[Jour 1] J'adore c'que vous faites (PV Natalya)

Nous avons enchaîné les jeux toute la soirée. Certains étaient plus intéressants que d'autres, certains plus intenses, et nous n'étions globalement douée pour aucun d'entre eux. Tous n'étaient pas vraiment efficaces pour me changer les idées, en fait les plus physiques étaient clairement les meilleurs. Ceux où je me contentais de bouger, ceux où les résultats de ce que je faisais étaient immédiatement visibles. Il faut croire que c'était aussi simple que ça. Bouger, gesticuler, me concentrer sur ce que je faisais et ne prévoir qu'une seconde ou deux en avance. Ne surtout pas penser plus loin à l'avenir, ou au passé.

Mais dès que j'arrêtais de me concentrer, je me sentais lourde. Ce n'était pas que la fatigue, même si ça devait jouer. Non, c'était plus cette immobilité écrasante, cette apathie qui dévorait mon énergie et mes désirs pour me laisser sans objectif, sans rien, juste avachie sur une chaise à côté de Mei. Elle-même n'en menait pas large, tant d'exercice avait épuisé tout ce qu'elle avait comme énergie. Nous étions toutes les deux crevées et effondrées, un peu souriante à cause de l'endorphine, elle plus que moi. Puis elle s'est remise à bouger, maladroitement, comme si vraiment elle n'était jamais au bout de ses forces. Elle avait toujours quelque chose pour la pousser à avancer, alors elle le faisait, aussi simplement que ça. De mon siège, j'ai baissé le regard dans sa direction.

"Dis…"

J'étais un peu envieuse de ça, je pense. L'heure que nous avions passé ici, ou les heures, m'avaient rappelé ce que c'était d'être active. Alors en la voyant se relever, faire des choses, vouloir des choses, comme une personne normale, mon cerveau anesthésié s'est mis à dérailler.

"… Pourquoi est-ce que tu prends des photos ?"

Elle devait trouver ça important, d'une façon ou une autre. Ou elle n'avait peut-être juste pas perdu toute raison de se lever et faire des choses. Dire que je trouvais mon travail important, à une époque, moi aussi. J'étais enfin capable de faire quelque chose par moi-même ! J'avais réussi ma vie… J'en étais persuadée… Mais quel genre de vie c'était ? Inutile, sans importance, je n'étais pas capable de sauver ma sœur alors de quoi j'étais si fière ? Pourquoi je m'embêtais ? Elle m'avait tazée, elle m'avait abandonnée, traitée comme un boulet alors qu'elle poursuivait sa route, comme avant, comme quand elle avait disparu la première fois. Sauf que maintenant je savais qu'elle fonçait vers l'enfer, et qu'elle ne me voulait pas à ses côtés avant de brûler. Qu'est-ce qui pouvait avoir de l'importance face à ça ?

J'avais presque du mal à écouter ses explications. A me concentrer assez sur son histoire pour la comprendre ou la retenir. Alors que la question était venue de moi, de but en blanc, j'avais voulu savoir et j'arrivais à peine à m'y intéresser. Me lamenter et me détester était tellement plus simple, mais je lui devais au moins cet effort. Elle m'avait traînée ici, loin de son travail – et le mien – pour me remonter le moral. Et elle y était arrivée, mieux que beaucoup, même si ça n'avait duré qu'un temps. Alors je l'ai suivie du regard et me suis accrochée.

Ce n'était pas une histoire très compliquée qu'elle me racontait, en plus. Même si elle semblait avoir du mal. J'aurais cru à un sujet sensible si elle ne souriait pas si fort, trop fort pour que ce soit forcé. Non, ça devait juste être… autre chose. L'histoire d'une gamine qui galère, qui a l'habitude de ne pas être douée et qui a enfin trouvé quelque chose qu'elle pouvait bien faire. Quelque chose qu'elle voulait bien faire. Et avec ça, l'opportunité de ne plus être personne. Les détails étaient assez différents, mais dans le fond, c'était la même chose.

Moi, pour sourire, je devais encore me forcer. Mais je voulais le faire. C'était ce dont elle avait besoin, peut-être pas tout de suite, mais un jour elle y repenserait. A celui-là et à d'autre, j'espère. A des gens qui l'ont encouragée.

"Tu fais ça très bien. Les clichés de la soirée que tu m'as montrés sont excellents, et je suis sûr que tu t'en sors aussi bien avec les héros."

