[Flashback Solo] Noah Kyanseru : les origines

Le vrombissement aigu de la sonnerie résonna dans l’appartement. C’était la première fois que le jeune homme l’entendait et elle l’agaçait déjà. Il se pressa à la porte, se saisit de la poignée et ouvrit.

"Longue vie et prospérité !"

"Pardon ?"

"Enfin, salut quoi."

L’individu sur le palier était un homme du même âge que lui, un peu plus de 17 ans, dont le menton était parsemé de poils timides. Ses cheveux noirs étaient attachés en une queue-de-cheval. Il portait un t-shirt orné d’un motif représentant un immeuble qui paraissait quelconque à l’observateur moyen, un short kaki et une paire de sandales. Un sac était posé sur son dos, mollement, une seule sangle entourant son épaule, l’autre pendouillant dans le vide. Il traînait derrière lui une épaisse valise à roulettes.

"Tu es bien… Kyanseru c’est ça ?"

"Ouaip ! Mais tu peux m’appeler Noah hein, je préfère. Moi j’pense que je vais t’appeler par ton prénom direct. Sauf si ça te gêne ?"

"Je… Non ça va si tu veux… Moi c’est Junpei Kuroshiki du coup..."

Noah pénétra dans l’appartement sans attendre que l’hôte ne l’y invite. Junpei était un grand gaillard parfaitement imberbe aux cheveux foncés, légèrement ondulés. Il portait un t-shirt bleu à manches courtes et un jean tout simple. L’opposé parfait du petit bonhomme en short qui venait d’entrer.

Le nouveau venu tourna sur lui-même lentement. Une petite cuisine se trouvait à sa gauche. Un salon relativement spacieux à sa droite, juxtaposé à une salle à manger et un balcon. Devant lui, un couloir menait à ce qu’il imaginait être la salle de bain et les chambres. Il lâcha la poignée de sa valise à roulettes lorsqu’un élément attira son attention : le coin télévision. Un canapé médiocre était enfoncé contre un mur du salon et, face à lui, se trouvait un petit meuble et une télévision bas de gamme. Noah s’y colla presque, comme aimanté.

"Aaaaah… Vieux modèle, je vois."

Junpei suivait, un peu timidement, cet hurluberlu.

"C’est tout ce que j’avais dans mon ancien chez-moi. Mais je regarde peu la télé et j’imagine qu’on aura peu l’occasion avec..."

"On ne va pas regarder la télé, voyons ! Il n’y a jamais rien de bien. Mais je comptais apporter mes films. J’ai quelques cartons qui vont arriver dans les semaines qui viennent."

Interloqué, Junpei entreprit d’en savoir plus, en espérant presque n’avoir aucune réponse à ses questions.

"Des cartons de..."

Noah répondit sans cesser d’examiner le contenu des tiroirs et les moindres prises et câbles qui trônaient autour du meuble.

"Films et séries ! Et deux-trois autres bricoles. Et bien sûr..."

Il se redressa et posa sa main sur le haut du téléviseur.

"Les miennes."

"Les tiennes… De ?"

"Télévisions."

"Au pluriel ?"

"Écran plat et cathodique. La bonne nouvelle si tu regardes pas la télé c’est qu’on aura pas besoin de décodeur. J’aurais juste à apporter mes lecteurs Blu-ray, DVD et cassette."

Junpei n’avait pas compris la moitié des termes techniques prononcés par Noah. Peu intéressé par la fiction de manière générale, il n’était clairement pas un enfant de la télévision. Ce genre de mots plus ou moins datés n’avait absolument aucune valeur à ses yeux tant ils lui étaient étrangers. Par contre, il avait très bien compris que son colocataire semblait prêt à faire livrer ici même un minimum de deux écrans pour une obscure raison, ce qui le plongeait dans une certaine angoisse.

Il décida de prendre les choses en main et de lui dire clairement ce qu’il pensait de son attitude de sans-gêne.

