Trigger Warning

« Est-ce que vous avez besoin de garder le contact visuel tout du long, ou seulement au moment de l’activation ? » demanda-t-elle en guise d’ultime éclaircissement. Il était important de le savoir, à la fois parce que cela influait sur la possibilité pour l’apprenti de se mettre à couvert tout en maintenant l’utilisation de son Alter, et parce qu’en cas de réponse négative cela voudrait également dire que Sakanoue pouvait le neutraliser en bloquant sa ligne de mire avec de la mousse. Encore une de ces circonstances où un pouvoir « de basse extraction » pouvait triompher sur un autre censé être plus puissant.

Le jeune homme avait l’esprit vif, en tout cas : il comprit vite où elle venait en venir rien qu’en la voyant regarder son yo-yo, sans même avoir besoin d’une explication à voix haute. Et observateur avec ça, puisqu’il venait en plus de repérer leurs cibles.

« D’accord, donnez-moi trente secondes... »

Il n’en fallut pas davantage à la militaire pour sortir une micro-caméra – avec gyroscope intégré pour maintenir la stabilité de l’image – de sa veste tactique, la fixer à l’instrument de son collègue en devenir à l’aide de la petite ventouse prévue à cet effet, et d’effectuer la manipulation nécessaire pour que la vidéo s’affiche sur son HUD. Consciencieux, Time Breaker testa son outil afin de voir à quel point son équilibre était affecté par ce poids supplémentaire collé à l’une de ses faces, et ce ne fut qu’après qu’il ait confirmé que tout allait bien qu’ils se remirent en mouvement pour se poster sur le toit de l’immeuble le plus proche du duo de malfrats. Puis celui de l’immeuble voisin, lorsqu’ils dépassèrent leur position sans s’arrêter, puis le suivant, jusqu’à ce que les voyous se décident enfin à entrer dans l’un des magasins.

« Ok, je descend. Aucun problème avec le communicateur ? »

Il n’y en avait pas, aussi s’agrippa-t-elle de nouveau à la façade côté ruelle pour se mettre au niveau du premier étage de l’enseigne, non sans avoir d’abord confirmé que personne n’empruntait la ruelle ni ne regardait dans sa direction et s’être collée ensuite au mur pour se rendre moins visible – dommage qu’elle n’ait pas pu prendre l’un de ces fameux manteaux de camouflage optique, cela lui aurait grandement facilité la tâche. L’étudiant de Shiketsu, lui, fit adroitement passer son yo-yo devant les fenêtres en suivant les instructions de la chinoise, et en faisant lui aussi attention à ne pas se faire remarquer.

« Pas celle-ci. Celle-là non plus. Attention, quelqu’un tourne la tête vers la caméra... Ah, là je les vois. Un peu plus sur la gauche s’il vous plaît… encore un tout petit peu plus… parfait, vous pouvez remonter ! »

Ayant maintenant l’emplacement précis de leurs cibles – occupées à faire le tri dans une sélection de costumes coûteux –, elle se déplaça pour se rapprocher autant que possible, jusqu'à se trouver juste de l'autre côté du mur, à moins de deux mètres. Cela fait, elle reporta toute la concentration qu’elle n’utilisait pas pour maintenir son magnétisme vers son sixième sens, qu’elle affina jusqu’à sa limite pour obtenir l’impression la plus nette dont elle était capable.

« On dirait qu’ils ont chacun un bracelet injecteur au bras gauche, caché sous leur veste. » releva-t-elle à voix basse, sachant que le communicateur relaierait ses paroles. Elle était raisonnablement sure de son diagnostic après avoir déjà observé de nombreux appareils similaires avec son Alter. « Un dispositif électronique à la ceinture, côté droit. Probablement un bouton déclencheur secondaire, mais ça ne m’étonnerait pas que le système soit également muni d’une commande vocale et appairé à leurs téléphones – Sakanoue a le sien dans la poche intérieure droite de sa veste, celui de Kabeyama est dans la poche arrière droite de son pantalon. Je perçois également un couteau dans l’autre poche intérieure de Sakanoue, et une paire de poings américains dans celles de la veste de Kabeyama. Pas d’armes à feu. »

Elle avait obtenu ce qu’elle cherchait, aussi ne perdit-elle pas de temps pour regagner le toit où l’attendait son complice, dont la performance avait été exemplaire jusqu’ici, personne ne l’ayant remarqué.

« Espérons qu’ils achèteront beaucoup de vêtements, avoir les mains chargées de sacs devrait les gêner. En revanche, il est encore plus important que nous parvenions à les neutraliser rapidement : celui qui leur a vendu ce matériel ne doit pas être un dealer à la petite semaine, et cela m’étonnerait que sa marchandise soit du Trigger mal préparé, ultra-dilué et coupé aux amphétamines comme celui que l’on refile d’habitude aux petites frappes dans leur genre. »

Elle ne pourrait en avoir le cœur net qu’une fois qu’elle aurait mis la main sur le contenu des injecteurs, mais c’était généralement comme ça que les choses marchaient. Les chances qu’ils aient en leur possession du Trigger de grade supérieur restaient minimes : pour un dealer « respectable », il y avait une différence entre le fait de se démarquer des vendeurs moins scrupuleux en fournissant un produit de qualité correcte aux clients et celui de jeter de la confiture aux cochons en laissant de petits délinquants avoir accès à un produit de qualité supérieure.

