[Jour 1] J'adore c'que vous faites (PV Natalya)

J'ai hoché la tête.

"D'accord, Mei."

Son appareil était un vieux modèle, mais de toute façon on a pas fait de progrès depuis longtemps. Augmenter la résolution ne sert pas à grand-chose quand on a passé un certain stade, les options de montage à la volée servent plus à tricher ou à rattraper de mauvais clichés qu'à autre chose, et une bonne luminosité rend les étalonnages automatiques inutiles. Dans son cas, donc, elle n'en avait pas besoin.

Le regard baissé, j'essayais de me concentrer sur les images. Les boutons étaient sous ses doigts, elle avait le contrôle, et elle faisait circuler les photos à toute vitesse. Dans ces conditions, difficile de voir les défauts bien sûr, les petites imperfections. Mais même sans ça, je pouvais deviner qu'il n'y en avait pas. C'était d'excellents clichés. Et je n'avais pas l'esprit assez clair pour être critique, de toute façon. Je pouvais juste essayer d'y réfléchir, et hocher poliment la tête.

"Hmm ?"

J'étais si concentrée sur ce que je regardais, sans pour autant retenir quoi que ce soit, que j'ai failli ne pas entendre qu'elle me parlait. Et même après avoir réalisé, j'ai dû mettre une seconde ou deux à comprendre ce qu'elle avait dit.

"Oh, oui, quelques unes."

J'ai attrapé mon propre appareil, et en quelques pressions sur des boutons, les photos ont commencé à s'afficher. De mon côté j'avais un appareil moderne fourni par le travail, tellement facile d'accès que je n'ai pas hésité à le lui tendre pour qu'elle fasse défier à son rythme.

"Je n'ai pas encore fait le tri, il y en a sans doute des moins bonnes dans le lot."

Je ne me suis même pas demandé ce qu'elle en penserait, à dire vrai. J'ai juste fait ce qu'elle demandait, en pensant à autre chose. Toujours la même chose.

Ça avait l'air de lui plaire. L'appareil, déjà. Oui, il était bien, mais elle avait raison, le nouveau était déjà annoncé. Et quand il sortirait, le suivant viendrait. Au final, avoir le dernier modèle ne signifiait pas grand-chose, c'était une course sans fin. A moins, comme avait accepté le journal, de ne mettre à jour le matériel qu'une fois de temps en temps, quand il est vraiment trop obsolète pour ne pas se ridiculiser face à la concurrence. Et les photos aussi semblaient à son goût. Statistiquement, il y en avait forcément quelques unes de bien, je me suis dit. J'en avais pris tellement. Et tout ce temps, je hochais la tête lentement à tout ce qu'elle disait.

Puis à un moment, elle n'a plus rien dit, et elle a arrêté de faire défiler les photos. J'ai continué de hocher la tête avant de réaliser que quelque chose avait dû se passer. J'ai réfléchi. J'ai réalisé ce qu'elle venait de dire. Ça m'a sans doute pris plus longtemps qu'il aurait fallu pour une question comme ça, c'était un peu comme une réponse. J'ai pas pû retenir un gloussement las avant de relever le regard sur son visage. Elle avait l'air concentrée, et inquiète, un air sérieux qui n'allait pas avec son masque coloré et rieur. De mon côté, j'ai souris sous mes yeux fatigués.

"Tu as vu ça juste avec les photos ? Tes es douée."

J'ai encore rit un peu, doucement. Je ne saurais dire pourquoi exactement, est-ce que c'était vraiment drôle ? Non, pathétique plutôt. Ça compte comme une forme d'humour, après tout. J'étais fatiguée, je n'arrivais pas à me concentrer. Les mains vides, je me suis rassise. Mes coudes se sont posés sur mes genoux, mon front sur mes paumes, et je me suis effondrée sur la chaise.

"J'essaie de continuer comme si de rien n'était, mais je n'y arrive pas."