"Tu veux venir choisir ta chambre ?"

Ou pas. Junpei Kuroshiki manquait quelque peu de volonté. À l’époque.

"Ah, volontiers !"

Junpei mena Noah à travers le couloir faisant face à l’entrée, jusque dans une pièce intermédiaire où cinq portes se trouvaient. Junpei les pointa du doigt, de gauche à droite.

"Première chambre, deuxième chambre, toilettes, salle de bain, troisième chambre."

"La troisième chambre a un balcon."

Junpei afficha une certaine surprise en entendant le ton de Kyanseru. En temps normal, ne serait-ce que par prudence, on disait ce genre de choses sur le ton d’une question. En l’occurrence, il semblait parfaitement sûr de ce qu’il avançait.

"O… Oui et elle..."

"Je la laisse donc à notre futur troisième compagnon ! Je prends la deuxième chambre."

Et sur ces mots, il se dirigea vers la porte de ladite chambre sans aucune hésitation avant de l’ouvrir et de balancer son sac à dos dans la pièce. Junpei, lui, était resté en arrière et arborait un air pantois. Quand, quelques secondes plus tard, Noah sortit de sa chambre avec un sourire béat sur le visage, mâchonnant pensivement ce qui semblait être un bâton de sucette sorti d’on-ne-sait-où, son colocataire céda à la curiosité.

"Tu as dit que la troisième chambre irait à notre troisième colocataire et que tu prenais la deuxième. Comment tu as su que j’avais pris la première chambre ?"

Noah retira de sa bouche le bâton, sans se départir de son air satisfait.

"Tu es là depuis une semaine. Tu n’as pas débranché la télévision alors que tu ne l’utilises pas. En revanche, tu as fait les poussières dessus. J’en déduis donc que tu es du genre à prendre soin des biens communs et à ne pas prendre de décisions quelconques sans consulter ceux qui vivent avec toi. Tu n’aurais donc pas choisi la chambre avec le balcon, la plus spacieuse, puisque ça aurait été profiter du fait que tu étais là avant pour t’attribuer un bénéfice quelconque. Mais tu as quand même utilisé la pièce. Vu qu’elle donne sur le balcon, il est plus rapide lorsque tu es dessus de passer à travers elle pour accéder à cette pièce, avec les deux autres chambres. La deuxième chambre est la seule à avoir de la poussière sur la poignée. C’est la seule que tu n’utilises donc jamais. J’ai présenté ça dans un ordre un peu étrange, non ? Je vais m’améliorer avec le temps, tu verras."

Noah fourra à nouveau le bâton de sucette dans sa bouche et se dirigea à travers le couloir, vers sa valise, laissant une fois de plus un Junpei éberlué derrière lui. Il se mit à parler fort afin de pouvoir lui parler en dépit de la distance.

"Hé, Junpei ! La troisième est une fille, c’est ça ? Elle arrive quand ?"

"Dans deux jours..."

"Cool ! C’est sympa qu’on ait pu se trouver, tous les trois. Mêmes budgets et mêmes formations ! La police ça va être sympa, haha !"

N’ayant toujours pas bougé d’un centimètre depuis l’étrange explication de Noah, Junpei entendit depuis sa position le bruit d’une porte de réfrigérateur qu’on ouvrait, suivi d’une exclamation enjouée de son nouveau colocataire.

"Oooooooh y’a des bières !"

Le vrombissement aigu de la sonnerie résonna dans l’appartement. C’était la troisième fois que le jeune homme l’entendait rien qu’aujourd’hui et elle l’agaçait toujours autant. Il se traîna jusqu’à la porte, se saisit de la poignée et ouvrit.

"Laissez les cartons devant, on va s’en occuper."