Après que Léo lui ait précisé qu’il pouvait difficilement se mouvoir -et donc se cacher- tout en maintenant sa capacité d’immobilisation, Lodestone installa la micro-caméra sur le yo-yo. Il fit monter et descendre le jouet pour vérifier si tout allait bien, que la caméra ait bien été fixée, que la gyroscopie fonctionnait, etc. L’héroïne descendit ensuite sur les murs, s’y fixant comme un lézard. On pouvait vraiment faire ça avec de l’électromagnétisme, sans que le bâtiment soit en métal ? La preuve que oui.

Ayant eu le signal, Léo commençait à faire descendre le câble au niveau d’une fenêtre. Avec le retour de son côté, Lodestone guidait le britannique pour déplacer le dispositif de fenêtre en fenêtre, le redressant de temps en temps pour ne pas être vu, jusqu’à ce qu’elle repère enfin les deux individus qu’ils recherchent. Une fois l’analyse terminée, elle fit l’inventaire de tout ce qu’elle avait repéré.

C’était presque effrayant que, sans que personne ne le remarque, des gens pouvaient avoir autant d’équipements de ce type sur eux. Le fait d’avoir des déclencheurs alternatifs montraient à quel point ils sont prêts à tout, et ont vraiment réfléchi à toutes possibilités si les forces de l’ordre tombaient sur eux. L’absence d’arme à feu restait notable. Par contre, comme l’a souligné l’héroïne chinoise, avec toute cette préparation on pouvait s’attendre à ce que la drogue elle-même soit de bonne qualité.

Il guetta ensuite le moment où ils allaient sortir. Ça prit quelques temps, mais ils en avaient finalement terminé. Ils avaient leurs achats dans des sacs en carton, pas la chose la plus encombrante. Mais du coup, vint la question : et ensuite ?

« Ce n’est pas vraiment un bon endroit pour les attaquer, c’est une rue assez fréquentée. Mais si on les suit trop longtemps ils risqueraient de se rassembler avec des alliés. Un juste milieu ? Ou y’aurait-il une possibilité de les attirer nous-mêmes où on veut ? »

Léo n’était pas habitué à jouer le rôle du chasseur. Et surtout le chasseur bienveillant. Celui qui veut piéger sa proie mais en ne mettant personne d’autre en danger. En plein Tokyo.

Ayant obtenu les renseignements recherchés, la militaire revint aux côtés de Time Breaker et reprit possession de son matériel, rendant du même coup au yo-yo de l’apprenti sa fonction première. S’ensuivit une courte attente le temps que leurs cibles sortent du magasin avec leurs emplettes. Celles-ci n’étaient pas aussi volumineuses qu’elle l’aurait voulu mais il ne fallait pas s’attendre à ce que des voyous à la petite semaine se transforment soudain en reines du shopping ; quoi qu’il en soit, le moindre délai dans leur temps de réaction restait bon à prendre quand l’issue d’une confrontation pouvait être décidée en une fraction de seconde.

« Au moins ils seront bien habillés pour passer devant le juge. » observa-t-elle en voyant le duo se remettre en marche. Enfin, elle espérait pour eux que ce serait le cas : elle n’avait pas vu précisément sur quels habits ils avaient arrêté leur choix, et elle savait que nombre de malfrats avaient des préférences vestimentaires pour le moins… contestables. Mais même en mettant de côté la question de leurs goûts, il y avait un point qui continuait de titiller sa curiosité : « Je me demande pourquoi ils sont venus s’acheter de nouveaux atours ; ce n’est généralement pas la priorité lorsque des criminels de leur niveau bénéficient d’une rentrée d’argent soudaine. Est-ce que c’est juste pour frimer, est-ce qu’ils veulent aller fêter leur bonne fortune dans un lieu sélect avec tenue correcte exigée, ou la raison est-elle toute autre ? »

Sur ces paroles, ils se remirent à leur tour en mouvement, un duo de justiciers filant un duo de hors-la-loi. L’attitude de ces derniers confirmait la remarque de Time Breaker : ils étaient sur leurs gardes, balayant régulièrement la foule du regard, probablement à la recherche d’un uniforme de policier ou d’un costume de héros. Difficile de les prendre par surprise donc, et encore plus compliqué d’éviter que des innocents ne se retrouvent pris dans la tourmente. Ils conservaient cependant un angle mort, ni Sakanoue ni Kabeyama ne pensant à regarder en direction des toits, alors même qu’énormément de héros s’en servaient pour se déplacer… à moins que ce ne soit volontaire : ils avaient déjà l’air suspect, à surveiller les alentours comme ça, mais ce serait encore pire s’ils se promenaient avec le nez en l’air.

« Je suis d’accord avec votre estimation. J’espère que les policiers des alentours sont tous prévenus et qu’ils sont capables de faire semblant de ne rien remarquer de façon convaincante. Pourvu qu’aucun civil ne les alerte non plus, ou n’ait la brillante idée de suivre deux types louches dans l’espoir de pouvoir voir des héros en action. » fit-elle en épiant leur manège. La propension qu’avaient certaines personnes à faire preuve d’encore moins d’instinct de survie que le lemming lambda et à traiter une arrestation musclée comme un spectacle ne cesserait jamais de l’agacer.

« Quand vous parlez de les attirer quelque part, à quoi pensez-vous ? Il vaudrait mieux éviter d’attirer leur attention d’une manière qui peut les pousser à s’injecter préventivement une dose. La meilleure chose à faire serait peut-être de reprendre contact avec Unravel, maintenant que nous les avons localisés et que nous connaissons leur équipement. »

C’était la numéro 67 la gradée en charge de la mission après tout, c’était donc à elle de prendre ce genre de décisions. Après avoir écouté les suggestions de ses subordonnés, certes, mais au moins la responsabilité finale ne pèserait-elle pas sur eux, ce qui était toujours un soulagement.

