Lady Moriarty's Kitchen Nightmare [FT. Arima]

Si vous doutiez un instant de ma célébrité grandissante, voilà une autre anecdote qui devrait vous convaincre. Une histoire qui aura un peu plus de panache que celle de la supérette, à commencer par son cadre puisqu'elle a commencé avec une invitation au restaurant. Destinée à Lady Moriarty, et délivrée par le canal classique, il ne pouvait s'agir que d'une offre d'emploi – ou d'un piège, mais c'est toujours le cas quand on me contacte – qui n'était pas signée. Autant dire qu'elle allumait tous les mauvais voyants : pas de nom, c'est un classique et c'est au fond mieux de ne pas en donner quand vous voulez faire appel à mes services, au cas où ; pas de requête précise, ce qui est déjà plus douteux car je n'ai aucun moyen de préparer à l'avance des propositions ou de savoir comment aborder la discussion pour les détails ; rendez-vous en personne, à un lieu et temps qui n'avaient pas été décidés par moi et pouvaient donc avoir été soigneusement préparés à l'avance pour se refermer sur moi comme la gueule d'un prédateur affamé ; rendez vous dans un lieu public, surtout, où des civils pourraient me voir, me reconnaître et appeler la police ou un héros quelconque.

Autant dire que je n'étais guère enthousiaste à l'idée de répondre présente. Tout cela ressemblait tant à un piège, en fait, que j'en venais à douter que c'en soit un. De plus, si quelqu'un pouvait être à la fois assez prétentieux pour vouloir s'en prendre à moi et assez maladroit pour si mal cacher ses véritables intentions, quelle menace pouvait-il réellement représenter ? C'est avec cela en tête que j'ai opté pour un entre-deux, pour commencer. J'ai mené une rapide enquête – l'échéance du rendez-vous ne me laissait guère le temps de faire plus – pour vérifier qui ce mystérieux hôte pouvait être. Mes deux pistes étaient le message de contact et le restaurant. La première ne donna pas grand-chose, celui qui m'avait contactée savait couvrir ses traces et il m'aurait fallu trop longtemps pour dérouler cette pelote jusqu'au bout. Le restaurant, en revanche, s'avéra plus instructif. Pour la journée du rendez-vous, les employés habituels avaient reçu un congé exceptionnel et la boutique devrait être fermée. Pas de civils à l'horizon, seulement un cadre magnifique et dépourvu de tout témoin. Après cela j'ai fait quelques vérifications supplémentaires, passé plusieurs coups de téléphone, je vous épargne les détails – pour l'instant – avant de prendre ma décision. Celui ou celle qui m'avait donné ce rendez-vous avait fait beaucoup d'efforts et il aurait été dommage de ne pas au moins voir où il comptait aller.

C'est ainsi que je me suis présentée au rendez-vous. J'avais cette fois délaissé mes belles cylindrées et opté pour une moto de course au profil élancé et élégant. Elle présentait trois avantages sur des voitures : un démarrage plus rapide et une conduite plus adroite, pour une fuite éventuelle ; le port du casque qui dissimulait ainsi mon visage si reconnaissable au monde ; et un design à la fois moderne et élégant dont le profil tout en courbes rouges et blanches révélait toute sa splendeur une fois lancé à pleine vitesse. Je l'ai immobilisée sur un parking proche du restaurant puis me suis dirigée vers la porte. Avant d'y pénétrer, j'ai jeté un dernier regard à mon poignet. J'étais pile à l'heure, et j'avais un nouveau message. Tout était parfait, je me suis donc engouffrée par la porte ouverte avant d'ôter mon casque et de laisser ma superbe crinière rousse cascader le long de mes épaules. J'avais dû abandonner la fourrure blanche pour ne pas être trop reconnaissable sur la moto, mais j'arborais tout de même ma canne, ma combinaison et mon maquillage.