Il avait répondu par réflexe, s’attendant à voir le troisième livreur de la journée portant un gigantesque carton contenant "des choses cruciales à notre vie future" dixit Noah. Il n’en était rien. Sur le seuil se trouvait une jeune fille pas bien grande aux cheveux blanc neige et au regard perçant. Elle arborait un air indescriptible, mystérieux, évanescent. Elle avait l’air de venir d’une autre dimension, dans laquelle la lassitude régnait en maître. Junpei était à peu près sûr de ne jamais avoir vu quelqu’un qui semblait autant s’ennuyer en ce monde. Il se demanda un instant si ses yeux pâles percevaient toutes les couleurs l’entourant comme étant des teintes différentes de beige. Son spleen semblait si profond qu’il était probablement dû à une cause biologique, voire magique.

"Visiblement non."

Sa voix tira Junpei de son observation silencieuse et confuse.

"Hein ?"

"Les cartons. Visiblement vous n’y touchez pas."

D’un mouvement de tête ô combien léger, elle désigna le palier encombré. La porte d’entrée était encadrée de deux véritables tours de carton. La demoiselle, elle, ne portait qu’un sac à dos léger pour seul bagage.

"Euh, oui, c’est… On n’y a pas encore touché, on est encore en train d’installer les premiers cartons."

La fille acquiesça en silence. Junpei avait complètement oublié qu’aujourd’hui, Haruka Nejizo, leur troisième colocataire, arrivait. Pour sa défense, les deux derniers jours s’étaient avérés être les plus étranges et fatigants de son existence jusque là fort monotone. Et, quand bien même cette nouvelle arrivante semblait être un cas particulier en soi, sa présence le réconfortait déjà. Désormais, il n’était plus seul pour faire face à l’énergumène en train d’installer des lecteurs DVD dans le salon. Sans compter sur le fait qu’elle était assez peu désagréable à regarder et qu’une intelligence certaine émanait de ses phrases brèves. Quelques secondes s’écoulèrent, qui parurent infinies au jeune homme, durant lesquelles les deux individus se contentèrent de s’observer en silence.

"Woah, sacrée tension sexuelle, Junpy. J’espère que je serais invité au mariage, vous remplissez votre rôle à merveille, j’ai toujours su que ça serait moi qui devrait quitter l’appart’ quand mes colocs’ seraient dans un besoin d’intimité plus grand."

L’arrivée de Noah dans cette "conversation", ainsi que sa remarque même constituent, sans nul doute, l’un des évènements les plus importants de leur vie de colocataire mais également de leur vie future. Cette réflexion idiote fut un véritable électrochoc pour Junpei et Haruka qui, traumatisés au plus haut point, ne purent plus jamais envisager leur relation comme potentiellement romantique ou trouver l’autre attrayant. Sans cette intervention, Junpei Kuroshiki et Haruka Nejizo seraient, en l’an 2160, mariés depuis 2 ans et rempliraient en ce moment même le formulaire d’adoption pour leur premier enfant.

Le traumatisme fut intériorisé avec maestria par les tourtereaux potentiels. Haruka se contenta de tourner la tête vers Noah, qui souriait béatement.

"Kyanseru je présume."

"Bingo ! Mais appelle-moi par mon prénom, c’est plus sympa !"

"Non merci."

Quelque chose se brisa au fond de Noah tandis que quelque chose se réparait chez Junpei au moment où Nejizo rejeta avec froideur et simplicité la proposition du futur inspecteur. La jeune femme pénétra dans l’appartement et jeta un coup d’œil au salon envahi par les cartons et le matériel électronique.

"Vous installez une télé."

"Yep ! Je me suis trompé dans l’envoi de mon matos alors ça arrive pas dans l’ordre, mais du coup on prend de l’avance et..."

"Où est le meuble ?"

"Quelque part en kit là-dedans je présume."

Noah pointa du doigt la pile de cartons du palier.

"Vous mettez en place la télé. Sans meuble pour la poser."