Léo ne s’était pas posé de question sur la raison de ces emplettes. Ça restait des humains et ça semblait normal de s’acheter des vêtements. Mais ils savaient forcément qu’ils étaient recherchés. On pourrait imaginer qu’ils ont aussi acheté quelque chose pour leurs collègues afin de passer un peu plus inaperçu, mais a priori ça restait risqué. Les criminels réfléchissaient souvent différemment, il n’était pas évident de cerner à quoi ils pensaient. Et peut-être que leur accès au Trigger à tout moment les rendait confiant si quelque chose tournait mal.

Alors que le duo héroïque les suivait depuis les hauteurs, Lodestone demanda davantage d’information sur l’idée de les attirer, que Léo avait évoqué. Ah. Euh. Il était un peu pris de court. Il avait lancé cette idée comme ça en brainstorming, en se disant que ça pouvait faire germer une idée plus développée dans la tête de la professionnelle. Mais elle a prouvé directement par A+B que c’était plus risqué qu’autre chose, et il se sentit un peu bête. Ils semblaient savoir où ils allaient et connaissaient le quartier, difficile donc de les attirer sans que ça paraisse suspect. Et un criminel montrera plus difficilement de l’intérêt pour un événement à proximité, là où un héros pouvait être facilement attiré avec des faux appels à l’aide.

Léo se fit petit -ce qu’il faisait sûrement de mieux- et se contenta de suivre le conseil et contacter Unravel. Il appuya sur son oreillette.

« Ici Time Breaker. Les criminels sont repérés. Quelle est la suite des opérations ? »

L'apprenti décrit le coin où ils se trouvaient pour faciliter l’intervention. Toutefois, ses collègues ne pouvaient pas s’y déplacer instantanément.
Léo raccrocha après avoir reçu les instructions, et ne tarda pas à les communiquer.

« Pour l’instant on continue de les suivre sans se faire remarquer. Ils vont bien finir par s’arrêter à un moment, et ce serait trop dangereux pour les civils d’engager n’importe où. Première possibilité : on attend qu’ils arrivent à destination, mais il y a le risque qu’ils rejoignent des alliés. Et même si on attend le renfort de notre côté, il serait dangereux d’engager contre un large groupe d’utilisateur de Trigger. »

Même à nombre égal dans chaque camp, quand on parlait de Trigger, le danger du combat augmentait pour chaque personne supplémentaire. Et attaquer la bande par petits groupes était le plan de base.

« La deuxième, c’est d’attaquer lorsqu’ils passent dans une rue non fréquentée, sans attendre Unravel et les autres. On ne peut pas être sûr que cette occasion arrive, mais il est probable que ça arrive pour ne pas se faire davantage remarquer. »

Et dans ce dernier cas, avec l’effet de surprise ils seraient théoriquement avantagés.

« Mais ça dépendra d’abord d’eux. »

Time Breaker sembla reconsidérer son idée d’embuscade suite aux paroles de la militaire. Le plan avait du mérite, mais le problème était qu’ils n’avaient personne qui puisse servir d’appât sans éveiller la suspicion de leurs cibles. Pas sans remplacer leur tenue de combat par des habits civils en tout cas, des habits dont ils ne disposaient pas pour le moment et qui les laisseraient sans protection si la situation devait déraper. Non, mieux valait s’en tenir à la stratégie d’origine avec une attaque-surprise plus classique ; ils auraient plus de mal à positionner les malfrats exactement où ils voulaient pour les neutraliser, mais la manœuvre serait plus simple et moins risquée.

L’apprenti démontra l’étendue de ses capacités de multitasking en reprenant contact avec son mentor alors même qu’ils continuaient de coller aux basques des criminels, une tâche qui devenait de plus en plus éprouvante à mesure que le temps s’écoulait, entre le parkour auxquels ils devaient avoir recours pour progresser à une bonne allure et la vigilance constante dont il fallait faire preuve pour se mettre à l’abri des regards lorsque leurs cibles tournaient la tête dans leur direction. Le tout sans perdre ces derniers de vue bien sûr, ce qui était plus facile à dire qu’à faire dans la mesure où ils menaçaient à chaque instant de disparaître en se fondant dans la masse humaine en contrebas.

Il ne fallut pas longtemps à l’adolescent pour communiquer les instructions de la numéro 67. Rien de bien inattendu, Zhihao était parfaitement d’accord avec l’approche choisie par la japonaise.

« Compris. Je pencherais plutôt pour la deuxième possibilité : s’ils nous tendent un piège, il est plus probable que celui-ci se trouve à leur point d’arrivée, ou à un point précis de leur trajet retour. Il est beaucoup plus difficile de préparer une contre-embuscade mobile et de la maintenir sur une longue distance ; ce n’est pas une tactique que l’on rencontre souvent chez des délinquants de leur niveau et nous aurions remarqué leurs compères, depuis le temps. »

Ne serait-ce que parce qu’à moins de pouvoir circuler par la même voie que les héros, les compères en question seraient obligés de se tenir relativement près de Sakanoue et Kabeyama pour les garder à l’œil, vu la densité de la foule. Bien sûr, il était toujours possible d’être surpris : peut-être que les criminels étaient plus compétents que prévu, ou qu’ils avaient des associés dont les visages n’étaient pas connus parce qu’ils n’avaient pas participé au braquage. Elle aurait pu faire taire ces inquiétudes si cette opération avait lieu dans son pays natal, où elle aurait eu accès à des outils de surveillance dont elle ne disposait pas au Japon, mais ce n’était pas le cas et au bout d’un moment, il fallait arrêter de toujours envisager le pire. Le fait de rester sur ses gardes était une bonne chose, mais un excès de paranoïa pouvait se révéler contre-productif.

