Oh Death [PV Miro]

Commençons par nous débarrasser du superflu. J'avais été engagée pour m'assurer qu'un individu que nous nommerons X soit dans l'héritage d'un second individu Y, qui avait rédigé son testament depuis quelques temps mais était proche de la mort, quelques jours au plus. Maladie, je n'y étais pour rien et mon client non plus. Mais mon client s'était brouillé depuis longtemps avec Y et n'était donc plus dans ses petits papiers, si l'on peut dire.

Pour corriger ça, j'avais un plan simple : détruire le testament d'origine, puis m'assurer que le nouveau serait rédigé sur un papier spécial qui permettrait une altération facile de celui-ci. En fait le nouveau faux testament serait pré-écrit en encre sympathique qui n'apparaît que quelques jours après son contact à l'air, et donc son application, tandis que le papier serait au contraire imbibé d'un produit dégradant lentement les encres classiques, avec un emplacement propre en bas pour ne pas risquer de perdre la signature. Bon, je vous ai fait la version simple, évidemment qu'il y a beaucoup de petits détails à prendre en compte mais ce plan a marché, donc c'est qu'il était viable. Et je vous vois venir, mais le notaire il va le voir que c'est pas ce qu'il a écrit, bla bla bla, mais s'il admet que le testament a été altéré alors il admet qu'il n'est pas fiable, c'est la ruine ce genre d'aveux. Un commerçant malin ne fera jamais ça, et spoiler, il ne l'a pas fait.

Mais maintenant que tout ceci a été précisé, revenons à la partie du plan qui nous intéresse ici : comment j'ai détruit le testament. Les testaments, pour être exacte. Un bon paquet. Presque tous, en fait. Il y a deux façons infaillible de détruire une aiguille dans une botte de foin. Chercher jusqu'à la trouver pour sûr, ou mettre le feu à toute la botte. Et je ne choisis pas la métaphore du feu au hasard.  Le notaire avait son bureau dans un immeuble, eh bien, de bureaux, principalement des bureaux particuliers pour riches commerces destinés aux riches clients, comme un notaire donc mais aussi un avocat, un conseiller financier, ce bâtiment brassait plus d'argent en un jour que moi en un an, et pourtant je suis très à l'aise financièrement, aucun scrupule donc à faire perdre un peu de leur déjà colossale fortune à des gens qui ne servaient qu'à devenir plus riches.

Mais pour que l'incendie remplisse son rôle et que tout se déroule comme prévu, il y avait deux conditions. La première était qu'on ne devine pas le but de l'incendie, après tout si les gens se doutaient que j'en avais après les testaments alors ceux-ci seraient refaits et surveillés de plus près que jamais, mais de nos jours faire passer un incendie pour un accident est juste trop difficile, surtout avec toutes les sécurités pour empêcher qu'ils arrivent ou se propagent, il y a juste trop de choses à altérer manuellement. Le meilleur moyen de masquer mon vrai objectif était donc de brûler autre chose et faire passer la destruction des testaments pour un dégât collatéral. Ce qui nous amène à la condition numéro deux, l'incendie devait grandir jusqu'à ravager plusieurs bureaux, peut-être même plusieurs étages, sans qu'une alarme incendie ou un héros inopportun – enfin un héros n'est jamais inopportun mais ils peuvent considérablement se mettre en travers de mes tentatives de succès – ne vienne l'éteindre sans qu'il ait fait son travail.

Pour empêcher les interventions extérieures, c'était facile. Enfin non, c'était la partie la plus difficile du plan, mais j'avais Turtle sous la main pour m'aider. Turtle est le sixième de mes associés occasionnels dont je vous parle, reste deux ! Il fallait aussi quelqu'un pour allumer le feu mais ça serait mon rôle, et enfin quelqu'un pour bloquer l'alarme incendie et les gicleurs automatiques. Techniquement, n'importe qui aurait pu se charger de ça. Mantis, Spider, n'importe qui peut saboter de la canalisation. Mais ça aurait compromis le timing, et surtout, j'avais envie d'agrandir un peu mon zoo – vous comprenez ? Parce qu'ils ont tous des noms de… vous aviez compris, hein ? – avec un petit nouveau dans le milieu du crime. Le fantôme des rues de Tokyo, la Mort elle-même, ou plutôt lui-même si on considère qu'il était définitivement un garçon ou si l'on en croit les auteurs de fantaisie britanniques, descendu sur Terre. Ouuuuh, ça fait peur ! Bon, moi ça me faisait plutôt rire de voir à quel point les gens peuvent être impressionnables, ou sûrs d'eux. Death, rien que ça. Comment ne pas en… je digresse.