Les deux hommes restèrent muets. Junpei regarda les enceintes, les lecteurs de tous types, les piles de DVD et l’écran sans support qui trônaient à même le sol, l’équipement qu’ils avaient installé hier et ce matin. Puis, il regarda ses chaussures. Honteux, il avait été emporté par l’enthousiasme et le sans-gêne de Noah et s’était mis à l’aider à installer son matériel, sans prendre en compte le fait, pourtant évident, que son colocataire était taré.

"Bon."

Elle balança son sac à dos sur la chaise de l’entrée, puis sortit sur le palier et se mit à faire glisser les lourds cartons à l’intérieur.

"Reprenons. Dans l’ordre."

La stabilité et le bon sens venaient de faire irruption dans la vie des deux hommes, du haut de leur 156 centimètres.

Le vrombissement aigu de la sonnerie ne résonna pas dans l’appartement. Tous les occupants en avaient marre et de toute façon, ils étaient chez eux. À quoi bon s’annoncer une fois la première entrée passée. La porte s’ouvrit donc sans plus de cérémonie et Junpei entra, les bras chargés de sacs en plastique, qu’il alla poser dans la cuisine.

La voix de Noah résonna depuis le salon, s’élevant par-dessus les bruits de fusillade qui sortaient des enceintes.

"Junpy ! Fait péter les boissons !"

"Junpy" plongea ses mains dans les sacs plastiques. Le surnom était sorti moins de 24 heures après que Noah l’ait rencontré. Il avait fini par s’y faire après environ 1 mois de cohabitation. Il sortit des sacs une petite bouteille d’eau en plastique, une canette d’un soda tellement caféiné et sucré qu’il paraissait solide et du thé vert en canette. Il prit la direction du salon, plongé dans la semi-obscurité. Noah était affalé au milieu du canapé, Haruka était recroquevillé dans un pouf, un livre à la main, ses lunettes de lecture sur son nez. Sur l’écran plasma était diffusé un film d’action quelconque. Junpei refusant catégoriquement de rester devant les films de Noah pendant plus de 20 minutes, il avait toujours l’impression qu’il s’agissait du même film, dont il observait des scènes différentes. À ses yeux, tous les acteurs américains se ressemblaient. Tout juste parvenait-il à retenir les noms de famille que son colocataire citait de temps à autre. Stallone, Norris, Eastwood… Il était toutefois persuadé que "Schwarzenegger" était une pure invention de Noah.

Junpei envoya les canettes dans la direction de ses colocataires, qui les attrapèrent au vol, sans lever leurs yeux de leurs divertissements respectifs. Junpei traversa le salon et alla se placer sur le tapis roulant qui se trouvait dans un coin de la pièce. Il posa sa bouteille d’eau sur le panneau de contrôle et activa la machine, se mettant à courir à un rythme soutenu.

"Avec ce qu’on subit à l’académie, j’arrive pas à croire que tu trouves encore la force de faire ce genre de trucs une fois à la maison."

"Je ne veux pas me contenter de devenir flic. Je dois être au top."

"Si tu veux être au top, prends exemple sur Nejizo et moi ! On travaille déjà assez nos muscles à l’académie, tu devrais profiter du temps ici pour travailler ton cerveau."

Junpei ricana.

"Vous bossez sur vos cerveaux, là ? Vous le cachez bien."

"Je lis des textes de lois, Kuroshiki."

Toujours aussi incisive, Haruka avait ce talent qui consistait à prétendre être plongée dans une tâche quelconque tout en étant extrêmement attentive à ce qu’il l’entourait. Bien qu’ils ne pouvaient pas voir la couverture ou le contenu de son ouvrage, Junpei et Noah prirent les mots de la jeune femme pour argent comptant.

"Toi, d’accord. Mais Noah, tu te fous de moi quand tu dis ça. Tes films à la con, ça te ramollit le cerveau plus qu’autre chose."

"C’est hautement instructif je te signale. C’est à ça que servent mes films."

Sur l’écran, Nicolas Cage et John Travolta se tiraient dessus à bord de hors-bords colorés.