Quoi que je fasse, quoi que j'essaie, je n'arrivais pas à penser à autre chose. Le souvenir de tout ce que Nastia avait dit me parasitait le cerveau, je retournais cette journée en boucle dans mon esprit, et j'essayais de comprendre. Pourquoi est-ce qu'elle avait fait ça ? Pourquoi est-ce qu'elle avait tout abandonné comme ça ? Qu'est-ce que j'aurais pu dire de plus pour la retenir ? Et maintenant que j'avais échoué, maintenant que je savais qu'elle était là, quelque part, qu'est-ce que j'étais supposée faire ? Comment est-ce que je pouvais continuer normalement ? Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ? Tout se bousculait, c'était comme une tornade qui me broyait le cerveau de l'intérieur jusqu'à la nausée, et je n'ai pu retenir un sanglot.

J'avais perdu le contrôle, il était trop tard pour continuer à faire semblant et retenir les larmes. Mon dos s'est encore soulevé sous l'effet des sanglots, auxquels se sont mêlés des rires. C'était plus fort que moi. Parce que je me trouvais ridicule. Et parce que sa proposition était tellement décalée, tellement hors de propos. J'avais bien vu que ça se voyait. Que tout le monde avait compris que j'étais au fond du trou. Tout le monde prenait des pincettes, tout le monde tournait autour de la question ou cherchait à aider. Personne n'avait jamais eu l'air aussi gêné ou désemparé, cependant.

Quand les soubresauts se sont calmés, je me suis redressée. Je devais avoir les yeux complètement rouges et le maquillage en vrac, mais je souriais. Je n'aurais pas cru que je sourirais comme ça, mais c'était bien le cas. J'ai essuyé les larmes qui maculaient mes joues, étalant un peu plus mon mascara et le reste, et j'ai reniflé un bon coup.

"Heh…"

Toujours affalée, mon regard s'est posé sur l'appareil. Oui, les photos. C'était pour ça que j'étais là, à l'origine. Je ne pouvais pas juste partir comme ça, et ignorer mon travail. D'un autre côté, dès que j'ai levé les yeux, j'ai vu l'éclat d'un flash. Il y avait d'autres journalistes dans la salle, certains qui se remarquaient plus que d'autres. Des photos de cette soirée seraient prises de toute façon. Il faudrait peut-être juste en acheter certaines à des indépendants. De toute façon, on m'avait bien dit de faire comme si c'était des vacances, ça incluait me reposer et me faire un peu plaisir.

"Pourquoi pas."

J'ai repris l'appareil pour le ranger, et me suis encore essuyé le visage. Le masque était un peu sur le chemin, et des larmes s'accrochaient encore, alors je l'ai retiré brièvement. Puis je me suis balancée en avant pour remettre les pieds au sol, et je me suis mise debout. La tempête me tournait encore dans l'esprit, elle m'encombrait les pensées, mais j'essayais de la repousser. De penser à autre chose.

"Tu as une préférence ?"

L'adolescente m'a attrapé la manche avant de m'entraîner à sa suite. Elle avait visiblement repéré le navire car elle savait exactement où elle allait. Je l'ai suivie sans trop protester, j'ai écouté encore en hochant la tête. Elle débordait d'énergie à tel point que c'en était assommant. Au moins, elle était équipée pour braver la foule et creuser un chemin dégagé, je n'avais qu'à la suivre sans me poser de question.

Dès que nous sommes sorties du grand hall, l'ambiance a changé d'un coup. L'air s'est fait moins lourd, le bruit moins écrasant. Les coursives étaient peu occupées, quelques hublots ouverts y laissaient entrer un air marin rafraîchissant. Le choc m'a un peu réveillée, j'ai battu les cils pour chasser cet air presque trop bon. Pas le temps de m'y attarder cependant, Mei n'avait pas l'air de remarquer le changement. Elle savait où elle allait et elle n'avait pas le temps d'hésiter.