Celui qui m'a accueillie était un adolescent, assez beau garçon – et j'emploie ici le mot dans le sens "enfant" – aux manières impeccables et à la tenue des plus élégantes. Un véritable gentlemen aurait proposé à ses invités de les décharger de leur manteau, enfin dans mon cas de mon casque, mais bon. C'était beaucoup attendre d'un gamin. Et puisqu'on me laissait faire, j'ai gardé mes affaires jusqu'à la table et les aient posées là, sur la nappe blanche, à un rien de nos plats. Il faut dire que la dite table était bien assez grande pour ça, la plus grande du restaurant pour deux personnes seulement. Et quel restaurant, je n'avais pas eu l'occasion d'y manger auparavant mais il était parfaitement à mon goût, donc le meilleur qui soit.

"Enchanté, Verso. Cela fait-il de moi Recto dans ce face-à-face ? A moins que ce soit présage de retournement."

Les employés semblaient plus au fait de ce qui était attendu d'eux dans un cadre aussi prestigieux. Ils vinrent m'apporter le menu et des rafraîchissements sans un mot et avec des gestes étonnamment précis. Je pris les deux avec plaisir, et l'espace d'un instant, le carton dissimula mon verre aux yeux de mon hôte. Je n'avais pas besoin de plus pour y glisser une petite pastille qui disparut aussi vite, dévorée par les bulles du champagne.

...

Un peu plus tôt, bien avant ce rendez-vous, j'étais déjà venue sur place. En pleine nuit, quand personne ne pouvait me voir, j'avais esquivé la surveillance avec l'aide de Eagle pour consulter les comptes et réservations. Cela m'avait permit de découvrir l'identité de ceux qui avaient bloqué le restaurant pour la journée, avec tant de moyens et de détermination qu'ils avaient même convaincu le propriétaire de les laisser investir les lieux sans surveillance pour la journée.

"Kuronushi… Kuronushi… Ce n'est pas le nom d'un des camarades de ma petite Symphonie ?"

"C'était pas Melody, le nom de la gamine ?"

"C'est un surnom, Eagle, qui se voulait mignon. Peu importe, on dirait une vraie réservation. Est-ce qu'un autre étudiant de Yueï voudrait tomber entre mes griffes ?"

...

La situation ne pouvait pas être aussi simple, ni aussi belle, bien sûr. J'en savais néanmoins un peu plus sur celui qui m'attendait, et avec ça, sur ce qu'il pouvait me vouloir. J'aurais d'abord cru que le père m'attendrait, mais ce n'était finalement pas une surprise de rencontrer le fils. Mes yeux se promenèrent rapidement sur la carte, enregistrant les noms et cherchant ce qui semblait le plus approprié.

"Dans tous les cas, je trouve que Salamander a beaucoup plus de panache, ça ne vous dérange pas j'espère ? On ne ment jamais autant que face au public, mais mon propre nom est un mensonge au moins aussi gros alors ça ne me dérange pas."

Finalement, après avoir laissé le temps aux réactifs d'agir, j'ai constaté avec le sourire que mon champagne n'avait pas changé de couleur, ce qui serait arrivé si un poison ou une drogue commune y avait mélangé. J'ai donc reposé le menu et levé le verre vers mon hôte.

"Tout cela a l'air succulent, je prendrais donc la même chose que vous. Santé !"

La suite… j'ai très envie de passez des morceaux, très franchement, car mon hôte s'est montré très prévisible et peu intéressant. Commande de plats célèbres à bases d'ingrédients rares pour en mettre plein la vue sans avoir besoin de s'y connaître en vraie haute gastronomie – fois gras et bœuf de Kobe, franchement, est-ce que ce n'est pas la première chose qui vous viens en tête quand vous pensez repas de riche ? Foi gras nature, en plus, même pas une préparation ambitieuse ou originale. Quoique, il aurait pu avoir mauvais goût en plus et demander des huîtres, je déteste ça – puis il m'a longuement expliqué qu'il avait entendu la capsule dans le champagne et qu'il se sentait offensé que je puisse douter de lui, alors qu'il était lui-même méfiant pour faire attention aux moindres bruits ainsi ; suivit un laïus mal informé sur l'utilisation de poisons, qui négligeait complètement le fait que le service du champagne se fait en appliquant la bouteille sur le bord du verre et en laissant couler la boisson depuis le rebord, charriant ainsi avec elle tout poison appliqué sur le contenant, qui ainsi réagirait bien aux tests. Puis il enfonça le clou en expliquant que son but, en m'invitant dans ce grand restaurant chic dont il avait complètement pris le contrôle, était de dissiper toute méfiance possible. D'instaurer une relation mutuelle basée sur la confiance, ce qui était selon lui le seul moyen d'être "lucratif". Un argument étrange car j'avais moi-même fait fortune, pourtant ma technique consiste plutôt à assurer la sécurité à tous les niveaux, à empêcher tous mes associés de connaître l'identité, le visage ou la voix des autres, et globalement à sécuriser la moindre de mes actions sans jamais faire confiance à quiconque d'autre que moi. Et surtout pas à un gamin arrogant.