En tout cas, ils devraient bientôt se décider, car les deux malfaiteurs commençaient graduellement à sortir des grandes rues passantes pour s’engager dans des allées plus étroites et moins fréquentées. Cela rendait leur surveillance à la fois plus aisée et plus compliquée, car le plus faible nombre de témoins laissait également les petites frappes libres de redoubler de vigilance sans attirer l’attention. Leur regard restait toutefois largement fixé sur les quelques passants, leur langage corporel se faisant plus suspicieux et agressif à mesure que l’allure de ces passants s’éloignait de celle de quidams respectables pour se mettre à ressembler davantage à celle d’habitants des quartiers mal famés.

« Les voyous doivent même se méfier de leurs congénères, hein ? Se faire attaquer par d'autres voyous, ce serait un comble. » murmura la chinoise en les voyant croiser un grand baraqué à la mine patibulaire, dont la tenue et l’attitude ne différaient guère de celles qu’exhibaient habituellement leurs cibles. Les deux côtés se toisèrent et se jaugèrent, le nouvel arrivant jetant un œil spéculateur aux sacs des braqueurs, puis détournant le regard et passant son chemin, après s’être apparemment livré à un rapide calcul mental et être arrivé à la conclusion que cela ne valait pas le coup de s’en prendre à deux adversaires en même temps.

Zhihao s’adressa de nouveau au chronokinésiste : « Si nous voulons passer à l’action, il faut le faire rapidement, avant de trop nous enfoncer dans ce quartier. Les chances que des locaux se joignent à l’affrontement plutôt que de ne pas s’en mêler si nous n’arrivons pas à les mettre K.O. de suite augmentent, autrement. »

Léo ne les quittait quasiment pas des yeux, attendant le moment propice. Peut-être l’attendait-il un peu trop, comme si un signal évident allait lui indiquer quand frapper. Peut-être avait-il un petit doute, étant en duo avec une partenaire qu’il ne connaissait quasiment pas. Une personne plus expérimentée que lui, et qui venait d’un autre pays. De plus, il représentait l’agence Unravel. Il pouvait facilement être jugé pour tous ses choix.

Lodestone le sortit de ses pensées avec une aparté, voyant un autre type croiser leurs cibles. Il était vrai qu’en plus d’être ennemis des héros, les gangs de vilains n’étaient pas tous alliés entre eux. Surtout pour l’accès à des ressources comme le Trigger. Probablement que certains en payent et que d’autres en volent à ceux qui payent. Et un affrontement entre vilains était probablement plus rude que contre des héros. Ça ne devait pas être facile tout ça. Non pas qu’il avait de la compassion.

Mais bref, comme elle le disait, ils ne pouvaient pas attendre éternellement, il allait falloir frapper. Le duo de brigands était déjà sorti des rues fréquentées.

« Je pars devant pour m’installer à couvert. À votre signal je les immobilise tous les deux, ça devrait vous laisser le temps de vous approcher. Mon alter me permet d’agir sur un périmètre et non une personne, alors je serai obligé de le relâcher une fois que vous serez à portée, rappelait-il. Pendant que vous vous occuperez d’un premier, je relancerai mon alter sur le deuxième afin qu’il ne vous gêne pas. »

Sous Trigger, ils avaient deux alters puissants. Et il fallait considérer la possibilité qu’ils n’arrivent pas à les empêcher de s’en injecter. S’en débarrasser séparément lui semblait essentiel. En revanche, bien que le plan lui semblait bon, il n’allait pas être évident à mettre en place. Sa maîtrise d’alter n’était pas confortable pour les garder assez longtemps emprisonnés.

« Je ne sais pas combien de temps je pourrai les retenir, considérez qu’on est sous chronomètre. »

Ce qui était le plus épuisant dans son alter, c’était son utilisation répétitive, créer des Rooms plusieurs fois de suite. Maintenir une Room ne demandait pas tant d’endurance. Sauf pour celles qui figeaient complètement le temps, cela lui demande tellement d’énergie qu’il en peine à bouger. Alors en enchaîner deux de suite…
Il allait devoir compter sur l’efficacitéLodestone.

Il la quitta en pressant le pas, allant se poster plus loin.
Un peu en hauteur pour pouvoir les avoir dans son champ de vision tout en évitant d’être directement dans le leur, il attendait.

La tension ne cessait d’augmenter à mesure que les minutes s’égrenaient, que les deux héros se rapprochaient de leurs cibles et considéraient de possibles angles d’attaque. Ayant décidé qu’il était temps de passer à l’action – l’endroit était effectivement idéal, une allée tortueuse sans passants ni fenêtres –, Léo prévint qu’il allait se poster plus loin en attendant qu’elle lui fasse signe de déclencher le traquenard. Il en profita également pour rajouter un dernier avertissement au sujet de son Alter, au cas où elle aurait oublié son fonctionnement – ce qui n’était pas le cas, mais pouvait l’être quand deux personnes se retrouvaient à combattre côte à côte pour la première fois. Très prévoyant de sa part, donc.

« Compris. » répondit la militaire en inclinant la tête. « Ne vous en faites pas, je peux les attaquer à distance, et même si j’entre moi aussi dans votre périmètre, cela voudra simplement dire que je serai à la même vitesse qu’eux. Je compte passer par là, indiquez-moi quand vous serez prêt avec votre communicateur et je vous rendrai la pareille. »

Après lui avoir montré le trajet qu’elle s’apprêtait à emprunter, elle laissa l’étudiant prendre les devants et mit son plan à exécution. Prenant garde à toujours rester hors de vue, elle utilisa sa capacité à adhérer aux murs pour descendre progressivement de recoin sombre en recoin sombre et ce jusqu’à se retrouver de nouveau au niveau du sol. Cachée derrière une benne à ordure, elle reçut finalement la confirmation que Time Breaker était en position et prêt à agir. Excellent : il était temps.