Sur le tapis de course, Junpei Kuroshiki était dubitatif.

"J’ai pas l’impression que tu prennes ça au sérieux."

"Quoi donc ?"

"Devenir flic."

Pause. L’écran figé n’affichait plus que le visage de Nicolas Cage, la bouche grand ouverte, un semi-automatique à la main. Les balles s’étaient tues. Noah s’était tourné vers Junpei, sans se lever de son canapé.

"Il n’y a rien que je prenne plus au sérieux que ma future carrière de policier."

La sueur coulait sur le front de Junpei, qui maintenait son rythme de course avec une diligence exemplaire.

"C’est pas l’impression que tu donnes."

"Et bien regarde mieux, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?"

"C’est moi qui regarde mal ou c’est toi qui dit juste à tout le monde que ton rêve est d’être flic sans t’en donner les moyens derrière ?"

Noah se leva et alla allumer une des lumières de la pièce. Junpei manqua une inspiration lorsque le visage de son colocataire fut pleinement révélé à sa vision nouvellement éclairée. Il semblait fâché. Il ne l’avait jamais vu ainsi et pensait ne jamais le voir agacé par autre chose que le fait d’avoir tâché un de ses t-shirt Star Wars avec du jus de raisin. Noah se dirigea vers le coin de la pièce où se trouvait le tapis de course et alla se placer en face de Junpei.

"J’accepte toutes les vannes que tu veux sur mes films, mais j’ai pas de conseils à recevoir de toi sur mes objectifs de vie."

C’était la première fois qu’une discussion de ce genre faisait surface dans leur appartement. Au cours des derniers mois, Junpei avait gagné en assurance et, en parallèle, il était de plus en plus agacé par Noah. Ses mots ce soir-là étaient la culmination de ces deux processus parallèles.

"Tu te donnes jamais à fond aux entraînements. Je j’ai jamais vu lire autre chose qu’un comics ou regarder un film sans explosions. T’as aucun sens de la discipline ou de la hiérarchie quand tu parles à nos supérieurs et hier encore tu ne savais pas que les chats et les tigres étaient tous les deux des félins. Alors peut-être que t’en as envie, mais va pas me dire que tu t’en donnes les moyens."

"C’est pas parce que j’ai pas installé un foutu tapis de course dans le salon pour me la jouer devant tout le monde que je bosse pas, Junpei. Je travaille plus que ce que tu penses."

"Vraiment ?"

Le rythme de course était devenu archarné.

"Vraiment."

La sueur perlait sur son front. Il n’avait pas pris une seule gorgée d’eau depuis le début de sa course.

"Bon, c’est probablement juste que t’as pas les capacités qu’il faut, alors."

"Kuroshiki !"

Jamais la voix d’Haruka n’avait résonné aussi fort dans l’appartement. Mais les deux hommes n’étaient pas à même d’apprécier la gravité de l’évènement. Ils se fixaient, droit dans les yeux, le tapis de course ralentissant signalant la fin progressive du programme.

Junpei était à peu près sûr que Noah allait lui coller une droite. Et à vrai dire, alors que les secondes passaientt et qu’il réalisait ce qu’il avait dit, il estimait que cela aurait été justifié. Au fond des yeux de Junpei se lisait le défi. Dans ceux de Noah, une expression nouvelle.

"Bonne nuit les gars."

Noah fit volte-face, rompant le duel de regard, et se dirigea vers sa chambre. Le tapis de course s’arrêta totalement.

"Tu trouves encore la force de faire ce genre de trucs au final, toi aussi."

Noah, le visage couvert de sueur, la respiration haletante, releva son regard précédemment braqué sur le sol. Junpei se tenait face à lui, enveloppé dans un grand manteau d’hiver tandis que lui portait une tenue de sport, pratique mais peu chaude. Il ne ressentait pas le froid mordant de l’air nocturne, toutefois. Il était trop essoufflé pour y prêter attention de toute façon.

