait de récupérer sa fille.

"Je vais garder Shinsuke, il a eu une grosse frayeur et s’est évanoui, vous n’êtes pas en état de porter les deux. Suivez-moi, je vais vous mener vers la sortie."

La femme opina du chef et se plaça à la suite de Curly Locks, qui ouvrait la voie. Elle se contenta d’emprunter en sens inverse le chemin qu’elle avait pris pour venir ici, à deux détours près. Mieux valait perdre un peu de temps que de se lancer dans l’escalade d’un monticule avec un enfant aux bras. Enfin, ils arrivèrent à la sortie. Alors que la poussière des débris flottait encore dans l’air, par rapport à l’atmosphère viciée de l’intérieur, l’extérieur lui semblait être d’une fraîcheur incomparable. Un policier s’avança vers elle,  bras tendus, et elle lui passa Shinsuke avant de faire demi-tour. En la croisant, la femme lui adressa un "Merci" et alla rejoindre les autorités et les secours.

C’est alors qu’elle s’avançait vers le trou béant qui servait d’entrée aux ruines qu’Aslinn réalisa qu’elle n’avait pas prêté attention à l’évolution de la situation à l’extérieur. Son regard était tellement concentré sur le sol, guettant chaque danger potentiel, qu’elle n’avait pas remarqué une augmentation ou non dans le nombre de personnes présentes, voire même une arrivée de héros. Il était bien sûr trop tard pour se retourner, elle devait aller de l’avant. Néanmoins, elle regrettait un peu de ne pas avoir fait attention à grand-chose lors de son premier sauvetage légal. À nouveau, elle pénétra dans le rez-de-chaussée, prête à continuer son travail. Son travail. C’en était presque officiel, désormais.

La revoilà dans les méandres obscurs du rez-de-chaussé. Elle avait guidé un jeune homme, terrifié mais sans la moindre égratignure, vers la sortie quelques instants plus tôt, et n’entendait ni ne voyait qui que ce soit depuis une bonne minute. Ce qui pouvait être une bonne chose, signifiant qu’il n’y avait pas autant de blessés que ce qu’elle imaginait, au rez-de-chaussé du moins, ou quelque chose d’atroce, voulant dire que certains gisaient, morts, sous les décombres, invisibles et silencieux. Alors qu’elle s’avançait vers une zone plus sombre que le reste, espérant n’y trouver personne, un mouvement dans l’obscurité attira son attention. Quelqu’un ! Debout ! Elle pressa le pas, mais s’arrêta net en entendant la corpulente silhouette crier.

« Pas un pas de plus ! Où je te dégomme. »

Une lueur était apparue autour du bras de l’individu, qu’elle distinguait mieux désormais. Étrangement,  alors qu’elle était complètement angoissée à l’idée de secourir des gens, maintenant qu’elle était devant ce qui était clairement un Super-Vilain, elle était apaisée. C’était sans doute dû au fait qu’elle y avait été mieux formée. Elle avait affronté nombre de ses camarades, et avait même fait face à des criminels armés. Du coup, cette espèce de gros plein de soupe qui utilisait des mots comme "Dégommer"… Était loin de l’intimider. À cette pensée, le visage de la jeune fille s’illumina, par réflexe.

Le coup partit. Littéralement. De l’énergie lumineuse en forme de poing fut projetée. C’était assez rapide, mais Aslinn aurait pu l’éviter… Si elle n’était pas en train de penser au fait qu’elle n’avait pas peur. Elle reprit ses esprits trop tard. Elle devait agir. Rapidement, elle brandit son bras droit devant elle.

"Overgrowth !"

La laine poussa, formant un bouclier devant elle. L’impact la secoua, bien qu’il fut atténué par son épaisse toison blanche. Des petits bouts de fibre volèrent dans l’air sous le choc. Elle fit un pas en arrière pour ne pas vaciller, puis se sépara de son bouclier laineux. Par réflexe, elle avait crié le nom de sa technique. Ce n’était pas dans ses habitudes, et c’était probablement un peu dangereux, mais… Ça lui plaisait un peu. Un certain sentiment de puissance s’était emparé d’elle à ce moment. Et avec ce sentiment, vint une certaine arrogance. Toujours souriante, elle baissa le bras, se mit en position de combat, et s’adressa à son adversaire.

"Je me présente ! Apprentie héroïne de Shiketsu, idole des enfants en devenir ! Cuddly Hero : Curly Locks !"

Elle fléchit les jambes. Elle s’apprêtait à faire un saut en longueur grâce à une impulsion de ses bottes et profiter de l’élan pour porter un coup. Sept, six mètres environ… Est-ce qu’elle pouvait le faire ? Elle avait envie de tester. Monsieur Poing-qui-brille avait clairement moins de prestance que Snicket-Frère et Pâlichon-Nu. C’était sur ce genre d’adversaires qu’il fallait expérimenter un peu. Et justement, elle avait un nouveau coup en tête.

Elle se mit à courir. Un mètre, deux mètres… Maintenant ! Elle activa sa botte droite et bondit, au ras du sol, en longueur. Tout en fendant les airs, elle arma sa jambe droite, se préparant à asséner un grand coup de pied aérien au visage de l’homme. Prise par l’adrénaline et l’excitation de voir que son attaque était, pour le moment, parfaitement exécutée, elle cria, en français :

"Éclair Bondissant !"

Le coup partit, alors qu’elle déportait tout son poids sur sa jambe. Elle espérait en finir en un coup.