Bondissant de sa planque, Zhihao accéléra sa course en émettant un champ répulsif derrière elle, la force soudainement exercée sur le métal faisant du même coup résonner la benne comme une énorme cymbale, puis un champ attractif devant elle une fraction de seconde plus tard, alors que les deux criminels commençaient à se retourner après avoir entendu le bruit – mais sans lâcher leurs sacs de course pour l’instant, ayant été pris par surprise. Ce second champ n’avait pas uniquement pour objectif de lui permettre de se déplacer plus vite, puisqu’il attira également les armes dissimulées dans les poches des malfrats ; elle n’avait pas besoin des poings américains et les laissa donc continuer leur course, mais elle s’empara par contre au vol du couteau de Sakanoue, le collant magnétiquement à son gantelet.

« Maintenant ! »

En même temps qu’elle prononçait ce mot, la chinoise activa la paire d’électrolasers intégrés à ses gantelets. Un flash, un craquement sec, une odeur d’ozone et chacun des deux japonais fut frappé par une lance d’électricité qui lui fit perdre le contrôle de ses muscles. Ils parvinrent de justesse à ne pas se ramasser par terre, mais une distorsion apparut dans l’air et leurs mouvements ralentirent subitement, comme s’ils étaient pris dans de la mélasse. Elle n’aurait pu rêver meilleur timing, et profita de l’intervention à point nommé du chronokinésiste pour leur coller à chacun une balle à enveloppe de caoutchouc dans le plexus – de quoi les gêner pour activer leurs injecteurs, si ceux-ci étaient dotés d’une commande vocale.

Non qu’elle ait l’intention de leur en laisser l’occasion ; sa trajectoire l’amena devant Kabeyama, que Léo libéra de sa prison temporelle juste au bon moment pour que Zhihao puisse le tacler de plein fouet, transférant l’élan de sa course dans une prise qui l’envoya violemment au tapis, accompagnée d’un choc modéré pour que ses muscles restent bloqués. D’une suite de mouvements fluides, elle reprit en main le couteau volé à sa deuxième cible, s’en servit pour entailler la manche gauche de son captif et ainsi exposer son bracelet-injecteur, puis trancha la sangle qui maintenait ce dernier en place avant de le lancer hors de portée, en direction du lycéen.

Un bon coup de poing bien senti à la mâchoire pour achever de mettre le voyou hors de combat, et elle se retourna vers un Sakanoue toujours au ralenti, en train de se plier en deux après avoir reçu son projectile anti-émeute dans le buffet. L’effet était comique, il fallait bien l’avouer, mais elle n’était pas là pour s’amuser : elle le gratifia d’un second coup d’électrolaser, tiré à travers la bulle temporelle qui disparut un instant plus tard. Ainsi tasé, il ne fut pas difficile de le maîtriser comme elle l’avait fait avec son compère, et de répéter l’opération pour le délester de son propre dispositif d’administration de Trigger, quand bien même il tenta d’échapper à sa poigne en recouvrant sa peau d’une pellicule d’eau savonneuse. Mauvaise idée, parce que le liquide en question conduisait très bien l’électricité, comme il ne tarda pas à l’apprendre.

« Merci Time Breaker, c’était parfait. » félicita-t-elle son compagnon. « Vous voulez bien prendre les injecteurs pendant que je m’occupe de menotter ces deux-là ? »

Elle s’interrompit en sentant ses muscles pulmonaires cesser de fonctionner, mais elle n’eut même pas à forcer Kabeyama à désactiver son Alter pour que celui-ci soit pris d’une quinte de toux, l’empêchant de retenir plus longtemps sa respiration. Dégainant une paire de menottes plastiques, elle se remit à la tâche.

Ça lui faisait assez bizarre d’orchestrer un plan impliquant un adulte. Même si, de la réussite d’expériences passées, il pensait s’en sortir, il se considérait encore peu expérimenté. Surtout par rapport aux situations réelles. Généralement il n’appliquait ça que pendant des cours héroïques en équipe, avec d’autres élèves manquant d’expérience et des adversaires à leur hauteur. Il doutait un peu mais la confiance que semblait lui donner Lodestone à chaque instant le rassurait dans ses choix et propositions.

Il observait la situation, restant attentif à chaque mouvement. Il voyait l’héroïne se préparer à foncer. Et ça partit d’un coup. Probablement avec des bons coups d’électromagnétisme, elle arriva rapidement sur les deux vilains tout en attirant vers elle certains des objets dérangeants qu’elle avait repéré plus tôt.

« Maintenant ! »

Ah euh, oui. Ce n’était pas le moment de se laisser dépasser. Il déclencha Time Warp afin d’entraver leurs mouvements et permettre à l’assaut de se continuer dans les meilleures conditions. Une lance électrique apparut pour les frapper, puis elle en vint principalement aux coups et aux prises pour ensuite définitivement maîtriser les deux énergumènes. Dans cet enchaînement de mouvement elle n’oublia pas non plus de leur retirer le bracelet injecteur. La fluidité et la rapidité avec laquelle tout cela s’était produit était assez incroyable. Léo s’en demandait même s’il avait servi à quelque chose, en fait. Et puis. Wow, son alter était vraiment cool. C’était un peu les avantages réunis du sien et de celui d’Aslinn.

