The Court of the Crimson Queen [Ryou]

Elle n'a pas montré la même retenue calculée que moi, laissant plutôt exploser un enthousiasme qui avait trop longtemps été contenu. Elle voulait vraiment aborder ce sujet, et mon avis semblait à son goût. J'ai haussé un sourcil comme toute réaction à son emportement, seul signe de ma désapprobation. Se laisser aller à autant de transparence, ce n'était jamais bon. Surtout qu'elle avait visiblement beaucoup réfléchi au sujet, assez pour parler terminologie et arriver à des conclusions. Dont une… surprenante. Sa dernière affirmation m'a laissée confuse, et c'est une chose plutôt rare. Elle semblait fière de sa comparaison mais où voulait-elle en venir exactement ? Il était hors de question de lui parler de quoi que ce soit sans comprendre ce qu'elle avait en tête.

Ce n'était pas faute d'essayer, pourtant. A peine cachée derrière mes verres fumés, je scrutais le moindre geste, le moindre signe d'expression sur son visage protégé par le masque, pour tenter de la décrypter. Elle parlait de ses convictions, elle était passionnée, et luttait pour conserver un calme de façade. Ça, c'était facile à voir, mais je peinais à aller plus loin. Cherchait-elle simplement des alliés capables de partager ses idées, des partenaires pour faire quelque chose ? Je pouvais être cet allié, à condition bien sûr qu'elle n'ait rien de prévu de trop… quoi que ce soit. Trop dangereux, trop imprudent, trop violent, trop en contradiction avec mes propres objectifs pour résumer.

"Bien sûr, même si je peine à voir sa pertinence."

Un peu de confrontation ne pourrait pas faire de mal. Rester trop longtemps sur la même longueur d'onde n'apporterait rien, et cela ne révélerait rien. Il fallait la bousculer un peu si je voulais lui faire cracher le morceau et me donner de quoi comprendre le fonctionnement exact des rouages de son cerveau. Et pour accentuer mon rejet de cette affirmation, je l'ai balayée d'un geste de la main. Pas besoin de se retenir ou de faux semblants entre amies, n'est-ce pas ?

"Endeavor est une figure officielle, certes, porteuse d'espoir et symbole de l'héroïsme depuis quelques semaines à peine, mais il ne signifie rien. Il ne défend aucune idée, ne promet aucune réforme, il n'est qu'une épée de Damoclès qui pend au-dessus de nos têtes à toutes. S'il se mettait à parler politique, ses méthodes brutales et son tempérament de feu lui reviendraient en plein visage. Il serait jugé trop violent et impitoyable pour apporter un changement positif, sans compter que l'homme cache son lot de squelettes dans son placard."

Et surtout, Endeavor… N'est rien. C'est un héros, un homme qui a sacrifié sa vie et sa morale au nom de la protection des citoyens, et quelqu'un d'admirable, ne me faites pas dire le contraire, mais il manque de l'aura nécessaire. Il n'est pas un symbole comme All-Might l'était, aussi douloureux que ce soit à dire. L'ancien numéro 1 souriait à la caméra, il frappait si fort que personne n'avait même l'impression qu'il s'agisse de violence, et seules ses jolies catchphrases toutes faites restaient à l'esprit. C'était un genre de dieu absurde, et personne ne résiste à la volonté d'un dieu. Endeavor n'est qu'un homme à l'image déjà souillée.

"C'est précisément la violence qui a gâché le Destrisme. Si quelqu'un voulait se lever et prendre la parole pour parler de légaliser les Alters, pour rouvrir ce débat fermé à clé il y a trop longtemps, il faudrait par-dessus tout éviter tout risque que cela passe pour un désir égoïste de liberté, ou que cela soit associé à une quelconque notion guerrière. La violence n'est jamais positive, elle doit rester l’apanage des vilains et des criminels, des fous et des dangereux. De ceux que l'on hait et que l'on veut voir disparaître. Pour parler de changement, pour convaincre et guider, il faudrait quelqu'un d'autre. Une victime qui prend la parole, un civil fatigué qui rêve de changement, un professeur avec du recul et des statistiques."

J'ai machinalement relevé la main mais ma tasse était vide, le geste était inutile et ma propre étourderie m'a fait froncer les sourcils. A croire que je me laissais emporter, moi aussi. Sans doute pas avec autant d'ardeur que mon hôte, mais au moins autant d'investissement.

