Good Morning Tokyo [PV Ishtarys]

Katchuk. Katchuk.

L’épaule appuyée à la fenêtre, Iku regardait le paysage défiler d’un air absent. Elle avait pris le train plus tôt que d’habitude, avant tous les autres écoliers ou employés de bureau qui emplissaient les rames d’une foule si dense qu’on y peinait à respirer. Elle faisait toujours ça, sinon ses pinces prenaient trop de place et elle n’arrivait même pas à entrer. Aujourd’hui, en plus, elle avait un lourd carton avec elle, qui prenait encore plus de place. Il était posé sur ses genoux pour l’instant. C’était aussi ça, l’avantage de prendre le train un peu plus tôt. Pas besoin de se battre pour les places assises.

Katchuk. Katchuk.

Le bruit des rails lui manquerait un peu. C’était la dernière fois qu’elle voyait ce paysage, la dernière fois qu’elle prenait ce train. Enfin, non, sans doute pas, mais ça ne serait plus sa routine. Le carton qu’elle portait était le dernier. Avec lui, elle aurait fini de déménager toutes ses affaires dans le dortoir. Plus besoin de payer son loyer, plus besoin d’enchaîner les petits boulots – moyennement légaux, en plus – tous les soirs, elle vivrait aux frais de l’école, directement sur place. Ça lui ferait beaucoup plus de temps pour elle. Pour respirer, pour réviser, ou pour faire des choses avec ses amis. Elle s’était même inscrite à un club pour fêter l’occasion.

Katchuk. Katchuk.

Le train ralentit et elle tourna la tête. Ce n’était pas encore son arrêt, il restait du temps avant d’arriver à Shiketsu, mais elle vérifiait à chaque fois. C’était un réflexe, au cas où elle se serait endormie ou n’aurait pas vu le temps passer. Et parfois, elle avait de bonnes surprises, comme ce matin-là. Parmi les quelques têtes à entrer dans la rame, une d’elles portait une casquette familière. Iku haussa un sourcil. Elle ne reconnaissait pas l’adolescente mais elle portait l’uniforme de l’école, il y avait peu de doutes possibles. Pour que la brune ne l’ait jamais vue, c’était sans doute une nouvelle arrivante. Une première année qui ne connaissait encore pas grand monde dans l’école. Alors Iku reprit le carton sous un bras, se leva, et se glissa jusqu’à l’autre étudiante.

"Salut."

La nouvelle devait emménager dans le dortoir elle aussi. Iku n’avait pas remarqué sa valise tout de suite, mais maintenant qu’elle la voyait, c’était un sacré bagage… mais c’était aussi une seule valise. Iku avait déménagé tout ce qu’elle avait, en plusieurs trajets. Elle n’avait nulle part ailleurs où garder ses vêtements en trop, ses vieilles affaires, ses casseroles et sa bouilloire. Pour les autres, il suffisait d’emporter l’uniforme, de quoi se changer, et de quoi réviser. Beaucoup moins de volume.

"Ça va, c’est pas si lourd."

Enfin, la brune était surtout assez forte pour le porter sans difficulté, ce qu’elle démontra en haussant ses bras chargés. Elle ne voulait pas embêter la nouvelle et la forcer à porter ses affaires, en plus d’une valise déjà assez grosse.

"Tu es en première année, c’est ça ? Tu as déjà vu les dortoirs ?"

C’était une question un peu stupide, l’année avait juste commencé, mais l’école avait ouvert ses portes en avance à titre exceptionnel. Comme ça, ceux qui voulaient venir déposer leurs affaires en avance avaient pu le faire l’esprit tranquille, et arriver à l’école sans rien dans les bras. Iku avait fait ça, mais un seul voyage n’avait pas suffi. Et si la nouvelle n’avait pas fait ça, alors elle ne connaitrait pas les lieux et serait sans doute un peu perdue. C’était un gros bâtiment, neuf et bien organisé mais pas vraiment fléché. La deuxième année avait eu besoin d’aide pour localiser sa chambre, quelques jours plus tôt. Heureusement, elle avait bien retenu le trajet maintenant. Elle pouvait se proposer pour guider la nouvelle, au besoin. A condition de savoir où était sa chambre, et pour ça…

"Iku Tozutsami, je suis en 2-A. Et toi ?"