...

En parlant de méfiance, revenons quelques heures plus tôt, dans la matinée, à un petit coup de téléphone que j'ai reçu. J'étais encore en train de régler quelques petits détails concernant une histoire qui n'a aucun rapport avec celle-ci – une histoire de reptiles, si vous suivez ma pensée – quand Eagle a appelé sur notre petit canal privé. Il est le seul à avoir ce genre de privilège, il faut dire que si je suis Moriarty, il est assurément mon Moran. Le seul assez vif pour mériter ce genre de confiance, le seul en qui j'ai confiance en général en fait, et mon bras droit préféré. Entre autres qualifications, il a un alter fort pratique qui lui permet de voir en infrarouges et d'observer les mouvements à travers les murs. Je lui avait demandé de se poster à quelques pâtés de maison du restaurant la veille au soir et d'observer les allés et venues à la jumelle.

"Ils ont commencé à arriver, Boss. Je fais quoi ?"

"Rien pour l'instant, reste en place et continue d'observer. Quand j'arrive, je veux un message sur leur nombre et leur position. Et transmet aussi aux deux autres."

"Reçu."

Il n'avait pas besoin de plus d'instructions, il savait ce qu'il faisait. Son alter si pratique, et ses autres talents, en faisaient une vigie parfaite et il avait l'habitude de tenir ce rôle. Surveillance, coordination, transmission d'information, couverture, tant de choses si utiles à une opération bien huilée.

…

Mais je m'égare. Faire savoir au gamin toute la confiance qu'il m'inspirait, à savoir pas une once, n'aurait eu aucun effet positif sur cet entretient, et je voulais encore savoir ce qu'il attendait de moi. J'ai donc enduré son petit numéro de paon avec un sourire, des hochements de tête, une parfaite imitation de personne vraiment impressionnée que rien ne trahissait sauf peut-être l'applaudissement un peu trop enthousiaste à la fin. Applaudissement du bout des doigts, comme si j'étais excitée, ce qui ne pouvais pas être moins vrai.

"Eh bien, eh bien, on ne peut être que convaincue par de tels arguments ! Voilà qui m'apprendra à vouloir faire la maline, je suppose !"

As if. Mais lui pointer toutes ses erreurs ne ferait que le braquer, je connais ce genre profil persuadé d'être le roi, de tout savoir et tout maîtriser, incapable de se remettre en question et d'évoluer même quand il est confronté à l'échec. Non, il fallait le brosser dans le sens du poil pour l'instant, avec un jeu d'acteur si bon qu'il m'aurait même trompée moi. Je suis la meilleure à ce jeu là, il faut dire que j'ai tous les atouts. Pas une micro-expression pour me trahir, ou si brève que je suis moi-même incapable de les surprendre avec ma perception accélérée.

"Mais soit, parlons donc affaire, puisque tel est le sujet. A commencer par la question la plus importante : comment une organisation telle qu'Ouroboros a pu croire qu'on la prendrait au sérieux après avoir choisi un gamin prépubère comme représentant ?"

