Passage à tabac nocturne [PV : Chikara Shokanuru]

J'étais pas certaine que ça marcherait. Et si je vérifiais et que je m'étais plantée, je voulais pas savoir ce qui se passerait. Peut-ëtre que je l'aurais encore frappé, ça aurait été le pire. Peut-être que j'aurais juste pris mes jambes à mon coup, maintenant que je savais qu'il n'étais pas vraiment dangereux. Pas ouf dans tous les cas.

Heureusement, il m'a gentiment donné la réponse que je voulais. Enfin, gentiment, pas trop. Il avait plutôt l'air de paniquer. Ce que… bah, je peux le comprendre, c'était pas exactement prévu mais j'aurais sans doute réagi pareil à sa place. En tout cas, si il voyait pas bien, et pas pas du tout, c'était que j'avais sans doute réussi mon coup. Pour vérifier j'ai entrouvert un œil et… rien. Enfin si, je me suis vaguement sentie mal à l'aise, mais rien d'insupportable. Je pouvais le voir en face de moi mais aucune lumière ne sortait de ses yeux. Alors j'ai soupiré de soulagement et rouvert complètement les yeux.

"Haaah. T'inquiètes, c'est normal, c'est mon Alter. Avec ça, je peux te regarder sans paniquer. T'y vois assez pour bouger, au moins ? J'ai pas l'habitude de doser comme ça, hésite pas à dire si vraiment c'est trop."

Et maintenant que je le voyais, d'ailleurs… merde, il était vraiment aussi défoncé que je pensais. Pauvre gars… J'avais les tripes nouées, et c'était pas que son Alter. D'habitude, quand je mettais des gens dans cet état, j'avais la satisfaction de me dire qu'ils l'avaient mérité, que c'était eux ou moi, que j'avais globalement bien fait. Là… c'était une putain d'erreur, et un type qui avait rien demandé ni rien fait de mal était en train de déguster à ma place. C'était nouveau et vraiment pas plaisant. S'il me détestait pour ça, je l'aurais compris. Au cas où, je me suis quand même accroupie auprès de lui.

"Faudrait t'emmener te faire soigner, maintenant, j'ai clairement pas ce qu'il faut sous la main. Tu penses pouvoir marcher ? Ou faut que j’appelle une ambulance ? Une ambulance, c'est p'tet mieux dans tous les cas."

Je pouvais pas dire exactement ce qu'il avait sans examen plus poussé, et encore. Pour avoir la licence héroïque, il faut un certain niveau en médecine, au moins de quoi évaluer si un blessé peut être déplacé et lui faire les premiers soins, mais c'est clairement pas ma spécialité. J'avais eu tout juste la note qu'il fallait sur cette partie-là de l'évaluation, pas moins mais pas beaucoup plus. Du coup, dans le noir et sur un mec déjà couvert de sang, je voyais pas grand-chose. Putain, ça faisait beaucoup de sang.

Pas bouger, donc. Je pouvais sans doute le… soutenir ? Il était massif, donc le porter vraiment toute seule jusqu'à un hôpital semblait compliqué. Restait seulement l'ambulance. Cette fois j'ai sorti mon téléphone et commencé à composer un numéro.

"Okay, alors bouge pas."

L'avantage d'être un… bon, un des avantages d'être un héros, c'est qu'on a un canal privilégié pour tout ce qui est alertes, appels à l'aide, urgences. Ça permet de rapidement faire venir du renfort, même si là j'avais pas besoin de grand-chose. J'ai donc tapé un message pour demander une ambulance, en précisant que le blessé était très amoché et particulièrement pesant. Il faudrait plusieurs gars pour le mettre sur la civière, moins si je les aidait, et surtout une civière particulièrement robuste. La réponse est arrivée rapidement, ils étaient en route. Ça fait, j'ai rangé mon téléphone et retourné mon attention vers le pauvre gars qui commençait à délirer. A me parler d'xp comme si on était dans un jeu.