C'était avec des encouragements comme ça que Ayumu m'avait convaincue de venir faire un stage au journal. Puis d'y bosser. Puis d'écrire mes propres articles, de réaliser mes propres enquêtes. Si ma vie était vraiment aussi simple que celle que Mei décrivait, ça m'aurait suffi. Voir le résultat de mes écrits, entendre les retours du public, ressentir la confiance de la rédaction. Ils me faisaient toujours confiance, mais ça ne suffisait plus. Je n'arrivais plus à écrire, je ne pouvais plus changer quoi que ce soit. Je n'avais jamais pu changer ce qui importait. Mes articles n'avaient rien pu faire pour sauver Nastia. J'avais…

Le regard toujours posé sur la petite, j'ai levé les mains et commencé à observer mes doigts. J'avais vraiment tout tenté ? J'avais fait quoi exactement ? A peine je l'avais retrouvée, elle m'avait rejetée. Sans me laisser une chance de la convaincre. Sans que je puisse lui montrer qu'une autre voie existait. Mes doigts se sont refermés. Sans une occasion de faire mes preuves, de lui expliquer ce que je pouvais faire, ce qu'on pouvait faire ensemble si seulement elle m'écoutait. Ils se sont crispés, à blanchir les phalanges. Et qu'est-ce que j'avais fait pour la faire revenir, après ça ? J'avais compris, j'avais cru, que c'était fini. Que je ne pouvais plus rien faire. Mais je savais ce qu'elle faisait, maintenant. Je savais qu'elle était en vie, et je savais qu'elle était là. La tension faisait même trembler mes poignets fatigués. Je pouvais faire quelque chose. Je pouvais faire pleins de choses ! Faire mes preuves, prendre cette chance que quelqu'un d'autre m'avais donné à sa place ! Elle m'avait abandonnée, mais ça ne voulait pas dire que moi je devais l'abandonner. Finalement mes bras sont retombés le long de mon corps. Ma tête est retombée en arrière, et au lieu de regarder Mei, j'ai contemplé la salle. Enfin, j'ai pointé un doigt vers un des jeux.

"Tu aimes bien les bornes, non ? Tu as vu que celle-là a été rénovée ? Avant, c'était un jeu de tir futuriste."

La personne qui avait bricolé l'arcade avait fait du bon travail, aucune trace de la peinture initiale ne subsistait. Mais à mes yeux, les couleurs néons sorties tout droit des années 1980 brillaient comme au premier jour, rien que pour moi.

J'ai souris, sincèrement cette fois. Mon esprit était comme libéré d'un poids, je le sentais lentement recommencer à fonctionner. Il me faudrait du temps pour retrouver ma confiance d'avant, mais tout ne m'arrivait plus à travers un filtre noir et huileux, désormais. Entendre quelqu'un dire du bien de mon travail était de nouveau gratifiant, surtout avec la sincérité de l'adolescente.

Pour l'énergie, par contre, ce n'était toujours pas ça. Alors que Mei courrait et tournait autour de la borne, j'avais juste la force de l'observer de loin. Rien d'autre de remarquable dans la pièce, seulement des tags vulgaires qui avaient été dessinés puis effacés. J'en vois partout, des comme ça, je ne les remarque même plus. J'ai donc fini par reporter toute mon attention sur elle. Juste la regarder, c'était fatiguant. J'ai failli ne pas remarquer qu'elle me parlait à nouveau, mais elle m'a quand même tiré un gloussement et un vague mouvement de main qui se voulait rassurant.

"Je suis là pour le journal, mais on m'a clairement dit de me reposer. Je n'aurais sans doute pas été très efficace ce soir, de toute façon. Je ne serais même pas capable de te dire ce qui s'est passé pendant la fête, c'est un peu la honte."

J'ai ensuite tendu les bras devant moi comme un balancier, et donné un coup de rein dans mon dossier. J'espérais que ça suffirait à me remettre debout mais mes jambes ont commencé à flancher dès que j'ai quitté le siège et je suis retombée en arrière. Ça aurait sans doute pu être pire, j'aurais pu m'étaler par terre, mais ne pas être capable de me mettre debout c'était pas très glorieux. Pour ma seconde tentative j'ai préféré poser les paumes sur les accoudoirs et pousser, ce qui s'est avéré plus lent mais plus prudent. Mes genoux ont eu le temps de comprendre ce qui se passait avant de prendre le relais, et même si j'ai dû lutter, j'ai fini par me redresser. Je chancelais encore un peu mais rien d'insurmontable, et j'ai souris à Mei pour la rassurer.

"Avec un peu de chance, le plus intéressant est encore devant nous. Cette croisière ne fait que commencer, il reste six jours devant nous. Et si tu trouves quelque chose d'intéressant, ou si tu veux juste discuter, qu'est-ce que tu dirais de passer par ma cabine ? On pourra encore comparer nos photos."

Mais ça attendrait le lendemain. Là, j'étais épuisée, j'avais un grand besoin d'aller me reposer quelque part. Peut-être dormir un peu. Oh, et manger un bout. Je n'avais rien avalé depuis le matin, et la faim commençait à devenir vraiment forte.