Oups, ça m'a échappé. Enfin pas tout à fait, la question était obligatoire en fait. Si je ne l'avais pas verbalisée, il aurait soit cru que je n'y avais pas pensé, ce qui aurait fait de moi une cruche de la pire espèce, soit que je le gardais pour moi et me moquais sous cape, ce qui était le cas pour le coup mais je n'avais aucune envie qu'il s'en rende compte. Restait une troisième option, et après un silence pesant, j'ai explosé de rire.

"Je plaisantes, bien sûr. Non, tout ce que j'ai besoin de savoir, c'est ce que vous attendez de moi. Le reste ne concerne que vous et votre image."

La partie sérieuse commençait sur la scène. Tout se passait comme prévu ici. C'est donc avec confiance, ironiquement, que je me suis laissée partir en arrière, dos enfoncé dans le dossier confortable de ma chaise, coudes sur la table et mains croisées devant la poitrine.

Le second associé que j'avais contacté pour me servir de back-up était Turtle, le seul de mes six réguliers dont je ne vous ait jamais parlé. Je n'ai jamais su avec certitude ce qu'il faisait avant de me contacter pour chercher du travail, mais à juger du timing, je dirais qu'il officiait dans un laboratoire de production de LSD qui avait été investi par des héros un peu avant. En tout cas il a un très solide background en chimie et je sais avec certitude que sa première paie est partie en dispositif de distillation. Depuis je me fournis auprès de lui quand j'ai besoin de tel ou tel produit. Lacrymo, somnifères, luminol, teinture – oui, même les produits cosmétiques, il en fait sur mesure impossibles à tracer, très tenaces, et de très bonne qualité – il fait de tout. Ce n'est cependant pas pour ça que je l'avais choisi ce jour-là, mais pour son alter.

Isolation permet à Turtle de "sélectionner" un espace quadrilatéral autour de lui – il n'a pas à en être le centre mais il doit être entièrement à l'intérieur – et de… eh bien, l'isoler. A partir du moment où il active son alter, et jusqu'à ce qu'il le relâche ou ne sorte de l'espace isolé, le son et la lumière sont piégés à l'intérieur. De dedans, on ne remarque rien. De dehors, on voit l'espace isolé tel qu'il était au moment où l'alter a été activé. Une explosion pourrait s'y produire, un incendie, un ouragan, on ne verrait ni n'entendrait rien de l'extérieur. En contrepartie, Turtle lui-même ne voit ni n'entend plus rien tant que l'Isolation est en cours, et elle cesse dès qu'il en sort. Cet alter reste néanmoins un formidable outil de furtivité. Je lui ait trouvé bien des utilités avec le temps, mais pour cette fois, il a permit à Turtle et – spoiler – Spider de traverser la rue sans que personne ne puisse les voir, le second portant le premier, et se glisser jusqu'à un étage inoccupé de l'immeuble que Eagle leur avait indiqué, par une fenêtre dépourvue d'alarme ou caméra de sécurité que j'avais repérée lors de mon premier passage, pour qu'ils puissent se réceptionner et se mettre en place en toute tranquillité.

Pourquoi je vous parle de tout ça maintenant ? Oui, je sais que le cœur de l'action était dans la salle, dans cette joute verbale entre le gosse et moi, mais pour être honnête… il était un piètre adversaire. Sans doute espérait-il un résultat plus flamboyant encore de ses maigres tentatives de passer pour un parfait gentleman car "abandonna" le masque de l'enfant sans cervelle pour révéler celui de l'enfant prétentieux sans cervelle. Si sombre, si torturé, si mature et si bien informé sur tout, un véritable petit mastermind en herbe. Enfin c'était sans doute l'effet voulu, mais pour jouer ce rôle, il dut abattre son jeu et prouver à tout le monde que ce n'était que du bluff. Ses informations étaient complètements à la rue. Moi, servir d'intermédiaire avec l'Alliance des Vilains ? Après avoir interrompu l'une de leurs opérations quand ils se sont associés à Ludwig Snicket, après avoir vaincu et humilié deux de leurs membres au God Hand, dont la particulièrement revancharde Illuminaçion, ils s'imaginaient que je ferais une bonne intermédiaire ? Que je les aideraient, eux, de parfaits inconnus, à contacter mes ennemis ? A collaborer avec des gens qui me voulaient plus que probablement morte et exposée en place publique ? A donner un certes insignifiant coup de marteau dans l'épine déjà plantée dans mon flanc, histoire de l'enfoncer et de me pourrir encore un peu plus la vie ?

