[Jour 1] Sur le grand-pont (RP global)

La femme en robe rouge ne prit pas bien mon geste. Je n'avais pas fait preuve de beaucoup de tact, mais l'idée même de mon intervention semblait la révolter. Contrairement à la personne avec elle, qui était polie à l'excès et tentait de la raisonner. Elle ne reprit pas sa boisson, à la place elle me servit un long monologue que je n'ai pas réussir à suivre. Quelque chose, sur les héros, sur sa bonté d'âme pour ne pas se comporter en garce, et sur la famille Red Lanshcrofts. Comme quoi elle voulait torpiller ma carrière ? Je n'ai pas bien compris le reste, et même de ça je n'étais pas sûre.

Quand elle est finalement partie, je suis restée seule au milieu de la foule, avec une chope de champagne qui devait valoir plusieurs mois de salaires, et des questions plein la tête. D'abord mon regard a plongé dans cet alcool, cet argent, qu'une femme quelconque avait prévu d'avaler par litres comme si ce n'était rien. Puis j'ai commencé à marcher vers un bar proche, où j'ai abandonné la chope. Ne restaient que les questions.

Je connaissais ce nom, Red Lanshcroft. Des gens riches, influents, à la tête d'une ONG d'influence mondiale. Si vraiment la femme que j'avais offensée était de leur lignée, et décidait de torpiller ma carrière, elle pouvait. Est-ce que j'allais vraiment perdre mon travail juste parce que j'avais été là ? Et après tout pourquoi pas. Il ne me valait que des ennuis, ces temps-ci. Si je n'avais pas essayé de mettre mon nez dans les affaires des autres, si je n'avais pas été si obstinée dans mes recherches, rien de tout ça ne serrait arrivé. Je ne me serais pas faite vomir dessus, menacer, torturer. Je n'aurais pas eu à découvrir ce qu'était devenue Nastia.

Des pas mécaniques m'ont conduite à la chaise la plus proche, où je me suis effondrée. Oui, pourquoi ne pas tout arrêter pour de bon. Ce n'était pas comme si je faisais encore quoi que ce soit. J'étais fatiguée. Tant pis pour le journal, tant pis pour le reste. Je voulais juste… quelque chose d'autre. Un peu de calme, de soulagement, de sens, n'importe quoi.

Par chance, le compagnon de Skunk semblait bien plus sobre que mon associé. Son esprit était clair, sa réponse rassurante, et je lui ait présenté un sourire bienveillant avant de lui adresser un gémissement de panique.

Voyez, occupée que j’étais à surveiller Skunk, à réfléchir à un moyen de le contacter au calme plus tard, et à ne pas me laisser submerger par le flot incessant et oppressant de vacarme généré par cette petite fête, j’étais à l’exact opposé de mon élément. Je suis habituellement douée pour rester à l'affût du moindre détail, pour ne rien laisser m’échapper, mais il y avait simplement trop de choses, et l’univers avait conspiré pour me faire passer le plus mauvais moment possible. Le karma, sans doute.

Toujours est-il que, les mauvaises surprises n’arrivant jamais seules, une folle furieuse s’effondra sur moi. Je ne l’ai entendue qu’à la dernière seconde, juste avant qu’elle ne s’accroche à moi et ne m’entraîne dans sa chute. Ce qui signifie que, même avec tous mes réflexes, je n’ai eu que le temps de me contorsionner pour éviter l’attaque. Au lieu d’empoigner mon épaule, ses doigts se sont glissés dans l’encolure de mon gant et se sont mis à tirer. Le tissu s’est tendu, enroulé, puis a commencé à glisser jusqu’à mon poignet.

Avec les masques, impossible de reconnaître cette personne ou de deviner ses intentions. Était-ce un accident ? Un attentat ? Sans doute un attentat. J’étais énervée, frustrée, tendue, paranoïaque, alors l’idée qu’on en veuille à ma vie - ou au moins à mon honneur - était en cet instant la plus probable. Ma main libre s’est donc armée en un poing, prêt à s’abattre sur le nez, ou ce que j’estimais être le nez, de mon agresseure. Mes épaules ont pivoté pour accompagner le geste, et ralentir ma chute. Mes hanches ont suivi. Et mes talons ont cédé. Saleté de talons aiguille, je ne sais pas qui est à l’origine de cette invention mais il mériterait qu’on la lui insère dans tous les orifices, fus-ce post-mortem.