Si son surnom était difficile à prendre au sérieux, ses capacités en revanche étaient intéressantes. Je n'avais pas les détails mais de ce que j'en savais, il utilisait de la brume et laissait du givre dans son sillage. En gros, il générait du froid d'une façon ou d'une autre, ce qui ne pouvait que m'intéresser, vous vous en doutez. Quelqu'un capable de m'aider à ne plus surchauffer en permanence ou me garder au frais dans la vie de tous les jours, sans que je sois forcée de porter cette fichue combinaison en permanence même pour dormir, pour dormir, nom de… il y a des fois, j'ai envie de la lancer dans une déchiqueteuse et ne plus jamais la porter, puis je me souviens que sans elle j'ai de la fièvre et des hallucinations alors je la garde. Tout ça pour dire, c'était l'occasion de faire connaissance et évaluer le un-peu-fameux Death en lui offrant un travail simple et adapté à ses capacités.

La première étape pour ça était bien sûr de le retrouver mais il n'était en définitif, pas si… si, il était plutôt doué pour se planquer, mais il ne connaissait pas la ville comme moi. J'avais arpenté, sillonné, dominé ces rues et surtout ces ruelles pendant des années avant de me retourner vers le crime plus organisé, je connaissais encore les gars à contacter pour les rumeurs fraîches ou les détails fiables. Secteur d'activité, dernière apparition connue, modus operandi, cibles habituelles, on peut en apprendre beaucoup sur un criminel en étudiant ses actions, surtout quand on en a fréquenté et observé assez pour savoir interpréter le moindre paterne comme je sais si bien le faire. Et dans son cas, tout criait au solitaire qui cherchait à survivre dans les rues, sans appartement, sans argent, sans rien en fait à part ce qu'il chipait ici et là. A partir de là, il avait forcément un endroit où se planquer, plusieurs sans doute d'ailleurs, à l'abri des regards. Ce n'étaient pas les possibilités qui manquaient. Mais à force d'investigation, au moins quelques jours à remonter sa piste parce qu'il n'allait clairement pas venir à moi s'il survivait comme un solitaire, j'ai réussi à le retrouver.

Pas précisément, mais j'ai trouvé dans quel coin approximativement il était, avec juste assez de détail pour pouvoir y aller, lui faire savoir que je voulais discuter en faisant un peu de bruit, et attendre qu'il se montre ou se trahisse. En costume, bien sûr, c'était Lady Moriarty qui cherchait un nouvel employé. Combinaison intégrale, perruque rousse, maquillage, lunettes et canne. Je me suis faufilée discrètement jusqu'à la tanière de Death… désolée, c'est vraiment difficile de… hah… c'est bon, désolée. J'ai donc réussi à arriver sur place sans attirer l'attention, avec une retraite facile prévue et normalement aucune possible pour notre mystérieux inconnu. Là je me suis simplement avancée en pleine lumière, enfin là où il était impossible de me manquer, sifflotant et chantonnant tout du long.

"Oh- oooh, Death ♪
Owo-oh Dea-ath ♫
Oh- ooh, Death ♪"

Et comme si cela ne suffisait pas, je faisait tournoyer ma canne, promenant mon regard et laissant traîner mes oreilles pour repérer le moindre petit signe de présence.