Il se contenta de lancer un regard mauvais à son camarade, dont le visage était partiellement éclairé par le lampadaire au-delà du mur de pierre du parc.

"Qu’est-ce que tu fous là ?"

"Eh bien, cela fait bien deux semaines que tu prends un chemin différent pour rentrer à l’appartement, et on ne te vois jamais le soir. Ni le matin d’ailleurs, je ne sais pas à quelle heure tu te lèves mais c’est impressionnant. En tout cas, Nejizo s’inquiétait et du coup j’ai mené l’enquête."

De longues secondes passèrent, dans un silence dérangé uniquement par le souffle court de Noah. Leur dispute avait eu lieu il y a deux semaines et pourtant ce dernier regardait Junpei comme s’il s’agissait d’une lointaine connaissance qu’il n’aurait jamais souhaité revoir.

"Il y a un banc pas loin. Tu viens ?"

"Nan."

Noah s’effondra sur le sol, épuisé et fourbu. Il resta quelques secondes allongé, observant la poignée d’étoiles qui parvenait à percer le ciel de Tokyo, avant de se redresser, assis au sol. Junpei s’était accroupi à son niveau et lui tendait une bouteille d’eau qui semblait avoir été fraîchement achetée à en juger par la buée sur le plastique et les gouttelettes qui en perlaient, signe qu’elle venait d’un réfrigérateur de qualité industrielle. Noah tendit la main et se saisit de la bouteille, sans un mot, avant de s’attaquer à son contenu, large gorgée par large gorgée.

"Le garde m’a laissé passer avec une facilité déconcertante, je l’ai pas réprimandé parce que je suis pas encore policier mais… Tu lui as graissé la patte ma parole ?"

"Nan. On est juste potes."

"Il doit bien avoir 10 ans de plus que toi."

"Ouais."

La conversation n’allait pas bien loin, la faute à Noah faisant le difficile et privilégiant les réponses brèves. Junpei soupira. Ils n’iraient pas bien loin s’il n’agissait pas en adulte le premier.

"Bon, écoute Noah..."

"C’est parce que ça venait de toi que ça m’a fait mal."

Dans la pénombre du parc, Junpei resta interdit.

"Les nazes de l’académie ou même les instructeurs, ils peuvent dire ce qu’ils veulent sur moi je m’en fiche. Mais toi tu bosses comme mille gars, on a l’impression que t’as bouffé du lion chaque matin. Alors quand tu me dis que t’as l’impression que j’y vais pas à fond… Ben ça fait mal. Et ça fait d’autant plus mal que je me suis dit que t’avais peut-être raison au fond, et que c’était pour ça que ça m’avait autant affecté. Alors je me suis mis à m’entraîner comme toi."

"J’étais sur les nerfs parce que j’avais beau m’entraîner comme un forcené, tu avais une longueur d’avance considérable sur le plan mental et… Tu donnais l’impression de ne rien avoir à faire pour ça."

"J’ai la chance d’être né avec un bon sens de l’observation."

"Et moi avec des capacités physiques plus développées."

Les deux jeunes gens s’adressèrent un demi-sourire gêné. Ils se mirent à parler de tout et de rien. De la routine d’entraînement adoptée par Noah. Du dernier film que Junpei avait vu. Après une bonne heure, ils avaient l’impression de ne jamais s’être disputés en premier lieu. Il leur restait toutefois quelque chose à faire.

Noah se leva, suivi par son camarade. Son derrière était couvert de terre mais il n’en avait cure.

"Je suis désolé de m’être emporté comme ça."

"C’est ma faute, je n’aurais pas dû t’attaquer en premier lieu."

Même la lueur du lampadaire ne suffisait pas à éclairer leurs visages désormais. La nuit était trop avancée.

"J’aimerais bien que tu m’aide à m’entraîner à partir d’aujourd’hui."

"Seulement si tu me fais découvrir certains de tes films."