Elle fit basculer son carton de côté pour le caller sous un seul bras et libéra sa main droite, qu’elle tendit vers sa camarade. Les présentations, c’était la base, surtout si elles devaient se croiser à l’école pour encore deux ans.

L'autre étudiante lui rendit la présentation, et confirma ce qu'elle pensait. Une première année, qui n'avait encore jamais mis les pieds à Shiketsu. Avec tous les travaux de rénovation qu'avait subi l'école, Iku devrait sans doute réapprendre certains chemins et raccourcis, mais elle avait un bon sens de l'orientation, elle s'en sortirait. Et elle trouverait bien la chambre d'Esfa… Elfy… Dar… quelque chose. La japonaise avait du mal avec les noms occidentaux, elle connaissait Aslinn depuis un an et elle avait encore du mal à prononcer son nom sans se tromper. Tant pis, elle s'en souviendrait en le lisant sur la porte, c'était le plus important.

Par contre, au lieu de prendre la main tendue, la rousse préféra toucher son carton. Iku eut un très léger mouvement de recul, plus un réflexe surpris qu'un véritable geste défensif, mais elle laissa globalement faire. Et quand les doigts de l'occidentale touchèrent la boite, le poids de celle-ci diminua d'un coup. La brune tourna son regard vers le carton, et souleva un rabat, mais le contenu était toujours là. Il ne pesait juste plus grand-chose.

"C'est plus simple, ouais. Merci. Mais tu devrais pas utiliser ton alter en publique."

La deuxième année était sans doute la plus mal placée pour donner ce conseil, considérant toutes les fois où elle ne l'avait pas respecté. Mais elle y avait pensé, et si on voulait être strict alors ce que Efan.. Esan… Non, toujours pas. Ce que la nouvelle avait fait était, si on était très littéral, illégal. Personne ne la reprendrait pour ça, personne ne l'arrêterait, et personne ne le remarquerait, Iku n'allait certainement pas la dénoncer gratuitement, mais c'était comme ça. Abuser de son alter comme ça était une mauvaise habitude mauvaise à prendre. Même si, d'ici un an ou deux, la première année aurait sa licence temporaire et avec elle, le droit de faire ce qu'elle voulait. D'ici à ce qu'elle utilise son alter d'une façon plus visible, qui pourrait lui valoir des ennuis, il n'y aurait plus d'ennui possible de toute façon. En définitif, Iku haussa les épaules et tourna sa tête pour voir le reste de la rame, là où regardait la première année.

"Nan, c'est moins rempli d'habitude. C'est tout l'intérêt de prendre le train aussi tôt, il y a de la place. Même quand je ne déménage pas…"

Elle souleva légèrement son bras libre, juste assez pour attirer l'attention dessus – et sur l'énorme excroissance chitineuse orange qui y était attachée – mais cela suffit à pousser un autre passager, qui lui adressa un regard mauvais.

"… J'ai besoin d'espace. Ça doit être la rentrée, ou la fin des travaux, les gens sont motivés. D'ici une semaine ou deux, ça sera plus normal, même si on ne prendra plus ce train d'ici là."

Elle continua de regarder la foule compact en réfléchissant. Leur arrêt n'était plus très loin mais il y avait encore une ou deux stations. Il faudrait supporter la masse des gens assemblés jusque là. Et évidemment, quelqu'un avait déjà récupéré sa place assise.

"Tu es nouvelle en ville ? Pas mal d'étudiants viennent juste pour l'école et ne connaissent pas du tout le coin autour, tu voudras que je te fasse visiter à l'occasion ?"

Quand Ish… Isha, ce serait Isha. Quand Isha lui adressa sa petite répartie espiègle, la brune grinça des dents et sentir ses épaules se crisper. Elle faisait des efforts pour comprendre et accepter, mais elle avait toujours beaucoup de mal. Qu'elle s'en rende compte ou non, même s'il n'y avait aucune mauvaise intention, Isha était en train de mentir. Si facilement, comme si c'était naturel. Iku rentra la tête dans les épaules et grinça d'une voix faible entre ses dents serrées.

"Les mensonges, c'est pas très héroïque…"

C'était dommage, ça jetait un froid, et Iku savait qu'elle ne réussirait pas à faire comme si rien ne s'était passé. Un mensonge dès la première rencontre, c'était dommage. Elle laissa la nouvelle changer de sujet pour ne pas s'étendre sur celui-là, mais sa mâchoire resta crispée. La rousse avait globalement eu une enfance très différente de la sienne, toujours couvée par ses parents et toujours coincée chez elles. Iku haussa les épaules quand elle parla des endroits à la mode et porta son regard vers le plafond. La brune ne savait pas trop où traînaient les autres ados de leur âge. A part les endroits où elle était allée avec ses camarades de classe durant l'année, ou le cinéma, qu'est-ce qui pouvait être intéressant ? Le parc ?