Il y avait quelques autres passants dans la ruelle, un ou deux se sont retournés brièvement en m'entendant chanter, mais la plupart se sont retournés aussitôt et ont poursuivi leur chemin, leur intérêt pour moi dissipé aussitôt. Ils devaient avoir peur, ou simplement ne pas avoir envie du tout, de se retrouver impliqués dans quoi que ce soit avec moi, il faut dire que je crie la suspicion à des kilomètres donc toute personne voulant au moins préserver une façade d'honnêteté va plutôt fuir mon contact, c'est normal, c'est presque voulu, je ne leur en veut pas. Un seul n'a pas détourné le regard, visiblement captivé, en tout cas interpellé, le seul donc à percevoir dans cette chanson américaine plus qu'un simple air étranger incompréhensible, enfin je suppose que même le japonais de base a les bases – hah – d'anglais nécessaire pour comprendre Death, et donc se dire que je n'étais pas en route pour quoi que ce soit de bon. Lui avait reconnu son nom, ou plutôt son pseudonyme, dans les paroles, un adolescent, ou jeune adulte, à la peau pâle presque bleue qui évoquait un noyé ou un cadavre en hypothermie. Avec des vêtements un peu dépareillés, pas spécialement propres, l'affinité évidente avec le froid et la méfiance instinctive il correspondait exactement au profil que je cherchais. Je me suis donc approchée, sifflotant gaiement la suite de l'air et faisant toujours tourner ma canne.

"J'en déduis que c'est toi, le fameux Death. Beaucoup de rumeurs circulent sur toi."

Je me suis finalement immobilisée face à lui, bloquant net le tournoiement de ma canne et prenant la pose, une main sur le pommeau, bras tendu, et l'autre sur la hanche légèrement de biais. Il avait vraiment l'air jeune pour quelqu'un qui faisait tant parler de lui, mais ces derniers temps avaient prouvés que même les gamins n'étaient pas à prendre à la légère donc je n'étais pas trop surprise. C'est beaucoup à cet âge que les gens se tournent vers l'illégalité, d'ailleurs, si vous regardez les statistiques, et le taux de criminalité juste ahurissant si l'on regarde l'histoire du Japon permettait une analyse plus fine que jamais des mécaniques complexes du monde de l'ombre, pourtant atrophié par l'existence des héros. En fait les vilains éclairs et petits truands d'un soir faussent beaucoup les comptes si l'on s'intéresse aux vrais professionnels du crimes tels que moi, mais il est encore possible de s'y retrouver. Et ça ne présumait donc rien de ses capacités, pour ça il faudrait le voir à l’œuvre, ce qui était justement le but de cette manœuvre.

"Mais où sont mes manières ? Enchantée de te rencontrer, et voici ma carte."

Joignant la parole au geste, j'ai dégainé une de mes cartes de visite, tendue à deux doigts vers le gamin, mon visage et donc mon nom tourné vers le ciel pour qu'il les voie et reconnaisse au moins le premier. Il était tendu comme s'il s'attendait à un coup fourré, et si cela signifiait que j'allais devoir le détendre, je ne peux pas vraiment lui donner tord. Le milieu du crime n'est pas vraiment bienveillant et très intransigeant. Certains n'hésitent pas à sauter sur le moindre signe de faiblesse pour profiter de leurs collègues dans l'ombre, quitte à sacrifier ceux-ci au passage. Ce n'est pas mon genre, mais le petit ne me connaissait pas encore, il ne pouvait pas le savoir. Et puis bon, même si je le cachais bien mieux que lui, j'étais tout aussi tendue et tout aussi prête à réagir, ça se voit moins puisque mes réflexes me permettent de toute façon de réagir au quart de tour mais au moindre geste suspect, j'étais prête à expédier ma canne dans son genou pour le mettre au sol. Pas que j'avais spécialement envie de le frapper, je voulais plutôt le calmer et l'amadouer, mais comme je disais, il faut toujours être sur ses gardes.

Ma présentation, cependant, au eut l'air de le détendre. C'était l'effet voulu, bien sûr, mais ça restait tout de même agréable de constater que cela marchait. Enfin il était encore bien alerte au moment de prendre ma carte, qu'il a tout de même saisie. L'espace d'un instant, sa main s'est approchée de la mienne et j'ai ressenti au bout de mes doigts le froid qui se dégageait de lui, invoquant un frisson le long de mon bras et de mon dos. Si je n'avais pas autant de retenue, cette seule sensation m'aurait fait sourire jusqu'aux oreilles, vous savez que j'adore le froid, c'est une des raisons pour laquelle ce gamin m'intéressait autant, même si je préférais attendre de voir en détail ce dont il était capable avant de décider précisément comment je l'utiliserais. Il faudrait sans doute le former encore un peu, avant ça, cependant. Donner son nom, probablement son vrai nom puisqu'il avait déjà un pseudonyme, je ne l'imaginais pas assez retors pour se créer deux épaisseurs de fausses identités tout en se promenant à visage découvert, était très imprudent. Surtout que je n'avais pas fait grand-chose pour mériter cette confiance sinon donner mon pseudonyme qu'il aurait pu déjà connaître s'il était un peu plus au courant, mais c'est le prix de l'isolation je suppose.