"Crois moi, mon gars, le dernier truc dont j'ai envie là tout de suite, c'est que t'exploses."

Sérieusement, faire exploser un pauvre type malchanceux qui avait rien demandé ? J'ai rien à foutre de ce qui arrive à un yakuza, par exemple, mais ça je me le serais pas pardonné. Il était déjà assez mal en point comme ça, ça lui suffisait pas ? Sans compter les ennuis que ça m'aurait valu, je vous raconte pas. Et… bah si on était vraiment dans un jeu, je serais sans doute trop haut niveau pour qu'il me rapporte quoi que ce soit.

Normalement, c'est à peu près le moment où mon taff aurait été terminé. Des policiers seraient venus sécuriser la scène, les secours l'auraient emporté, petit rapport et au lit. Surtout que je commençais à fatiguer, moi, cette histoire traînait et j'avais pas beaucoup dormi cette nuit. Mais je ne pouvais pas vraiment le laisser tout seul. Mon Alter était le seul truc capable de neutraliser le sien – j'ai d'ailleurs profité que j'y pensais pour le toucher du bout du pied et lui remettre un coup de couverture sur les yeux, qu'elle lâche pas au pire moment – et d'éviter que les ambulanciers deviennent tarés en le voyant. Et puis j'étais responsable de ses blessures, je lui devais au moins de rester jusqu'au bout. Ne serait-ce que…

"J'ai même pas demandé, c'est quoi ton nom ?"

Pas que j'avais vraiment particulièrement envie de faire connaissance, hein. Je le connaissais pas, on s'était jamais croisés, on avait probablement rien en commun. Non, je voulais juste être capable de comprendre si jamais, à tout hasard, on m'annonçait qu'un type avec son nom me collait un procès. Ça et un autre truc.

"Okay… Hey, ferme pas les yeux, reste éveillé !"

Trop tard, il commençait à complètement sombrer dans l'inconscience. Et dans son état, pas moyen de promettre qu'elle serait pas permanente. Alors que je commençais à me dire que ça allait aller, il m'a refoutu la pression et j'ai un peu paniqué.

"C'est pas pas le moment, les secours sont presque là, putain !"

Je lui ai choppé les épaules et me suis vraiment penchée sur lui, j'allais le regarder dans les yeux avant de me souvenir que c'était pas une bonne idée, je ne savais pas quoi faire et j'étais paralysée. Si il me claquais dans les pattes maintenant, après qu'on ait clarifié la situation, ça aurait vraiment été le pire !

"Allez, Nikuya, va pas vers la lumière !"

Heureusement, il respirait encore quand l'ambulance est enfin arrivée. Je me suis écartée sur le côté pour que les infirmiers fassent leur taff, mais ils avaient pas l'air d'oser approcher. Faut dire qu'on était deux gros morceaux. Et en plus, il a émergé de son inconscience juste à ce moment-là. J'ai baissé les yeux vers lui, j'ai hésité, puis j'ai hoché la tête et je me suis forcée à sourire.

"Ouais, vas-y, repose-toi."

Les pros étaient arrivés, je leur aient fait signe de s'approcher et je leur aient expliqué la situation rapidement. Ils avaient pas besoin des détails, juste de savoir que Nikuya s'était fait passer à tabac, et qu'il fallait se méfier de son Alter. Ils ont écouté, hoché la tête, puis sorti un brancard spécial particulièrement robuste pour pouvoir le charger. J'ai suivi dans l'ambulance, et pendant qu'on roulait vers l'hôpital, j'ai complété mon rapport d'incident sur le HERO Network.

J'avais tout le week-end devant moi sans rien de prévu, alors je me suis juste acheté quelque chose à grignoter au distributeur de l'hosto puis je me suis posée dans la chambre où ils avaient emmené Nikuya. Un toubib m'a vite rassurée, il était bien amoché mais – normalement – rien de grave ni rien de durable. Il avait besoin de repos, de se ménager, mais tout finirait par guérir. Avec quelques cicatrices, probablement. Alors je me suis dégotée une chaise, je me suis installée à côté de la porte de sa chambre, et j'ai attendu qu'il se réveille.