La salle de jeu, en comparaison, était un peu plus animée. Les bornes clignotaient et chantaient pour attirer les joueurs, aux abonnés absents. Il n'y avait plus de courant d'air mais pas de foule pour chauffer l'atmosphère, froide et stagnante. J'ai frissonné en entrant mais Mei ne m'a pas laissé le temps de m'arrêter avant d'avoir atteint l'un des jeux. Au lieu d'une borne purement informatique, elle avait choisi un tape taupe. Et elle me tendait le marteau. J'ai fixé les trous, puis le panneau avec un Fat Gum exagérément simplifié et enjoué, puis l'arme de plastique. Et enfin j'ai hoché la tête.

"Allez."

Je me suis emparée du marteau et la machine a pris vie. Les lampes se sont mises à clignoter à toute vitesse, la musique a gagné en force, et un compte à rebours est arrivé sur l'écran. Trois. Deux. Un. Let's jam. J'ai frappé de toutes mes forces sur le premier petit Fat Gum souriant à apparaître. Puis le suivant. Et celui d'après. Chaque coup était un peu plus fort que le précédent, un peu rapide, et plus maladroit. Leurs sourires incessants alors qu'ils allaient et venaient, leurs putains de sourires alors qu'ils allaient se cacher dans leurs putains de trous, ça a éveillé quelque chose en moi. Quelque chose que je n'arrivais pas à nommer, qui me donnait envie de frapper, de grogner, de les détruire, et de hurler.

"Hngraaaaah !"

Le score ne montait pas vite, je manquais plus de coups que j'en réussissais, mais je m'agitait de plus en plus. Moi qui m'était difficilement traînée jusqu'ici, j'ai dû dépenser en à peine une minute toute l'énergie que je pouvais rassembler. J'ai fini par saisir le maillet à deux mains et presque frapper au hasard. Au moindre mouvement, parfois quand la cible disparaissant dans son trou, j'abattais la masse en plastique. Quand la partie s'est enfin terminée, je me suis retrouvée haletante, à attendre des mouvements qui ne viendraient pas. Alors, finalement, je me suis redressée et j'ai tendu le marteau à Mei.

"Tu veux essayer ?"

Vu de l'extérieur, le jeu était très différent. Les Fat Gum ne regardaient pas dans ma direction, leurs dizaines d'airs narquois ne m'étaient plus adressés et j'étais complètement déconnectée de la musique frénétique qui incitait à des coups de marteaux toujours plus rapides. C'était moins frénétique, et donc moins efficace pour penser à autre chose. Je n'arrivais même pas vraiment à y faire attention. Il a fallu que Mei m'interpelle pour que je réalise que sa partie était finie. J'ai jeté un œil au score, à peu près le même que le mien – que j'avais déjà oublié – et j'ai hoché la tête en forçant un sourire.

"Oui, hein ?"

Oui quoi, au juste ? Je ne savais pas exactement ce qui l'excitait comme ça, mais si ça la rendait heureuse, alors tant mieux pour elle. A la réflexion, le fait qu'elle se débrouille aussi mal que moi à ce jeu aurait dû être une raison suffisante de rire, mais je n'étais pas dans l'état pour y penser. J'ai donc plutôt balayé la pièce du regard. Elle voulait que je choisisse une autre borne, pour jouer ensemble cette fois. Dure décision.

Qu'est-ce qu'il y avait de disponible, pour commencer ? Des bornes de flipper, des pachinkos, un bandit manchot, un simulateur de vol, trois bornes de rythme. Que des jeux solo, suivant. Les bornes à plusieurs étaient un peu plus loin. Un jeu de combat en versus, un Tetris en versus, un Tetris en coop, un autre jeu de combat en versus, un portage d'un vieux jeu d'énigmes à base de robots blancs et de physique, que des choses trop exigeantes pour mon état actuel. Suivant. Un jeu de tir, avec de faux pistolets, où il fallait tirer sur des zombies dans un vieux manoir, avec un 37 sur le côté. Je n'avais aucune envie de jouer avec des pistolets. Suivant.