Il demanda ensuite ce que je voulais. Plus de signe de contre-attaque imminente ou de tentative de fuite intempestive, le poisson était ferré et il n'allait plus résister. Inutile cependant de tenter le diable et le pousser dans ses retranchements, garder une attitude positive et sans menace restait une bonne idée, simple précaution. J'ai donc profité qu'il m'avait libérée de mon présent pour faire un pas en arrière, imposant un unique tour à ma canne avant de la reposer au sol, les deux mains sur le pommeau dans une pose qui se voulait digne, sobre, et absolument inadaptée au combat. Dans les faits, un petit mouvement du pied aurait envoyé le bâton entre ses jambes pour couper toute tentative de course, dans un sens ou l'autre, et un coup d'épaule aurait suivi peu de temps après pour le mettre au sol, mais impossible de deviner que j'étais prête à frapper dans cette position.

"Excellente question, je suis ravie que tu l'ais posée. Tu sembles être quelqu'un de débrouillard, et ce serait du gâchis de te laisser continuer à vivoter dans l'ombre quand tu pourrais revendiquer plus grand, c'est pourquoi j'ai l'insigne honneur de te proposer du travail."

C'était un peu enjolivé mais techniquement, ce n'était même pas un mensonge. Inutile d'essayer de jouer sur les mots ici, la voix directe était la plus simple mais surtout, je pense, la plus efficace sur le long terme. Si nos relations professionnelles devaient se poursuivre dans le temps, après tout, il aurait inévitablement fini par comprendre qu'il avait été dupé à un moment ou un autre et cela signifierait la fin, sans doute brutale et sanglante et déplaisante, de toute collaboration possible. Je suis une bonne patronne de toute façon, je prends soin de ceux qui travaillent avec moi tant qu'ils font bien leur travail et n'essaient pas de me planter un couteau dans le dos, à quoi bon m'en cacher alors que c'est peut-être mon meilleur argument de vente ?

"Pas un poste régulier, bien sûr. Ce serait pour un unique coup, un peu comme un contrat de projet. Tu aides pour une soirée, tu touches ta paie, pas d'engagement supplémentaire. Bien sûr, si tu apprécies l'expérience et que je suis satisfaite de ta performance, il n'est pas exclu que cela se reproduise. Voit ça comme un test !"

Un peu portée par l'enthousiasme, un peu par calcul, cette dernière affirmation fut ponctuée d'un geste de main accueillant, comme si je voulais l'inviter à me rejoindre ou à me la serrer. Pour l'instant je ne voulais pas rentrer trop dans les détails de ce qu'il aurait à faire une fois dans la bande, mais rien ne l'empêcherait de poser des questions, en fait je pressentais même qu'il en aurait beaucoup.

Sa réaction fut… intéressante. Pas révolutionnaire, disons… un bon numéro deux sur le podium des classiques. La réponse la plus classique à cette offre, dont la formulation exacte varie évidemment selon la personne que je veux recruter, consiste à demander ce qu'il y a à gagner. Les garanties. Tout de suite demander les détails avec un ton passif-agressif dont la forme exacte varie elle aussi avec le but mal dissimulé de me pousser à la faute et à dévoiler l'arnaque cachée derrière, ce qui est une réaction prudente sans pour autant fermer le dialogue, et d'autant plus plaisante qu'elle me permet de prouver en long, en large et en travers qu'il n'y a pas de petits caractères dans mon offre, à part peut-être, d'après certains, que je choisis les pseudonymes de tout le monde. Le numéro deux ressemblerait à ça, dire non en expliquant pourquoi, pas toujours de façon aussi calme et mesurée mais ça ne change pas grand-chose une fois l'offre rejetée. Cette réaction-ci présente l'avantage de me donner les contre-arguments que je dois réfuter pour gagner l'intérêt de ma future recrue et lui montrer pourquoi, de son propre point de vue, elle a toutes les raisons du monde de me rejoindre. Oh, bien sûr, j'ai craint la déconfiture la plus totale, l'espace d'un instant, quand il m'a rendu ma carte. Un signe fort, la preuve que l'on en aura jamais besoin et que l'on ne compte donc pas changer d'avis. Mais il parlait en faisant ça, et il se justifiait, comme s'il voulait se convaincre lui-même. On ne justifie jamais un refus pour autrui, sauf s'il demande nos raisons, on le fait toujours pour soi. Alors, tandis qu'il me donnait tous les petits détails que je voulais entendre, j'ai gardé la main tendue et la carte dressée dans sa direction, parfaitement immobile. L'offre tenait toujours et il pouvait encore l'accepter.