"Hmmrgh ?"

Bon, le soucis d'attendre assise, comme ça, c'est que je ne pouvais pas savoir combien de temps il allait rester dans les vapes, lui. Et j'avais pas dormi, cette nuit-là. Je dors souvent pas beaucoup, vu que je dois bosser la journée et que j'aime sortir la nuit, mais là c'était un peu trop. Et toute la tension était retombée, j'avais rien pour me garder éveillée. Alors forcément, après avoir fini de manger un morceau, j'ai commencé à avoir la tête lourde et à somnoler un peu. Pas à dormir, pas vraiment, mais pas loin. J'avais les yeux fermés, la tête qui tombait un peu sur la poitrine, et je tenais que parce que j'étais appuyée sur le mur.

Pour ça que je l'ai pas vu quand il s'est redressé, le truc que j'attendais pourtant, et il a fallu qu'il me parle pour que j'émerge. D'abord en grognant et en secouant la tête, comme pour le faire partir. Puis j'ai réalisé et j'ai bondi sur mon siège, droite comme un I. J'avais encore les paupières lourdes et l'esprit un peu embrumé, mais j'étais réveillée.

"La… Ouais ! Ouais, elle a appelé tout…"

J'ai réprimé sans succès un bâillement avant de m'étirer les bras.

"Tout à l'heure, on a pris rendez-vous pour sa déposition mais elle avait l'air d’aller bien. Même pas trop secouée, malgré le choc initial."

J'ai enchaîné en me déliant les épaules, une après l'autre. Dormir assise, sur une chaise en plastique toute naze en plus, c'était pas bon pour les muscles. Ensuite je me suis redressée pour faire bouger le dos, et finalement je me suis mise debout.

"Au fait, j'ai parlé à un des toubibs tout à l'heure, et d'après lui, c'est pas ta première fois ici. Tu… Tu finis souvent à l'hosto, comme ça ?"

De manière générale, être reconnu par un médecin, c'est pas super bon signe. Enfin sauf s'il vous connaît personnellement, en dehors du travail, mais là c'était pas le cas. Quand un des médecins a reconnu son nom, aux admissions, ça m'a forcément un peu surprise, alors j'ai posé la question. D'après lui, Nikuya en était pas à son premier passage à tabac. A chaque admission c'était à peu près  la même chose. Contusions, fractures, il prenait souvent des coups. Ce que, bon, je trouvais triste pour un gars qui visiblement ne savait pas du tout gérer la violence. Mais aussi un peu bizarre.

Sa réponse a confirmé ce que je pensais, et ce qui me travaillait. Ça lui pesait, visiblement, comme situation. Et franchement, personne aime se prendre des tartes et finir à l'hosto régulièrement. Les héros comme moi, ou les vigilants, on accepte. Ça fait partie du job, c'est un prix à payer, on a signé pour ça et c'est en échange de trucs qui nous tiennent à cœur. Lui, il avait rien demandé, évidemment que ça le bouffait de l'intérieur. C'était pas sourire et prétendre que tout était pas si mal qui changerait ça. En fait, pour autant que je pouvais en juger, rien ne pouvait changer ça. Rien de ce qu'il avait déjà fait.

Sans m'en rendre compte, après avoir étouffé un nouveau bâillement, j'ai porté une main à mon menton et réfléchi, avant de finalement dire ce qui me tracassait à voix haute.

"Mais si c'est régulier, pourquoi tu te défends pas ?"