Quand au pseudo-double-jeu, il tenait un peu moins mal la route mais pas de beaucoup. D'une part parce qu'il pouvait se résumer à "je sais que je ne suis pas crédible deux secondes mais est-ce que vous voulez me faire confiance et prendre le risque de vous mettre à dos ma super organisation si incroyable qui a payé pour tout ça en vous mettant à mon service exclusif ?", ce qui aurait réussi l'exploit d'être plus convainquant que sa diatribe car beaucoup plus direct et honnête, peu de choses m'énervent autant que ceux qui pensent m'embrouiller en m’abreuvant de bons mots. Ensuite, son offre ressemblait beaucoup trop à un contrat d'exclusivité, ce qui ne correspond pas du tout à mon modèle économique. Je travaille par contrat, on me donne une tâche, on me paie pour l'accomplir, je le fais avec panache et sans incriminer mon employeur, et l'histoire s'arrête là, happy end, on peut passer au conte suivant ou aller dormir. Je ne fais pas dans l'exclusivité, dans la servitude ou dans l'association de longue durée, et certainement pas aux ordres de quelqu'un. Je n'obéït à personne d'autre qu'à moi. Il était possible, cependant, que ce point précis ne soit que le fruit d'une incompréhension causée par son évidente maladresse et surtout par un maladroit choix de mots.

Je continuais donc de sourire et de hocher la tête en signe d'approbation, de faire semblant d'être charmée par son absence de charisme et de marcher au rythme de sa voix. A quoi bon être agressif avec lui, à ce stade, quand je pouvais encore le presser un peu et en tirer plus d'informations sur lui, sur ce qui le poussait à vouloir faire des plus petits enfants dans le dos de son clan, et même sur le dit clan. Alors j'ai avalé et j'ai souris pour qu'il continue de parler.

"Avant de répondre à ça, vous comprendrez que je veuilles en savoir plus. La confiance est basée sur la sécurité, et pour me sentir en sécurité, j'ai besoin de savoir ce que vous attendez de moi. Et ce que j'ai à y gagner, bien sûr."

Cette dernière boutade fut accompagnée d'un petit rire cristallin et d'un geste désinvolte de la main. Il devait continuer de croire que j'étais intéressée, continuer de croire que j'avais quelque chose à faire de lui et de son clan.

Et là, enfin, il se décida à dire quelque chose d'intéressant. Pas d'intelligent, attention, j'insiste sur la différence. La stupidité peut être fascinante à observer, tout comme le génie, car c'est la nouveauté qui prime sur le reste et détermine si l'on sera lassé ou happé par ce que l'on nous présente. Et enfin il a proposé quelque chose de nouveau, et même s'il a beaucoup brodé autour donc je vais vous faire la version courte, personne n'a le temps de supporter son babil si plein de pathos qu'il n'a plus la place pour les choses utiles, il m'a demandé un accord de principe. Pas une association de longue durée mais pas une tâche précise non plus, ce qui m'a donc demandé de réfléchir un infime instant avant de me prononcer. Il faut lui reconnaître ça, personne ne m'avait jamais demandé quoi que ce soit du genre avant et ce n'était en soi pas si idiot. Juste plein de trous, de failles et de détails non-réglés, car le petit monsieur semblait plus intéressé par le son de sa propre voix et des gargarismes sur sa morale et son éthique que par l'établissement d'un contrat solide. C'était lassant.