J'ai commencé à marcher vers un coin de la pièce et j'ai levé le bras, sans vérifier si Mei me suivait. Elle le faisait très probablement de toute façon.

"Ça, ça te dis ?"

Le jeu qui avait attiré mon attention était un peu plus large que les autres, il y avait la place pour que deux personnes côte à côte gesticulent sans se toucher, et un immense écran courbe qui entourait presque les joueurs. Le décorum reprenait des images de vieux films du siècle dernier, du Kurosawa entre autre – c'était le seul que je reconnaissais. Des photos de samouraïs hurlant en plein combat, avec des châteaux en feu dans le décor. Et juste devant l'écran, à côté du slot pour mettre les pièces, des manettes en forme de sabre. Les détails m'échappaient, mais la démonstration qui tournait sur l'écran était claire. Il allait falloir faire semblant de découper des yokaïs divers en agitant les morceaux de plastique. Parfait.

J'ai hoché la tête, évidemment que j'étais prête. Enfin, non, mais c'était mon idée de venir sur cette borne, et je n'allais pas devenir subitement plus forte, plus douée ou plus énergique. Autant y aller tout de suite. J'ai pris le faux sabre et je l'ai soupesé. Il n'était vraiment pas très lourd, c'était juste un morceau de plastique. J'ai essayé de le saisir au mieux, d'avoir la prise la plus agréable possible, mais je ne savais absolument pas comment faire.

Puis le tutoriel a commencé, en plein pendant que je gesticulais et cherchais comment tenir la manette. Sans le vouloir, j'ai donné un coup en plein dans un tatami holographique qui s'est divisé en deux sans effort. J'ai eu un hoquet de surprise et pendant une seconde j'ai arrêté de bouger. Ce n'était pas du tout comme frapper les Fat Gum. D'abord, il n'y avait physiquement aucune résistance. Ensuite, pas de sourires provocateurs. La sensation n'avait rien à voir. J'ai ensuite bougé le bras et coupé en deux une fausse flèche.

"Hah ! Attention !"

C'était… C'était grisant. Comment est-ce que ça marchait, au juste ? Pourquoi est-ce que je me suis prise au jeu si rapidement ? Aucune idée. Mais quand le jeu a démarré, et qu'il a fallu couper en deux le premier oni mutant virtuel bizarre, quelque chose s'est passé. Je me suis laissée porter, et comme un automatisme, j'ai continué à frapper. Les monstres. Les portes. Les coffres. Les flèches. Les poteaux. Beaucoup de choses qui ne servaient à rien, mais le jeu reconnaissait que je le faisais. Tout se détruisait sous l'effet de mes coups, chaque geste frappait fort. Et parfois, il y avait de la vie cachée. Ce qui n'était pas plus mal, parce que même si je m'éclatais, je n'étais pas exactement douée.

"A gauche ! Yah !"

Je ne serais pas capable de dire combien de temps la partie a duré. Une minute ? Cinq ? Vingt ? Aussi longtemps qu'on avait de vie. Et pendant ce temps, je ne pensais plus à rien. Je me contentais de faire des choses, de voir le résultat, et de profiter. Pour une fois, ce que je faisais servait à quelque chose, même si ce n'était que dans le jeu. Et quand finalement la partie s'est terminée, j'étais en sueur mais souriante. Sans surprise, notre score était loin en-dessous des records enregistrés sur la borne, mais je n'en avait rien à faire. J'ai juste remis le sabre à sa place puis je me suis reculée.

"Haaah… C'était physique."

J'avais un peu mal aux bras, en fait. C'était beaucoup d'efforts en peu de temps, si on compare à mon quotidien. Mais pourtant, je n'avais pas vraiment envie d'arrêter. J'étais lancée, je me sentais enfin bien, et il m'en fallait plus.