En tout cas, vous vous en doutez, cette trahison matérielle a mis fin à toute véléhité de riposte contre l’aggripeuse folle. Retrouver mon équilibre, à grand coup de pas hésitants et de gestes maladroits des bras, a déployé tout mon savoir-faire. Dans un coin de mon esprit, j’ai encore insulté ces stupides talons, je me suis maudite pour ne jamais m’être entraînée au maniement de ces engins de torture absurdes, et enfin j’ai pardonné le cheval pour mon manque de considération. Clairement, cette chute n’était qu’un regrettable accident dont le seul coupable était ce monde injuste, qui attendait des femmes qu’elles sacrifient leur confort et leur équilibre au nom d’une définition arbitraire de l’élégance.

Au final, il ne serait pas déplacé de dire “plus de peur que de mal”. J’ai sauvé mon équilibre, la nouvelle venue de notre groupe de discussion s’est affalée dans les bras du compagnon de Skunk, personne n’a touché le sol sinon mon infortuné talon perdu. Ce qui était, en soi, un gros problème. La réponse normale, en ce genre de cas, était de retirer ses chaussures - pour éviter le déséquilibre et remettre les deux pieds à même hauteur - mais mes chaussures compensées me servaient également à tricher sur ma taille. Les enlever aurait voulu dire admettre un secret que j’espérais conserver encore un moment. Le moment viendrait plus tard de s’occuper de ça, cependant. Pour le moment, nous étions trois dans une position aussi comique qu’inconfortable. Oui, trois. Ce maudit Skunk avait profité de la diversion pour filer à l’anglaise et, je l’espérais, aller se désaltérer. Son Alter pouvait lui donner terriblement soif à l’occasion, donc je comprends son choix, mais il n’a en rien amélioré mon humeur.

Titubant sur un pied et demi, je suis revenue vers les deux autres accidentées. Avec le sourire, il ne fallait pas passer pour une garce revancharde !

"Mon dieu, est-ce que tout va bien ? Que s’est-il passé ?"

Je me suis ensuite tournée vers le jeune homme balafré aux bras musclés.

"Je vais bien, pas de soucis. Merci encore, je suis vraiment désolée du dérangement."

Et enfin vers le cheval humain dans ses bras.

"Voulez-vous de l’aide pour vous redresser ? Vous n’êtes pas blessée, j’espère ?”

Perdue dans une spirale de remise en question, je regardais la réception sans plus la voir. Il aurait pu se passer des choses incroyables sans que j’y prête attention, sans que je le remarque. Mes yeux morts ne pouvaient plus voir. Mes oreilles aphones étaient emplies par un bourdonnement qui ne couvrait le bruit de mes propres pensées.

Sans que je réalise, mon regard fixe se posa sur une jeune femme. Plus exactement, elle s’immobilisa devant moi et mes yeux ne changèrent pas de direction. Elle dit aussi quelque chose, que je n’ai pas saisi. Ou peut-être l’avais-je remarquée, l’information a simplement mis plus de temps à se frayer un chemin dans mon esprit effondré. J’ai donc manqué son introduction et relevé la tête seulement quand elle remettait son masque en place. Un instant, j’ai pu voir son visage, assez pour réaliser qu’il ne m’était pas inconnu.

J’ai plissé les yeux, ce qui a sans doute rendu mes cernes plus visibles encore. A moins que le pauvre masque que je portais n’ait suffi à les cacher. En tout cas, je dévisageais le faciès de latex qui me contemplait en retour, et réfléchissait. Où avais-je déjà pu la voir ? Qu’est-ce qu’elle me voulait ? Pourquoi moi, encore ? Si elle aussi voulait venir insulter la profession, qu’elle soit directe, au moins. On irait plus vite. Ou peut-être qu’elle m’avait déjà craché ses insultes au visage, je n’avais pas écouté. J’étais trop concentré sur le sien, que je n’arrivais pas à resituer. En le revoyant, peut-être.

Sans rien dire, j’ai tendu la main et soulevé le masque de clown. Oui, en le revoyant, je connaissais ce visage. J’ai hoché la tête en silence avant de penser à dire quelque chose.

"Je t’ai vue au journal, c’est ça ? C’est… Kurikuriku ?"

Je n’étais plus certaine de son nom. Je l’avais surtout lu sur les clichés qu’elle nous avait vendus, et ma mémoire n’était pas dans sa meilleure forme. Ces temps-ci, j’essayais plus souvent d’oublier que de me souvenir. Sans certitude, je préférais éviter les faux-pas et rester agréable, par pure habitude. Je me suis donc levée, qu’elle ne soit pas la seule debout.

"Tu as des photos à me montrer ?"

C’était sans doute pour ça qu’elle était là, pour vendre des photos. C’était ce qu’elle faisait, si je me souvenais bien.