Il a aussi confirmé sa ferme intention de trahir la main qui l'avait nourri et avait fait de lui le jeune homme plein d'arrogance et de confiance qu'il était, sans se rendre compte à quel point sa façon de faire était dangereuse. Pas que cela me dérange, il pouvait faire ce qu'il voulait de sa vie, y compris la perdre, ce n'était pas mes affaires. Mais annoncer comme ça, devant plusieurs membres de son clan, qu'il avait l'intention de trahir ses chefs et de profiter du clan pour poursuivre des objectifs personnels, sans penser que peut-être ces nombreuses paires d'oreilles iraient rapporter aux dits chefs que l'enfant prodige était en fait une tumeur cancéreuse. A moins bien sûr que tous les lascars présents ne soient plus fidèles au petit monsieur qu'aux têtes pensantes de le clan, ce qui serait une preuve de plus de leur manque de discernement, mais je n'aurais pas été surprise. Il ne faut pas trop en demander à des gens capables de se laisser marquer au fer rouge comme du bétail sans réaliser tous les inconvénients et risques que cela représente.

Et je n'ai pas parlé de l'argent, je ne travaille pas gratuitement et je doutais que le gamin ait en poche de quoi me payer, il allait devoir taper dans les finances de sa famille et soit leur expliquer ce qu'il comptait en faire, soit s'assurer que personne ne remarque rien. Je doutais de sa capacité à faire l'un comme l'autre, à moins que ses parents ne soient des incompétents laxistes, ce qui n'augurait rien de bon pour Ouroboros. Vous devinez aisément mon avis sur sa proposition, je me doute. Disons que ce n'était pas de l'enthousiasme. Son naturel excessivement prolixe, cependant, avait un avantage : il en disait beaucoup plus qu'il ne devrait pour sa propre sécurité. Et s'il aimait tant que ça le son de sa propre voix, il ne résisterait pas à l'envie de répondre à une ou deux questions supplémentaires.

"Tiens donc, vous seriez philanthrope ? Je suppose que les Yakusas s'accrochent toujours à leurs vieilles valeurs d'honneur et de protection. C'est rassurant de voir que même dans les ombres, il reste de bonnes personnes !"

C'était peut-être pousser l'ironie un peu loin, il risquait de s'en rendre compte à ce stade, enfin s'il avait la moitié de la perspicacité qu'il s'imaginait, il savait déjà. Ce qui ne l'empêchait pas de poursuivre les tirades longues et inutiles, bien sûr, car pourquoi se priverait-il de ce plaisir qui lui donnait l’apaisante impression qu'il maîtrisait parfaitement la situation ? J'étais tentée de simplement me saisir de mon casque et partir, mais…

…

"Et comment on saura qu'il faut passer à l'action ? Vous voulez vraiment pas prendre d'oreillette, comme d'habitude ?"

"Non, une oreillette serait une preuve manifeste de contact avec l'extérieur, il saura tout de suite que je ne viens pas les mains dans les poches. Il doit penser que je suis assez arrogante pour me rendre seule au rendez-vous, le plus il sera concentré sur moi et le mieux ce sera."

"Ça répond pas à ma question, comment on saura quand agir ?"

"Je te ferais signe. Une fois à table, si je saisis ma canne, c'est que l'opération est annulée, tout le monde rentre chez soi. Si je prends mon casque d'abord, vous intervenez."

"Donc votre nouvelle arme de prédilection est synonyme de pas de danger, logique."

"Bien sûr ! Après tout, si j’enfile mon casque…"

"C'est que vous avez besoin de protection. Ok, on fait ça, Boss."

…

J'en savais assez. Il était temps de passer aux choses sérieuses et d'arrêter de faire semblant. Je n'avais même plus vraiment de question à lui poser, il avait donné toutes les réponses en avance. Je me suis donc penchée en avant, les mains croisées au-dessus d'une assiette toujours vide – il ne faut pas si longtemps pour préparer du Foi Gras, il suffit de trancher puis de faire la présentation, c'était peut-être pour ça qu'il avait choisi des plats aussi basiques, parce qu'aucun de ses larbins n'avait les compétences en cuisine pour quelque chose de plus complexe qu'une tartine beurrée – et le menton posé sur l'arche de mes doigts.

"Vous voulez donc un accord de principe, que je vous promettes d'intervenir avant même de savoir qui se fera enlever, comment, et par qui. Nous sommes assez loin de mes méthodes habituelles, mais soit, pourquoi pas. Si vous me demandez de voler au secours de votre petit camarade, j'irais. J'ai plusieurs conditions à poser, cependant.