Simultanément, les deux hommes tendirent leurs mains dans une poignée ferme et brève. Ils prirent la direction de leur appartement, bien décidés à continuer de panser leurs plaies une fois là-bas.

"Sécurisez le périmètre ! Assurez-vous que les héros aient assez d’espace pour se battre et procédez à l’évacuation des citoyens dans le calme !"

Après un "Oui" ferme et bref, les jeunes policiers s’élancèrent sur le terrain. Une première opération qui semblait mille fois trop compliquée pour les jeunes pousses qu’ils étaient. Mais toutes les forces possibles étaient nécessaires à la réussite de l’opération. Noah regarda vers le ciel. Les trois tours imposantes du siège de la Shimeta Company étaient semblables à des bougies allumées, dont le sommet laissait s’échapper une fumée noire tourbillonnant dans le ciel. Au pied des bâtiments, des civils paniqués suivaient les indications d’agents de police évidemment dépassés par la situation.

Les forces spéciales avaient leurs armes braquées sur les criminels qui luttaient contre les héros présents. À la surface des immeubles, des combattants capables de voler ou d’adhérer aux surfaces se livraient une bataille intense. Des bruits de lutte s’échappant de derrière les bâtiments et des fenêtres se brisant à intervalles irréguliers laissaient deviner que des combats avaient également lieu là où la police ne se trouvait pas.

Et, plus haut, au sommet des immeubles, touchant le ciel, un dernier affrontement se déroulait. Noah, Junpei et Haruka étaient arrivés trop tard pour le voir, mais la violence des ondes de choc qui émanaient de ces sommets ne laissait aucun doute sur ce qui était en train de ce passer : là-haut, le symbole de la paix se battait. L’identité de l’adversaire qui était capable de le retenir à ce point, personne n’en avait aucune idée, en bas. Ce qui était certain, c’était qu’All Might finirait par gagner. Ce qui leur laissait la tâche de protéger les civils ayant eu la malchance de se trouver dans les parages le jour de ce combat de titans. Noah n’avait jamais vu autant de héros ou de vilains réunis au même endroit. Mais ce que son regard cherchait, c’était la présence civile.

Haruka, Junpei et lui échangèrent des regards lourds de sens sans dire un mot. Des regards qui voulaient dire "Ne mourez pas". Le trio se sépara, chacun allant faire de son mieux dans la direction choisie, l’arme au flanc et le gilet pare-balles sur le dos.

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Ses mains étaient couvertes de sang, la poussière lui agressait les yeux et son corps commençait à fatiguer. Il avait l’impression d’être ici, au cœur de cette cacophonie, depuis des jours. Mais il avait eu une chance extraordinaire jusqu’à présent. Aucun civil n’était mort devant lui et il était parvenu à éviter les super-vilains qui se déchaînaient aux alentours. Il était parvenu à mener en sûreté tous ceux qu’il avait croisé sur son chemin et avait la nette impression que le nombre de criminels avait drastiquement diminué depuis le début de leur intervention. Les héros menaient la partie. Les gentils étaient en train de gagner, en somme.

Alors qu’il progressait dans les sections plus ou moins désertées du quartier, un cri attira son attention sur sa gauche. Il tourna la tête et se retrouva face à face avec une échoppe en proie aux flammes. Ni une ni deux, il s’y engouffra, incapable d’empêcher ses jambes fourbues de s’avancer vers le danger. Il ne prit pas la peine de vérifier si des renforts étaient présents pour l’assister, il avait le sentiment au fond de lui que c’était inutile et que cela ne ferait que le ralentir.

Au milieu des flammes se tenait un super-vilain visiblement blessé. Il tenait dans sa main droite un couteau à la lame ardente et se trouvait à proximité d’un citoyen tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Ils semblaient être les deux seuls présents sur les lieux. Aussitôt après que Noah ait fait irruption sur les lieux, le criminel se saisit du civil et positionna sa lame à proximité de sa gorge.