Elle le sortit de ses pensées en le remerciant.

« Oh, euh, je n’ai pas fait grand-chose. Votre intervention était impressionnante à voir ! »

Il regardait les injecteurs au sol, qu’elle avait envoyé à ses pieds. Il se baissa pour commencer à les ramasser puis s’interrompit. Il ne savait pas comment ils fonctionnaient. Elle avait parlé de la possibilité d’une commande vocale. Même s’ils semblaient bien sonnés, il valait mieux être prudents. Le Trigger était une drogue qui faisait aussi perdre le contrôle de leur consommateur. Ça pouvait être dans leur intérêt qu’une aiguille perce le doigt de Léo pendant qu’il les tient. Il les saisit par le bord arraché de la sangle, comme s’il s’agissait de chiffons boueux.

Une curiosité interdite lui venait soudainement. Si jamais il recevait du Trigger, qu’est-ce qui se passerait ? Jusqu’où irait son alter ? Est-ce que la taille des ses Rooms deviendrait absurdement grande ? Est-ce qu’il arriverait à appliquer le rewind sur d’autres personnes ? Est-ce qu’il pourrait littéralement se déplacer dans le temps ? Ou est-ce que…

Rah ça coupe en fait cette saloperie. Bon au moins ça le faisait sortir de ses pensées pour se concentrer sur le plus important, pendant qu’il prenait le second bracelet d’une façon un peu plus confortable, tout en faisant attention.
Il observait attentivement les deux vilains se faire menotter, prêt à réagir s’il y avait un soudain signe de résistance.

« On voit que vous êtes habituée. »

« Merci du compliment, mais ne sous-estimez pas votre propre importance. » fit la chinoise après s’être assurée que ses deux prisonniers étaient solidement entravés et dépouillés de tout ce qui aurait pu leur servir à se libérer ou à prévenir leurs petits copains. L’apprenti était trop modeste : d’accord, il n’avait pas eu besoin de lui servir de filet de sécurité, mais cela ne voulait pas dire qu’elle n’appréciait pas sa présence. « Le plan a été parfaitement exécuté cette fois-ci, cependant je peux vous garantir que vous auriez eu beaucoup plus de choses à faire s'il ne s'était pas déroulé comme prévu. De plus, votre rôle ne fait que commencer : maintenant que nous avons capturé ces deux-là, il va falloir les livrer à la police. Si nous sommes attaqués à notre tour sur le chemin – au cas où leurs compères s’inquiéteraient de ne pas les voir revenir et partiraient à leur recherche, par exemple –, nous ne serons pas trop de deux pour nous défendre tout en les empêchant de s’échapper. »

Elle avait peut-être neutralisé le duo de lascars avant qu’ils ne puissent envoyer un quelconque message, mais cela ne voulait pas dire que le reste de la bande ne se rendrait compte de rien. Il suffirait qu’ils se soient donné rendez-vous à l’avance ou qu’un appel téléphonique reste sans réponse pour mettre la puce à l’oreille des autres malfaiteurs, qui devaient s’attendre à ce que leurs exploits aient attiré l’attention des forces de l’ordre. Quand on jouait ainsi contre la montre, il ne fallait pas crier victoire trop tôt après s’être laissé griser par un succès initial.

Zhihao força les prisonniers à se relever et, après une seconde de réflexion, abandonna pour l’instant l’idée de se servir d’une paire de menottes supplémentaire pour les attacher l’un à l’autre. Elle n’en avait pas une quantité infinie, la police trouverait sûrement cela excessif et, si cela les gênerait encore plus pour s’enfuir, cela freinerait également leur marche pour sortir de ce quartier. Elle n’hésiterait pas à changer d’avis s’ils essayaient de lui rendre la vie dure, ceci dit.

« Je vous conseille de bien vous comporter, sinon je me fâche. » les avertit-elle avant de se tourner de nouveau vers Time Breaker, qui manipulait les injecteurs avec une appréhension habituellement réservée aux engins explosifs ou aux serpents venimeux. Elle trouvait le spectacle assez comique pour tout dire, mais n’en montra rien. « Je peux m’occuper de ça pour vous si vous voulez bien surveiller les prisonniers un moment ; j’ai l’habitude, comme vous dites. »

C'était bien pour cela que son équipement était conçu pour lui permettre de mettre sa cible au tapis aussi vite que possible... Bref, aussitôt dit, aussitôt fait : l’échange eut lieu, et pendant que l’adolescent montait la garde, prêt à ralentir le duo au moindre pet de travers, la militaire retira les batteries des dispositifs ainsi que les capsules de Trigger qu’ils contenaient, avant de les ranger dans des poches séparées de son harnachement. Elle en profita au passage pour identifier la provenance de la drogue, et sentit qu’un nouveau mal de tête n’allait pas tarder à poindre. Encore un autre producteur différent ? Mais combien de ces vautours avaient décidé de se jeter en même temps sur le marché nippon ?!

« Grade 2, Nigmashev Biochemical Industries… où avez-vous trouvé ça, et surtout comment avez-vous pu vous le payer ? » demanda-t-elle en reprenant possession des deux hommes.

Pas de réponse, les malfrats menottés maintenant un mutisme mutin. Évidemment, ce serait trop facile sinon.

« Ça aussi j’ai l’habitude. » soupira l’électrokinésiste en s’adressant cette fois au lycéen. « Que diriez-vous de contacter Unravel pour lui demander de nouvelles instructions ? »

Puis, elle avisa les sacs de course, toujours chargés de marchandise et à l’endroit où ils étaient tombés après qu’elle se soit jetée sur leurs porteurs.