Tout d'abord, je m'arroge un droit de rétractation. Ceci n'est pas un accord définitif, seulement un non-refus. Si la situation est trop pressée, trop dangereuse, ou contre mes intérêts au sens large, votre demande d'aide recevra un refus catégorique. Ensuite, quand bien même je me décidais à agir, ce sera contre un paiement décidé sur le moment, par moi et sans négociation possible, selon les conditions du sauvetage.

Enfin, dès l'instant où vous demandez mon aide, vous acceptez de ne pas intervenir. Je n'aime pas avoir des amateurs incontrôlables dans mes pattes quand je mets mes plans en place, et vous comme votre clan avez démontré votre inefficacité aujourd'hui. Si je vous vois tenter quoi que ce soit pour aider vos amis après m'avoir demandé d'agir, je prendrais ça comme une tentative de saboter mon opération et de me nuire, je me retournerait contre vous avec toute la fureur qu'une telle trahison méritera.

Voilà mes termes. Si vous avez la moindre question, réclamation, si vous voulez négocier ou protester, c'est maintenant ou jamais."

Mes yeux étaient plongés dans les siens alors que j'expliquais mes termes, scrutant toutes ses réactions tandis que mon visage impassible n'en montrait aucune. S'il voulait jouer dans la cour des grands, il devait réaliser ce que ça impliquait.

L’arrivée du serveur servile m’a forcée à me redresser et à décroiser les doigts, le temps de bouger un bras et de libérer l’accès à mon assiette. Le petit regard noir que lui adressa le gamin me fit sourire, il était un peu tard pour les rabrouer après tout, le mal était fait. Et les serveurs sont rarement les responsables d’un service lent, vous imaginez le niveau d’incompétence qu’il faudrait pour ne pas être capable de porter un plat sur quelques mètres ? Enfin cela arrive et l’humanité ne déçoit jamais ceux qui s’attendent à être déçus, ou ceux qui s’en fichent magistralement comme c’était mon cas. Je me suis donc contentée de ne pas quitter le gamin du regard et d’observer son larbin qui disparaissait en cuisine. Plus nombreux ils étaient dans la pièce d’à-côté, le mieux c’était. Ensuite de quoi nous avons pu enfin attaquer ce splendide fois-gras, qui avait au moins la décence d’être coupé droit. J’ai personnellement picoré, car je ni spécialement faim ni envie de gâcher le goût en me précipitant dessus sans l’attention qu’il méritait. Enfin, gâcher, le seul fait de le manger froid et nature était un affront à un ingrédient de cette qualité, toutes la finesse des arômes ne ressortait pas, mais ce n’était pas parce que des abrutis tatoués comme du bétail avaient profané cette chaire que je devais en faire autant. Il y avait plus important à remettre à sa place, après tout.

"Accord il y aura, ne vous en faites, pas, mais uniquement quand nous serons parfaitement en harmonie sur ses termes, ce qui ne semble pas être aussi certain que vous le pensez. Je suppose qu’une telle erreur de jugement est compréhensible de la part d’un enfant ayant reçu plus de louanges infondées que d’expérience du terrain, mais je me dois d’insister sur un point. Si vous me demandez d’intervenir, je ne veux pas vous voir, vous ou un seul de vos taureaux marqués au fer rouge."

Afin qu’il ne puisse pas se méprendre sur le sens de ces derniers mots, j’ai accompagné la parole d’un bien peu élégant mouvement de ma fourchette, les dents approchant de ma gorge jusqu’à presque toucher le cuir de ma combinaison, juste là où notre serveur arborait son propre signe de l’Ouroboros, avant de la retourner et de la planter d’un geste sec - mais sans un bruit, le métal s’était immobilisé avant de percuter la céramique - dans le toast qui fort heureusement accompagnait notre entrée.