Elle était encore en train d'y réfléchir quand Asha la tira par le bras. Ce n'était pas leur arrêt alors son geste prit complètement l'étudiante de court et elle se laissa entraîner sans résister, luttant juste pour ne pas se casser la figure. Elle arriva tout juste à s'accrocher à son carton pour ne pas le perdre et dût se rattraper au bord de la porte pour reprendre son équilibre.

"Que…"

Puis la nouvelle s'expliqua, et Iku se redressa. Effectivement, vu comme ça, c'était logique. Par contre, comme ce n'était pas son chemin, la brune ne savait pas où aller ni ce qu'il y avait sur le traget. Elle hocha la tête et tira son téléphone pour regarder la carte. Clic, clic, l'itinéraire fut rapide à trouver et elle se mit à marcher.

"On peut, mais je ne sais pas quoi te montrer juste comme ça, moi. Il y a… La bibliothèque, qui est pas loin. Elle est pratique pour réviser, c'est calme et bien fourni. Il y a eu des travaux à la fin de l'année dernière, mais ça doit être fini depuis. Il y a aussi…"

Elle se retint de parler du café où elle avait travaillé. L'école était parfaitement au courant pour ses mi-temps, elle avait réussi à négocier, mais normalement ce n'était pas autorisé, et surtout un simple café comme tous les autres n'allait pas intéresser quelqu'un qui voulait découvrir le quartier. Le centre commercial serait peut-être mieux mais il était aussi plus loin, ça commençait à faire un gros détour et elles ne seraient plus à l'heure à l'école.

Alors qu'elle cherchait de quoi parler, elle sentit un mouvement anormal et tourna la tête. Trois personnes venaient de se placer devant elles, en plein dans le chemin. Trois… jeunes adultes, sans doute, qui regardaient en souriant dans leur direction. Des sourires qui n'avaient rien de bienveillant. Iku leva son bras libre pour arrêter Asha.

"Salut les filles ! Alors, on va en cours ?"

Non, ils n'avaient définitivement pas de bonnes intentions. Au mieux c'était des dragueurs particulièrement lourds, au pire...

Asha fut la plus rapide à répondre. Au début, Iku se demanda si elle avait l’habitude de se faire aborder comme ça. Elle était plutôt mignonne après tout, le genre qui devait attirer régulièrement ce genre d’attention. Puis elle réalisa ce que la première année était en train de raconter, et se souvint de ce qu’elle avait dit plus tôt. Comme quoi elle avait été couvée par ses parents, restreinte à des activités et endroits sans risques. Ca expliquait peut-être pourquoi, volontairement ou non, elle provoquait les trois gros lourds comme ça. En soi, si on passait l’ironie flagrante, elle leur demandait juste de les laisser tranquille en expliquant pourquoi elles étaient pressées, mais il y avait quelque chose dans sa façon de le formuler…

"Mais il y a pas de quoi, ma grande !”

“Et dis, puisqu’on est un peu vos sauveurs à toutes les deux, vous pouvez bien faire un p’tit quelque chose pour nous, hein ?”

“Voyez ça comme un moyen de nous récompenser pour nos bons et loyaux services !"

… Qui allait les pousser à continuer, à tous les coups. Le plus en avant des trois s’était avancé encore un peu, jusqu’à se placer droit devant elle et les regarder de haut, tandis que ses deux acolytes s’étaient décalés vers les côtés pour bloquer complètement le trottoir. L’un d’eux s’appuyait désormais sur le mur d’un bloc résidentiel alors que l’autre était assis sur la voiture, garrée là, qui piégeait les deux adolescentes. Soit elles trouvaient un moyen de passer à travers la bande, soit elles faisaient demi-tour. Et si elles se retournaient, ils les suivraient à tous les coups. Ou pire. A la place, Iku prit la décision de rester sur place et de contracter la mâchoire.

"Je peux aussi vous dégager du passage de force, si vous insistez."