Je veux dire, ça semblerait la réponse logique. Si vous savez qu'on peut à tout moment vous tomber dessus pour vous fracasser la mâchoire, vous vous préparez, non ? Et de toute façon, tout le monde devrait avoir des bases d'auto-défense. Les criminels prennent des armes, utilisent leurs Alters, trichent, et sont dangereux quoi qu'il arrive. Un bon moyen de contrebalancer ça, au moins un peu, ça serait que tout un chacun sache comment réagir en cas de danger.

Mais c'était peut-être une façon abrupte de le dire. C'est une logique normale pour quelqu'un pour moi, quelqu'un qui aime se battre et a réfléchi à la question. Pour lui, ça sortait peut-être de nulle part. C'est d'habitude pas mon genre d'intellectualiser les trucs comme ça, mais là je voulais vraiment comprendre comment on en arrivait à… accepter d'être une victime ? Ça sonne dur comme façon de le dire, mais c'était un peu l'impression qu'il me renvoyait. Et si je voulais tirer quelque chose de lui, vraiment comprendre, j'allais devoir élaborer et organiser ma pensée de façon compréhensible.

"Si tu sais que tu vas avoir des ennuis, te faire attaquer, tu devrais te préparer, non ? Savoir comment réagir. Pas paniquer et te laisser faire, comme ça s'est passé. J'essaie pas de rejeter la responsabilité de quoi que ce soit sur toi, hein, juste… juste de comprendre !"

Ouais, j'ai essayé mais c'était vite chiant, et j'étais encore crevée, donc j'ai vite jeté l'éponge et espéré qu'il verrait où je voulais en venir. Je veux dire, c'était plutôt clair, non ?

"Wow, wow, wow. Une seconde."

Je l'ai laissé finir, mais dès qu'il a marqué une vraie pause, j'ai levé la main pour l'interrompre et pas qu'il aille plus loin. Ok, il avait déjà beaucoup réfléchi à la question. Au point de s'en rendre malade. J'avais mis le doigt en plein là où ça faisait mal, et j'avais beau essayé d'y aller molo, ça restait assez brutal. Je suis pas thérapeute, moi, je sais pas comment on aide les gens quand ça part en vrille dans leur caboche ! Alors avant qu'il continue et qu'il aille trop loin pour que je puisse le rattraper, il fallait que je l'arrête.

Surtout que, bon, il avait pas eu l'air de comprendre ce que je voulais dire. Il y avait un truc qui allait pas dans son raisonnement, mais c'était peut-être parce qu'il savait pas se battre justement. Un raccourci normal chez les personnes normales. J'en sais rien. En tout cas, il était passé à côté du message.

"Quand je dis te défendre, je parles pas de rendre les coups, hein. Vraiment juste de te défendre, de sauver ta peau. Parer les coups…"

J'ai relevé deux avant-bras devant mon visage, poings vers le haut, comme pour arrêter un direct.

"… Esquiver…"

Toujours en garde, j'ai fait des petits bonds sur les côtés en me penchant, à droite, puis à gauche.

"… Et surtout ne pas paniquer face au danger, garder la tête froide pour pouvoir essayer de parlementer ou de prendre la fuite au besoin. Vraiment, juste te défendre, ne plus subir sans réagir. Si tu veux pas riposter et risquer de blesser qui que ce soit, t'as pas à le faire."

Et je me suis finalement redressée en laissant tomber les bras. Je sais pas ce qu'il avait essayé, franchement. Il avait l'air d'y avoir réfléchi, mais s'il avait appris à se battre, les résultats étaient pas là. Il avait la masse musculaire de trois héros pros cumulés mais il en faisait rien. Il réagissait comme un lapin pris dans les phares d'un trente-six tonnes. Ça pouvait pas durer, il avait besoin de changement dans sa vie, mais il y a changement et changement. Vu son état, un pas dans la mauvaise direction et il finirait comme un de ces vilains éclairs, ces types qui craquent, font une crasse monumentale, et finissent au trou en moins d'une heure.

"Si tu sais que tu vas te faire attaquer, autant y être préparé et limiter la casse, non ?"