Je ne reviendrais pas sur son désamour très accessoire d'Endeavor, si ce n'est qu'il était un choix d'exemple bien étrange si vraiment elle le désapprouvait à ce point. Il signifiait simplement que nos idées, malgré cette divergence apparente, étaient bel et bien similaires. S'il fallait les résumer, extraire le message central de tout cet échange emballé de beaux mots et de détours prétentieux sans se soucier de préserver les apparences ni se renifler le derrière comme deux chiens qui font connaissance, elles étaient simples. Beaucoup d'idées stupides étaient considérées comme normales et comme acquises. Il était amplement temps que quelqu'un les remette en question, en évitant de se retrouver associé à tous les idiots qui avaient essayé et échoué par le passé. A commencer par Destro le terroriste lui-même.

Ç’avait toujours été mon objectif. Mettre un coup de pied dans la fourmilière, forcer le public à regarder ses contradictions en face, et lui donner envie de changement. Quelqu'un d'autre venait juste de donner ce coup de pied, cependant. Tous mes plans s'en trouvaient bousculés soudainement. Je n'étais pas prête, personne ne l'était. Déjà, les médias vomissaient dans le cerveau du citoyen moyen des idées absurdes sur les solutions à adopter, sur la véritable cause de la crise, et bientôt l'état de la société serait si délabré qu'elle serait impossible à sauver. Si je voulais rattraper la situation, je devais agir vite, mais je ne savais pas comment. Je n'arrivais pas à trouver comment sauver les gens d'eux-même, et cette frustration avait commencé à dévorer mes nuits.

Si La Forge était prête à m'aider dans mon entreprise, cependant, tout était différent. Elle ouvrait énormément de possibilités. Des effectifs supplémentaire, du matériel de pointe sans soucis de finances, un autre cerveau pour suppléer au mien, un réseau vaste et complémentaire, une motivation aussi grande que la mienne pour alimenter en énergie nos plans et nos cœurs, je pouvais reprendre toute ma réflexion du début avec des perspectives bien plus radieuses ! Sous le regard enfiévré de l'ingénieure, j'ai posé mon visage sur des mains croisées alors que mon esprit tournait à plein régime. Toutes les possibilités, toutes les données, toutes les ramifications se formaient et se déployaient, les conséquences et les moyens nécessaires, les risques et les récompenses, qui serait idéal à chaque rôle, même Kyanseru aurait sa place dans cette œuvre à la portée pas moins que révolutionnaire.

Plongée dans la contemplation grandiose de ce que nous pourrions faire ensemble, j'ai laissé échappé un sourire franc. Honnête, chaleureux, et parfaitement déplacé dans ces circonstances, je l'ai donc vite remplacé par un rictus carnassier bien plus froid et adapté à la situation. Il restait beaucoup à définir mais j'étais désormais confiante en l'avenir, bien plus que je l'avais jamais été depuis que l'Alliance des Vilains avait décidé de mettre le feu à la poudrière. J'ai donc décroisé les mains et me suis redressée.

"Disons que je connais quelqu'un qui ne correspond pas encore à cette description, mais ça ne saurait tarder. Sa voix n'aurait normalement aucune chance d'être entendue, mais si nous la soutenons toutes les deux depuis les ombres, sa carrière a le potentiel de s'envoler. Quand à ses idées, elles devraient te plaire."

J'étais particulièrement bien placée pour savoir ce qu'elle défendait comme idéologie, après tout. Et si le message central n'était pas tout à fait celui que La Forge semblait vouloir diffuser, les similitudes étaient flagrantes. Je n'avais aucun doute que ma partenaire en affaire saurait voir les liens. La législation des Alters n'était qu'un des symptômes du mal que je voulais traiter, mais il en était un des plus flagrants, et un qu'il faudrait à tout prix guérir.

"Je n'ai rien à te présenter pour l'instant, mais si l'offre te plaît, je t'enverrais un lien dès que ma protégée aura quelque chose à montrer au monde. Et qui sait, d'ici là j'aurais peut-être aussi des plans à te proposer, ou d'autres commandes à passer."

J'ai finalement poursuivi mon mouvement et me suis avachie dans le siège, toujours souriante.

"Je vais être franche, ton envie de t'investir en politique est positivement stimulante. Ton ardeur est flagrante, et mon orgueil m'interdit de me laisser dépasser."