"Tu n'as aucune raison de t'inquiéter à ce sujet. Je n'aime pas spécialement tuer, moi non plus, ça tombe plutôt bien ! En fait, en un sens, je te propose même une vie moins illégale que celle que tu mènes en ce moment. Réfléchis-y. Tu n'as aucun travail, aucun revenu, tu dois voler tout ce que tu manges et tout ce que tu portes, sans parler du reste. Tout ce qui t'attends ce sont des larcins suivis d'autres larcins. Mais si tu acceptes mon offre, tu te vautres dans le vice pendant une heure ou deux, tout au plus, et après ça, fini ! Tu auras de l'argent en poche, de quoi payer très légalement ta subsistance et ne pas commettre le moindre crime pendant quelques temps. Tu pourras t'asseoir à la terrasse d'un café, t'amuser à la salle d'arcade, louer un appartement, tout ça sans enfreindre une seule loi !"

Pour l'anecdote, c'est cet argument qui a convaincu Mole. Rappelons qu'elle se rêve héroïne et se proclame vigilante, à l'origine, il fallait au moins faire vibrer son sens de la justice pour qu'elle accepte de se parjurer en ma compagnie. Et comme ça, au moins, se dit-elle, elle peut veiller sur moi et s'assurer que je ne commet rien de trop grave, il vaut mieux moi que certains des psychopathes qui hantes les rues de cette ville, comme Ludwig par exemple, ou Alucard, ou bien d'autres. Et ce n'est même pas si faux que ça, en plus, un seul gros vol fait moins de victimes qu'une infinité de petits larcins, même si celle-ci en souffre beaucoup plus. Et puis, je fais ça à la demande d'autrui, le crime serait commit de toute façon, avec ou sans moi, non ?

"Mais si vraiment ton éthique te démange, alors saches que tu n'auras à blesser personne, directement ou non. Un autre jour, pour une autre histoire, peut-être. Mais pour le contrat dont je parle aujourd'hui, pas une âme ne souffrira. En fait, tu ne croiseras personne à part moi, et un autre de mes associés. Tu n'auras qu'une seule et unique chose à faire, et si par hasard je devais t'en demander plus, tu es libre de refuser et tourner les talons aussitôt si tu le désires, ou négocier une révision de ton salaire si c'est plus à ton goût. La seule et unique chose que je demandes, c'est que tu gèles quelques tuyaux."

Ce dernier petit point était une simplification, au mieux, un mensonge par omission. Ce n'était pas n'importe quels tuyaux que je voulais encombrer, c'était une alarme incendie, et la partie alarme avec. Nous allions, cependant, avoir tout le temps de développer ce genre de détails une fois qu'il aurait accepté de participer, et s'il acceptait seulement. Il est plus difficile de se rétracter une fois que l'on a dit "oui", même si ce n'est que par pression psychologique, il existe comme un besoin inconscient et tacite d’honorer sa parole chez l'homme qui l'empêche de se retirer trop facilement d'une situation qu'il a acceptée. Et puis je ne mentais pas en disant que personne ne serait blessé, au moins. C'est d'ailleurs ce moment que j'ai choisi pour rompre mon immobilité, tendant un peu plus le bras, représentant ma carte, le tout avec un sourire fendu jusqu'aux oreilles. Je pouvais presque le voir observer son propre reflet sur mes lunettes.

"Est-ce plus à ton goût ?"