« Il faudra décider de ce que nous faisons de ça. »

Lodestone rappelait bien que ce qu’ils venaient de faire n’était que la première marche de toute une opération. Et c’était celle où ils avaient l’avantage dès le début. Adversaires non hostiles, non préparés contre préparés. Ils auraient du mal à prendre par surprise par la suite. Au contraire même.

Elle lui proposa de s’occuper des bracelets un instant. Ça l’arrangeait sûrement, quoique les deux lascars pourraient penser que c’était le moment de tenter quelque chose s’ils n’étaient surveillés que par un enfant. Alors qu’il allait lui tendre, il remarquait quelque chose d’étrange sur l’un deux. Il y avait comme du liquide dessus.

« Je crois que celui-ci est défectueux ? » demandait-il avec incertitude.

Est-ce qu’il y avait une fuite dans le mécanisme, qui laissait un peu de trigger couler ? Ça pouvait être dangereux ça, il n’avait pas de sac plastique ou équivalent sur lui en tout cas. Enfin, quoiqu’il en soit, il lui laissait. Elle les démonta pour enlever ce qu’il fallait et cita le nom du producteur, et à sa réaction, ça semblait être un trigger un peu fort ? Non pas qu’il avait conscience de ce que ça vaut, mais ça semblait s’échanger contre une petite somme.

Ils pouvaient faire un retour à Unravel, que Léo ne tarda pas à appeler. En allant porter son doigt à son oreille, il se rendait compte qu’il saignait. Il s’était vraiment coupé ? Peut-être que c’était pendant son passage sur les toits ou pour redescendre et il ne s’en était pas rendu compte ? Bon, il n’avait pas le matos sur lui pour désinfecter malheureusement.
Unravel décrocha après un faible temps d’attente.

« Time Breaker, vous en êtes où ?
- Kabeyama et Sakanoue sont maîtrisés. Quelle est la suite ?
- Entendu. On arrive. »

Puisqu’il s’agissait des oreillettes fournies directement par l’agence, elle avait leur position en temps réel, pas besoin de donner plus d’informations.

« Soyez prudents, leurs acolytes peuvent arriver. Autre chose à signaler ?
- Eh bien j- »

Il n’a pas réussi à terminer sa phrase. Il fut pris par quelque chose. En lui. Il ne savait pas trop quoi. Comme une pulsion. Comme si son organisme se battait contre quelque chose. Un malaise qui prenait son corps. Il avait chaud. Il haletait. Il suait. Il faillit perdre l’équilibre mais replaça son pied pour rester stable. Il finit par serrer les dents. Son corps fit un pas.
Puis une Fast Room apparut sur sa gauche, puis une Slow Room en face de lui sur les deux brigands, puis la première s’effaçait pour placer une Stop devant lui, puis une autre Slow bien plus grande envahit la rue dans sa largeur. En fait, pour les quatre personnes ici, c’était comme si le temps à l’échelle de la rue ne faisait que se dérégler de plusieurs façons. Puis soudainement, un flash entoura Léo qui disparut un instant avant d’apparaitre un ou deux pas derrière, alors que le temps reprit son cours normal, comme si rien ne s’était passé.

Les yeux de Léo était apeuré. Il se laissa tomber sur ses genoux, respirant à grands coups pour se remettre de ses émotions. Est-ce que du Trigger avait pénétré dans sa blessure ? C’était… sûrement ça. Il n’avait pas été aussi prudent qu’il le pensait. Une chance qu’il avait rewind. Mais est-ce que c’était assez loin dans le temps pour éviter que ça ne dégénère à nouveau ? Est-ce que c’était avant que cette saloperie n’entre dans son corps ?

« Time Breaker ? Time Breaker ? »

Shit. Il était toujours en conversation avec Unravel et il s’était arrêté au milieu d’une phrase. Il se permit un léger temps supplémentaire pour reprendre une respiration à peu près stable.

« C’est… c’est bon. Vous pouvez venir. »

Il raccrocha immédiatement.
Quelle mine il devait tirer en ce moment. C’était terrifiant, il ne voulait plus jamais voir ça. Et encore, il avait sûrement eu une toute petite dose, ce qu’il avait fait involontairement ressemblait plus à une utilisation sans limite de son alter qu’une réelle évolution. Vraiment la grosse honte en tout cas. Heureusement, les deux gugus ne s’étaient pas échappés, peut-être qu’ils avaient aussi été pris par surprise et en méconnaissance de l’alter de Léo -surtout sous substance- ils ne savaient pas trop comment réagir.

Il essayait de se calmer, mais angoissait à l’idée que ça se reproduise à nouveau. Il ne savait même pas quoi dire. Peut-être était-il sage qu’il ne continue pas la mission.

Et bien, elle ne s’attendait pas à ce que les choses partent en sucette aussi vite. Un instant tout allait comme sur des roulettes, et à l’instant suivant, le système nerveux du jeune homme s’activa tel un feu d’artifice. Mais vraiment, quelles étaient les chances qu’une des ampoules de Trigger laisse fuiter son contenu, que le joint d’étanchéité du bracelet-injecteur soit abîmé, et que la combinaison ainsi que la peau de l’adolescent soient entaillées précisément au bon endroit pour que la substance s’introduise dans son flux sanguin ?

« Les chances sur un million, elles se réalisent neuf fois sur dix... » grommela l’électrokinésiste en attendant que les perturbations temporelles se dissipent. Derrière elle, les deux criminels gémissaient en voyant l’une des constantes les plus fondamentales de la réalité se comporter soudain de façon si… inconstante, mais eurent tout de même suffisamment de bon sens pour ne pas en profiter pour essayer de s’enfuir.