Touché. Le gros bonhomme avait roulé sous l’impact avant de s’écraser dans un meuble d’une façon fort satisfaisante. Aslinn se sentait particulièrement bien. Sa botte droite émit quelques étincelles. La demoiselle sautillait légèrement sur place, telle une boxeuse s’échauffant. Oroshine était vraiment un génie.

"Haha ! Tu abandonnes maintenant ?"

L’individu n’avait pas dit son dernier mot. Après un one-liner absolument désolant, il se mit à briller et à… Rouler ? Shit.

« BOULE TURBO ! »

Le boulet de canon humain fut projeté sur elle à une vitesse folle. Trop occupée à célébrer sa petite victoire, elle n’avait pas anticipé ce genre de revirement. Elle n’avait pas le temps de se décaler. Une seule solution : encaisser le mieux possible.

"WoooooOOOOOOOOOOOOOOH !"

Curly Locks envoya sa tête, cornes en avant, ainsi que son gantelet droit directement sur la sphère d’énergie tournoyante. Sa casquette vola au loin. Elle sentait le métal de son gantelet se plier très légèrement sous l’effet de la rotation. Un grincement insupportable se ressentait au niveau de ses cornes. La laine sur sa tête était emportée par l’attaque aussitôt qu’elle la touchait. Voltage maximum. Un tout petit peu d’électricité commença à émaner de ses cornes. Elle et son adversaire glissaient de part en part du bâtiment, emportés par l’impulsion. Si jamais elle ne parvenait pas à arrêter ce projectile vivant, elle finirait par se retrouver compressée contre un mur. Elle plaqua son épaule droite contre la sphère et se retint de hurler de douleur alors que son costume se déchira sous la force de la rotation. Néanmoins, elle sentait que son effort n’était pas inutile. Petit à petit, la friction de son équipement et de son corps plaqués contre l’ennemi et le léger courant qui parcourait ses cornes affaiblissaient la sphère d’énergie, ralentissant petit à petit sa rotation. Elle arma son bras gauche en arrière.

Bientôt, le moment propice arriverait.

"Ngggggh..."

Elle avait du mal à conserver son équilibre. Elle avait le sentiment que son épaule allait se déboîter. Mais elle n’avait pas le droit à l’erreur. Son gantelet n’avait qu’une seule charge. Enfin, elle parvint, l’espace d’une demi-seconde, à maintenir ses pieds sur le sol fermement, sans glisser en arrière. La barrière d’énergie avait suffisamment ralenti.

"Fuck off !"

Elle activa son gantelet gauche et balança son poing vers l’avant, contre la barrière. Elle sentait l’électricité parcourir son corps. Si l’impact ne suffisait pas à briser la coque lumineuse et le poing ne parvenait pas à frapper son adversaire… Elle improviserait.

"PERCÉE TONNERRE !"

Le coup partit, droit devant elle, et percuta la Boule Turbo. C’était l’instant de vérité.

Le gigantesque vilain fut envoyé au loin sous le coup de l’Irlandaise. Il ne bougeait plus.

Ébahie, Aslinn regarda son poing gauche. Quelques étincelles en jaillirent, puis plus rien. Elle s’approcha du criminel et prit son pouls. Il était vivant. Juste ko. Elle se releva et, euphorique lança ses bras en l’air, puis les baissa sous la douleur. Son épaule droite saignait. Mais quand même ! C’était sans aucun doute l’instant le plus cool de sa vie d’héroïne à l’heure actuelle ! Et… Personne ne l’avait vue. Elle regarda autour d’elle. Pas un chat. Fuck me I guess.

Elle ouvrit l’une des poches à sa ceinture et en sortit du désinfectant et des bandages. Elle traita son épaule écorchée et entreprit ensuite de traîner le criminel massif un peu à l’écart, afin que d’éventuels renforts équipés pour la capture se chargent de lui. Elle…

Un cri attira son attention. Plus haut. Le territoire de Dieu Sylvestre. Aslinn réfléchit un instant. Ce n’était pas là les cris de son mentor. Il avait probablement la situation sous contrôle s’il s’agissait d’ennemis. Elle ne ferait que le gêner. Toutefois, elle se devait de le prévenir, au cas où il faisait face à une situation complètement différente. Elle sortit son téléphone portable, heureusement intact, de sa poche et rédigea un rapide texto. Vilain au rdc. Avant d’appuyer sur "ENVOYER", elle repensa aux paroles de l’individu. "Pendant que les grands font leur travail". Les grands. Et il savait qu’elle était stagiaire ! Alors qu’il ne semblait pas bien malin. Du moins pas assez pour le deviner comme ça. Elle retapa son message.VilainS au rdc. Semblent informés de notre présence. Pas bien forts, mais nombre inconnu. Je fouille rdc + sous-sol.

Le message envoyé, l’Irlandaise s’approcha de l’escalator immobile. Elle n’avait pas vu d’où son ennemi était sorti, mais c’était l’hypothèse la plus probable. Elle ne décelait aucune présence hostile au rez-de-chaussé. Dieu Sylvestre était occupé, et si les complices se cachaient quelque part… C’était là.

Elle arracha ses cheveux de sa tête, la laissant avec une coupe très courte, avant d’enrouler l’épais tas de laine, séparé en deux petits tas, autour de ses bottes. Ainsi, elle n’aurait pas à craindre le bruit de ses pas contre le métal. Accroupie, attentive, elle s’engagea, pas à pas, dans l’escalator sombre...