Cette fois je le tenais. Pas le recrutement le plus difficile auquel j'avais été confronté. La palme, je suppose, revient à Toad. Il avait toujours travaillé seul, un cambrioleur à l'ancienne qui n'avait jamais eu besoin de qui que ce soit pour s'en sortir et faire son beurre, sans grand principe ni vraie corde sensible sur lesquels jouer. Il a fallut parler gros sous pour qu'enfin il daigne se montrer intéressé, et sécurité pour qu'il accepte de collaborer à l'occasion. Là, avec Miro, je devinais que je n'aurais pas à aller si loin. Quand il prit la carte, je pus enfin reprendre une posture plus agréable, me redressant et ramenant la main contre ma hanche, le même sourire fendant toujours mes lèvres. Il se gardait l'option de faire demi-tour, mais à ce stade, je savais qu'il ne le ferait plus. D'un geste, répondant à sa proposition parfaitement sensée, je lui fit signe de me suivre avant de me retourner et de m'engager dans une allée parallèle. A ceux qui sont scandalisés que je lui ait si facilement tourné le dos, rappelez-vous que je l'entendais très bien, le moindre geste brusque n'aurait eu aucune chance de passer inaperçu et de m'atteindre.

"Tu supposes juste, il y a justement un endroit parfait non loin d'ici."

Il y a de bons endroits pour discuter en paix un peu partout en ville, à vrai dire, il suffit de les connaître. Certains sont de simples coins reculés, oubliés et abandonnés où personne ne passe sinon ceux qui fuient les oreilles indiscrètes, d'autres sont des territoires privés possédés par l'un ou l'autre des membres de notre société de l'ombre, mes propres planques entrent dans cette catégorie par exemple, et il y a bien sûr les terrains neutres qui n'appartiennent qu'à celui qui les garde et ne se rentabilisent qu'en faisant payer leur silence, entre autre. C'était le cas de la petite échoppe où j'emmenais aujourd'hui ma future nouvelle recrue, mais le trajet allait nous prendre encore quelques minutes dans des ruelles certes peu fréquentées mais pas assez désertes à mon goût – et sans doute au sien. Pas question de parler affaires en détails ici, cependant il n'était pas non plus question de marcher en silence.

"Assez ironique, dois-je tout de même souligner, que Death refuse de tuer. Tu sais ce que ton pseudonyme signifie, au moins ?"

Ne me dites pas que je suis la seule que ça dérange, tout de même. Les titres, on se les choisit soi-même, on leur donne un sens, ils deviennent notre identité publique alors ils se doivent de véhiculer un message. Le mien réfère à mon activité de criminelle consultante, comme le Moriarty des écrits de Conan-Doyle, et bien sûr à mon génie. Jamais il ne me serait venu à l'esprit de prendre un titre de tueuse psychopathe alors que je répugne justement à prendre la moindre vie. Il y avait forcément une histoire derrière le nom de Death, et j'étais très curieuse de la connaître. Elle pourrait cependant attendre, car alors que j'achevais ma question, notre destination arrivait en vue.

La plupart de ces terrains neutres privés, dont je parlais tout à l'heure, sont des bars. C'est historique, et c'est le plus simple. Certains, cependant, offrent des variations sur ce thème. C'est par exemple le cas de celle où nous nous apprêtions à entrer car, aux regards extérieurs, l'endroit se présentait comme un simple et modeste restaurant de ramens, avec même les petits drapeaux sur la porte. Enfin c'était un vrai restaurant, et le chef était même talentueux je dois dire, mais ses prix prohibitifs dissuadaient les clients ordinaires tout en permettant à la boutique de survivre uniquement grâce à ses rares clients prêts à investir au nom du calme comme c'était mon cas aujourd'hui. Je pris un peu d'avance sur mon compagnon de route, m'avançant et ouvrant la porte pour lui afin de confirmer que telle était bien notre destination.

"Installe-toi, et si tu as faim n'hésite pas à commander. C'est moi qui régale."

A l'intérieur, la salle du restaurant était toute en longueur, avec un long comptoir à droite qui séparait la cuisine des clients, et des boxes à gauche qui permettaient aux groupes de consommateurs de se rassembler à l'abri des regards et oreilles indiscrètes. Il n'y avait aucun client, à cette heure de la journée, et le chef était seul devant ses feux. Dès qu'il m'a vu, il m'a adressé un petit hochement de tête pour signifier que tout était bon.