Sa menace se voulait intimidante, un moyen facile de les faire reculer et changer d’avis. Après tout, ils s’attendaient sans doute à des proies faciles, deux adolescentes qui démarraient juste les cours et s’écraseraient face à trop de pression. Une réponse combative aurait dû les décourager. Mais à la place, ils explosèrent de rire et leur meneur s’approcha encore. Il dominait les deux étudiantes de plusieurs têtes, assez pour se placer littéralement au-dessus d’elles.

"Et tu penses faire ça comment ?”

“On a bien vu ce qui s’est passé l’année dernière ! Votre école s’est fait attaquer par des vilains de seconde zone, et même en mobilisant les professeurs et les élèves, vous avez pas pu éviter les dégâts !”

“Tu crois vraiment que vous pouvez faire quelque chose contre nous, juste toutes les deux ?”

L’insulte un peu trop directe contre leur école fit frissonner Iku, qui sentit ses épaules se crisper. Ils parlaient évidemment des évènements connus sous le nom de la Bataille de Musutafu, dans laquelle la brune s’était trouvée impliquée. Le traumatisme de cet enfer et de ce qu’elle avait dû faire ce jour-là n’était pas entièrement passé. Rassurés dans leur égo par ce qui s’était passé ce jour-là, par le coup porté à tous les héros et toutes les institutions héroïques de la ville, même des vilains bas de gamme se sentaient pousser des ailes désormais. Ces trois-là avaient décidé de manger des élèves de Shiketsu, et ils n’avaient pas pris la menace au sérieux. Malheureusement pour eux, Iku ne mentait jamais.

Isha n'avait pas prévu de se laisser faire non plus. Même si elle devait lever le regard, elle renvoya leurs contradictions aux trois gros lourds. Bien sûr, ils ne s'en souciaient pas vraiment, ils mentaient et se moquaient bêtement juste pour se donner un semblant de courage et de justification. C'était des abrutis, et des menteurs. Le genre de personne qu'Iku exécrait par dessus tout. Elle renifla ostensiblement avant de tourner le regard vers sa camarade.

"Pas de soucis, je m'en occupes."

Le sous-entendu lui passa complètement au-dessus, elle ne pensa même pas qu'Isha pouvait vouloir dire autre chose que ce qu'elle avait dit. Pour elle, c'était simplement que la première année était lucide. Elle n'avait pas eu sa licence temporaire, elle. Elle n'avait pas le droit d'utiliser son Alter sauf si sa vie était vraiment en danger. Si c'était comme avec son carton, alors Isha risquait peut-être d'activer son Alter par accident si elle se faisait trop rudoyer ? Ça serait vraiment dommage, même si ça serait un accident. Au cas où, Iku préféra éviter qu'il lui arrive quelque chose ou qu'elle s'attire des ennuis. Elle se tourna vers sa camarade, ignorant complètement les trois abrutis.

"D'ailleurs, tu veux bien porter mon carton s'il te plaît ? Je préfères avoir les mains libres, au cas où."

Et elle lui tendit la boite. Quelque part, c'était aussi un moyen de lui occuper les mains, pour qu'elle n'ait vraiment pas envie de se battre. Se battre, c'était… dangereux. Et effrayant. La brune s'était retrouvée dans assez d'ennuis pour le savoir. Alors si elle pouvait protéger Isha de ça, au moins le temps qu'elle ait eu des cours dédiés, elle se sentirait mieux. Malheureusement, son attitude fut plutôt mal prise par leurs agresseurs. La situation leur échappait, ils s'étaient attendus à juste devoir parler un peu fort et que ces deux gamines s’aplatiraient, ils ne s'attendaient pas à ce qu'on leur résiste.

"Arrêtez de faire les malines !"

Forcément, leur ego était blessé. Leur leader fut le premier à craquer, il leva le bras et s'apprêta à frapper Iku par derrière. C'était la faute de cette sale gosse si elle se faisait avoir par surprise, elle avait regardé ailleurs. Il fallait vraiment être sacrément conne pour ne pas rester concentrée sur quelqu'un qui la menace !

Ce qu'il ne pouvait pas prévoir, c'est que la brune ne fut pas surprise. Au premier geste un peu brusque, ses antennes vibrèrent et elle devina que quelque chose se passait. Elle ne pouvait pas encore analyser précisément ce qui se passait autour d'elle, mais elle n'en avait pas vraiment besoin. Quelque chose de proche bougeait, vite, dans sa direction. A partir de là, elle devinait le reste et se pencha pour éviter le coup.