"BOUGE PAS ! BOUGE PAS OU JE LE TRANCHE !"

Noah avait sorti son arme, chargée de balles en caoutchouc comme c’était l’usage pour les agents de bas rang. Il était plus fatigué que ce qu’il aurait espéré. La fumée gênait sa vision. Il entendait le bâtiment tout entier crépiter sous les flammes. Il n’allait pas tarder à s’effondrer.

Le jeune policier devait agir, et vite. Il se mit à réfléchir à toute allure. L’otage était terrifié, le visage couvert de larmes. Le criminel avait une lueur de folie dans son regard, qui signifiait clairement qu’il était prêt à mettre sa menace à exécution. Même si Noah parvenait à désamorcer la situation avec l’otage, il doutait être capable de vaincre son adversaire après.

Il n’avait plus beaucoup de temps.

Noah se réveilla en sursaut. Son front était maculé de sueur. Son dos et son épaule droite lui faisaient un mal de chien. Normal, quand on s’endormait sur son bureau. Tout en se massant, il cligna doucement des yeux pour s’habituer à son environnement. La pâle lueur de son ordinateur était aveuglante. Sur l’écran, on pouvait lire un mail, dont le contenu était grossièrement "Gneugneugneu Rabbit, faire des plans à ma place, gneugneugneu, grands projets, gneugneu je vous fait confiance... ou pas; gneugneu tout le monde est bête sauf moi, hahaha signé Moriarty". Des papiers noircis de coups de crayons étaient éparpillés partout sur le bureau.

Il bailla à s’en décrocher la mâchoire et se releva doucement tout en essuyant la sueur sur son front, et en agitant son haut de sorte à décoller son t-shirt de son dos. Sale rêve que celui-ci. Ils étaient de plus en plus fréquents, depuis son changement de visage. Il avait des flashs tordus de sa vie d’avant. Souvent, il mourait dans le feu de sa première intervention musclée… Ou dans l’explosion de l’hôpital.

Il n’alluma pas de lumière au-delà de celle de son PC. Trop vive, et les flammes de son cauchemar reviendraient s’imposer à son esprit. Dans le noir, il sortit une bouteille d’eau de son frigo, et s’en servit un verre à tâtons. L’eau glacée lui fit un bien fou.

"Il me faut un animal de compagnie."

Après tout, pourquoi pas ? Noah n’avait jamais eu d’animaux de compagnie. Peut-être que Reina apprécierait leur présence. Quel animal choisir ? Une tortue, c’était un bon choix. Et comment l’appeler ? “Ryou” était un nom amusant, empreint d’ironie, mais il se ravisa : il ne voulait pas passer ses jours à s’occuper d’une Ryou à carapace, il fréquentait déjà assez celle à lunettes.

Il essaya de penser à un autre nom amusant, inspiré d’un film, et réalisa qu’il ne supportait plus ce genre de choses. Il tenta de penser au nom d’un ami qui, comme Ryou, rendrait un nom simple extrêmement comique, et réalisa qu’il n’avait plus un seul ami.

Il finit son verre d’eau et regarda son appartement plongé dans les ténèbres. Il croyait parfois y distinguer des masses informes, mais ce n’était rien qu’un effet d’optique dû à la fatigue.

Noah était mort dans l’incendie du magasin, ce jour-ci, lors de sa première opération. L’inspecteur Kyanseru, lui, avait péri dans les flammes de l’hôpital. Est-ce que Reina Sero… Est-ce que Rabbit allait lui aussi connaître un trépas, sous une forme ou une autre, dans le feu ?

L’idée était glauque et désagréable. Il la chassa en portant son verre à ses lèvres, réalisa qu’il était vide et se resservit. Il finit d’une traite ce nouveau verre, et alla s’avachir dans son lit. Il marmonna, face contre les draps.

Demain…

"Demain ça ira mieux."

Comme tous les jours.