« Le premier qui fait un pas sans ma permission se reprend un coup de jus. » les avertit-elle néanmoins une fois le chaos retombé et les choses revenues à la normale. Un double hochement de tête terrifié fut leur réponse, et elle se focalisa sur l’apprenti, maintenant blanc comme un linge.

« Vous allez bien ? » l’interrogea-t-elle après qu’il ait raccroché. Elle s’approcha, munie de désinfectant et d’un pansement sortis de son kit de premiers soins, et se mit à examiner et nettoyer rapidement la blessure. Elle se servit également de son électroperception pour détecter une éventuelle anomalie dans son rythme cardiaque ou respiratoire – il n’y en avait pas au-delà de la fébrilité causée par la panique –, lui demanda de lui dire combien elle tendait de doigts, puis généra une lumière au bout d’un des appendices en question pour tester le réflexe pupillaire ainsi que sa capacité à suivre un objet du regard. Une suite d’actions qui avait autant pour objectif de voir si l’épisode avait laissé des séquelles que de lui permettre de se calmer en se concentrant sur autre chose, tout comme le discours qui s’ensuivit. « Première exposition au Trigger, j’imagine ? Félicitations, normalement je devrais vous payer un coup à boire, mais je ne sais pas si Unravel m’y autorisera. Je vous rassure tout de suite : il s’agit d’une réaction parfaitement normale, et même s’il vous faudra aller voir un docteur pour être sûr, vous ne devriez pas avoir de problèmes. »

Pas de problèmes sur le plan physique en tout cas ; sur le plan psychologique, ce serait une autre paire de manches. La militaire n’avait pas menti ceci dit, le phénomène était loin d’être inconnu : si elle devait poser un diagnostic, elle dirait que certaines terminaisons nerveuses avaient été affectées par la drogue mais pas les autres, produisant un déséquilibre assorti d’un feedback auxquels son cerveau n’avait pas su réagir, ce qui avait abouti à un court-circuit momentané de la partie qui régulait d’ordinaire le fonctionnement de son Alter. C’était pour cela que le Trigger était habituellement injecté dans une veine majeure, afin de garantir une diffusion homogène dans l’organisme, et que les applications topiques devaient être réservées à des spécialistes qui savaient ce qu’ils faisaient. Quelques gouttes n’auraient pas dû suffire à provoquer un choc aussi extrême, sauf que l’injecteur fautif était celui de Kabeyama : la formule qu’il utilisait était prévue pour un homme adulte assez corpulent, pas pour un lycéen verticalement contrarié, d’où les répercussions disproportionnées.

« Est-ce que vous vous sentez capable de continuer ? Je comprendrai tout à fait si vous voulez vous retirer, la première fois est souvent perturbante. »

Quoi qu’il choisisse, il serait bon qu’il le fasse vite : sa perte de contrôle n’avait pas exactement été discrète, ce n’était qu’une question de temps avant que quelqu’un ne décide de venir voir ce qu’il s’était passé, et Zhihao préférerait ne plus être là lorsque cela arriverait.

L’héroïne ne tarda pas à s’approcher de Léo.

«.Je… ne sais pas » , répondait-il assez sincèrement.

Heureusement, Lodestone semblait avoir tout l’équipement nécessaire. Il avait droit à une visite médicale improvisée, ce qui le tendait en l’attente du verdict comme ça le rassurait de savoir que quelqu’un ici avait les compétences pour évaluer la situation, au moins en surface. Il hocha la tête lorsqu’elle lui demanda si c’était sa première fois, avant qu’elle n’en parle comme si c’était une sorte de… baptême ? La curiosité était alors forte.

« Est-ce que… vous êtes aussi passée par là ? » demandait-il de sa voix encore faible.

Il se rendait compte qu’elle aussi elle avait un alter qui serait sûrement terrifiant s’il était amplifié par du Trigger. Elle pourrait… non, il préférait ne pas y penser trop fort, ça portait la poisse. La dernière fois qu’il avait imaginé l’alter de quelqu’un sous Trigger, la personne en question s’était vite retrouvée exposée. Ça s’est passé il y a une minute.

Le fait que sa réaction était normale, il pouvait s’en douter. Quel genre de fou ne réagirait pas comme ça ? Remarque, même pour les fois suivantes en fait. Il lança un regard aux deux zigotos menottés. Comment on pouvait être ok avec l’idée de perdre autant le contrôle de soi ? Les alters ça pouvait déjà être naturellement dangereux, alors avec ce genre de substance… Et ce n’est pas dangereux que pour l’entourage, ça l’était aussi pour nous-mêmes ! Incompréhensible. Enfin, pour lui, dès le début le fait d’être criminel lui était de toute façon incompréhensible, donc c’était sûrement normal qu’il n’arrive pas à les comprendre sur d’autres aspects.

Ça faisait un petit temps que le calme était revenu. Probablement plus longtemps que ce qu’il avait rembobiné. S’il restait du Trigger dans son organisme, il aurait normalement déjà agi. Il avait la tête qui tournait. Trigger ou pas, il venait d’utiliser son alter de façon un peu excessive. Le rewind pouvait annuler des blessures et éliminer des intrus dans son corps, mais pas les effets liés à l’utilisation-même de l’alter tels que la fatigue. Il inspirait et expirait calmement, cherchant à accompagner la descente de son rythme cardiaque.

« Que je sois capable ou non ne change rien… »

Il essayait de se relever lentement.

« Unravel arrive, alors il va falloir s’assurer de ne pas les laisser s’échapper pendant ce temps. »

Ou plutôt d’empêcher toute personne de leur permettre.