Si je ne devais retenir qu'une chose de cet entretient, c'est la vitesse à laquelle il s'est adapté. A peine invité il s'est élancé dans le restaurant, puis il a presque hélé le patron alors qu'il venait déjà vers nous prendre notre commande. Je m'étais à peine assise ! Il n'avait même pas encore décidé ce qu'il comptait prendre ! Enfin il avait le temps de choisir pendant que je passais ma commande, moi je savais ce que je voulais. Ramens au porc pané, la recette la plus garnie, avec une Kirin pour rafraîchir la gorge à côté. Je crois que je vous l'ai déjà dit, mais j'aime la bonne nourriture, j'ai le palais fin et si je ne cherches pas forcément le raffinement, j'aime la cuisine maîtrisée d'un expert, même pour un plat considéré populaire comme celui-ci. Miro ne se posait pas ce genre de questions, qui boit du lait avec des ramens ? Mais enfin, je ne juge pas, c'était peut-être sa première fois dans un restaurant tout court et en plus il ne paierait rien, pas étonnant qu'il se jette sur tout ce qui avait l'air chic ou bon sans se poser plus de question.

Il n'attendit pas non plus pour m'interroger sur mon lien exact avec cet endroit. C'était agréable qu'il soit aussi empressé, moins de temps perdu, même s'il servirait à lui expliquer tout ce qu'il avait besoin de savoir parce qu'il ne savait clairement pas comment fonctionnait le monde dans lequel il mettait les pieds en travaillant avec moi. Qu'il puisse penser que je l'emmènerais dans un restaurant dont j'étais la propriétaire en était bien la preuve, les criminels qui veulent survivre sur la durée ne font plus ça depuis longtemps. Ma réponse, cependant, dut attendre un peu car déjà nos bols et verres arrivaient, fumants et embaumant l'air de leurs bonnes odeurs. J'ai remercié le patron d'un geste de la tête avant de joindre les mains.

"Merci pour ce repas."

Ensuite j'ai séparé mes baguettes et commencé à attaquer les nouilles, prenant le temps de lui apprendre quelques choses utiles entre deux bouchées.

"Cet endroit n'appartient à personne, en fait, c'est tout le principe. Le patron est un indépendant, il ne travaille pour personne et assure seulement que son établissement soit un terrain neutre et un recoin discret en échange de nos deniers quand nous venons ici pour parler affaire. Que ce soit pour rencontrer des clients ou négocier entre puissants, il se faut pas se voir sur le territoire de l'un ou de l'autre si l'on veut être en confiance. S'il m'appartenait, ou me devait quelque chose, à moi ou à quelqu'un d'autre, sa neutralité serait compromise et toute son affaire tomberait en pièces. Si tu regardes autour de toi, tu verras un restaurant d'allure très banale, un peu confidentiel, peut-être familial, avec seulement le patron qui fait à la fois serveur, cuisinier et caissier, pas le genre à pratiquer les prix prohibitifs que tu peux voir sur la carte. Ces prix sont celui de la tranquillité, en plus de tenir les inopportuns à distance. Il y a un petit nombre de boutiques semblables à travers la ville, même s'il s'agit plus généralement de bars."

Entre chaque phrase je trouvais le temps d'avaler quelques nouilles, ou un peu de bouillon, de bière, ou simplement de grignoter une tranche de porc pané. J'ai, mine de rien, investi une belle somme dans ce petit entretient, alors ce n'était certes rien par rapport à ma fortune ni rien par rapport à ce que j'espérais tirer des services de Death, mais je comptais bien profiter de la nourriture.

"Non, j'ai bien des planques mais soit assuré que jamais tu n'y mettras les pieds. Rien de personnel, je suis la seule à en connaître les adresses, c'est une question de sécurité. Si tu veux mener ce genre de vie sur la durée, je te conseilles de trouver ta propre cachette rien qu'à toi. Je pourrais t'aider à trouver un endroit sympathique où te poser en attendant, si tu veux, mais ultimement il te faudra un endroit où même moi je serais incapable de venir te chercher."