"Personne de sensé n’agit sans avoir établi de surveillance ou de périmètre de sécurité, de nos jours. Vous avez vous-même déployé des snipers, dont le matériel a dû coûter outrageusement cher si l’on considère leur efficacité, pour un simple dîner d’affaire. Que l’on parle de l’Alliance des Vilains ou de quelqu’un d’autre, leurs planques et sites d’opérations sont sous une garde plus étroite encore, à l'affût du moindre signe suspect ou du moindre intrus indésirable. Je suis confiante dans ma capacité à contourner de telles précautions, j’ai de nombreux succès à mon actif, y compris contre l’Alliance elle-même."

Techniquement, ce n’est pas un mensonge. L’Alliance était impliquée dans l’enlèvement de Melody Snicket, et j’y serais entrée sans bruit ni risque sans l’intervention de l’autre stupide garnement et de ses petits camarades presque aussi outrés que je n’avais été. J’omettais juste quelques détails que quelqu’un d’aussi mal informé que Salamander ne pouvais de toute façon pas connaître.

"Vous, en revanche, êtes aussi difficile à manquer qu’un éléphant dans un couloir. Vous êtes un élève de Yueï, ce qui signifie que tous les acteurs un tant soit peu renseigné de notre petit milieu qu’est le monde du crime - comprenez aussi bien les vilains que les héros qui les poursuivent, ou même tous ceux qui nous gravitent autour - ont déjà vu votre visage, votre nom et votre alter. Ceux un peu mieux informés, comme l’Alliance ou moi, connaissent aussi le serpent qui se mord la queue et ses principaux membres, donc là encore, vous. Si vous ne serait-ce que passez dans une rue proche d’une planque de l’Alliance, là où ils pourraient séquestrer vos hypothétiques futurs petits camarades captifs, ils le sauront et seront sur le qui-vive. A vous donc de faire preuve d’un peu de cette confiance qui vous tient à cœur, et me laisser faire ce que je fais de mieux."

Et si cela pouvait éviter qu’il s’approprie mes actions, qu’il prétende être le seul acteur de mon succès - ou un acteur tout court - alors qu’il se contente de se pavaner et d’allonger les billets, voire pire, qu’il laisse croire que je lui suis inféodée d’une façon ou d’une autre, c’était du pure bonus. Ce n’était pas pour que les gens sachent qu’il était “présent” qu’il voulait être sur les lieux, c’était pour jouer les sauveurs et créer de la reconnaissance chez ses camarades, profitant de leur malheur pour inventer de toute pièce une loyauté non-méritée. Une technique certes très efficace mais éthiquement répugnante, enfin à quoi d’autre aurais-je dû m’attendre de la part d’un enfant déjà fier d’avoir du sang sur les mains ?

"Quand au paiement, je me contenterais de liquidité non-traçable. Cela m’a toujours réussi, et j’ai déjà tout prévu pour la faire disparaître et la blanchir. Tout l’inverse de parts dans vos affaires, qui créent un lien bien trop permanent à mes yeux, en plus de me rendre dépendante de vos propres décisions et opérations. Je reste avant tout une indépendante, et mes clients ont besoin de savoir que j’accorde autant d’importance et de loyauté à tous si je veux que mon business perdure."

Cette offre de me payer en actions ressemblait à une maladroite tentative de lier de force mon destin à leur clan. Cela m’aurait rendue dépendante d’eux, certes dans une infime mesure ; aurait aussi créé une preuve de notre association si Ouroboros venait à tomber ou faire l’objet d’une enquête poussée, un risque que j’aurais supposément voulu éviter en protégeant le clan pour servir mes intérêts ; et enfin, un argument de pression pour me forcer la main et m’obliger à accepter d’autres contrats à l’avenir. A moins que ça ne soit encore que des paroles balancées au hasard pour faire semblant de maîtriser le sujet, il semblait très friand de celles-ci. En tout cas, je n’étais pas cliente.

"En définitif, mes termes ne changent pas. A prendre ou à laisser. Et si vous prenez, alors là - j’ai posé mon couteau, essuyé mes doigts et tendu la main droite par dessus la table sans me lever, cette fois c’était à mon tour de faire une entorse parfaitement voulue à la bienséance - nous avons un accord."