T'es bien loin de chez toi [PV Satoru]

C’est pas dingue mais c’est bien. Pas exactement des éloges, mais j’aurais été bien plus critique de ma propre performance. Donc en un sens, c’était positif. J’ai pris sa main et me suis relevée. Puis, sans prendre le temps d’épousseter mes vêtements, je me suis remise en garde.

“On remet ça.”

J’avais comme le sentiment qu’ils seraient bien plus sales que ça d’ici la fin de la journée.

…

J’avais raison. Plusieurs chutes et encore plus de passes d'armes plus tard, j’étais couverte d’herbes et de sueur. Il faut dire que le soleil tapait fort. J’étais en nage, un peu haletante, et mes doigts avaient de plus en plus de mal à tenir mon arme. Et j’avais mal, moi aussi. Mais j’avais aussi l’impression de commencer à prendre le coup. J’étais un peu plus réactive, un peu plus précise, un peu plus… Rien du tout. Ca ne faisait pas deux heures que je me battais pour la première fois de ma vie. Le vigilant s’était sans doute fait une bonne idée de mon niveau, et il avait commencé à me donner des conseils. Des trucs plutôt génériques, pas des mouvements précis ou des techniques secrètes, mais si j’arrivais à les mettre en oeuvre face à un véritable adversaire alors je pourrais éviter le pire.

Malgré l’effort, je tenais encore bien debout. Le vélo, ça donne de l’endurance et ça muscle les jambes. Au lieu de m’asseoir, j’ai fait quelques étirements. Et j’ai été chercher ma propre bouteille d’eau, qui était attachée au cadre de mon vélo justement.

“Pas très bien. Le soleil et moi on est pas amis, ça doit être dans mes gènes. Mais je tiens le coups.”

Les origines russes, tout ça.

“On y est depuis un moment, et je n’ai pas l’habitude de m’agiter comme ça…”

Même avec les étirements, je pouvais sentir la douleur qui s’enfonçait jusque dans mes os. J’étais partie pour avoir des vilaines courbatures pendant quelques jours. J’ai rangé la gourde et me suis redressée.

“Qu’est-ce que vous dites de vous arrêter là, et de reprendre une autre fois ? Et pour vous remercier, je vous invite au restaurant.”

Il a eu l’air d’hésiter un peu, zut. Est-ce que je lui forçais la main ? Est-ce qu’il acceptait juste pour être poli ? Ca n’en avait pas l’air, mais avec le masque, impossible d’être certaine. Et de toute façon, elle avait la dalle, et aucune envie de se préparer quoi que ce soit. Même si une douche et des vêtements propres auraient fait du bien.

“Udons, c’est parfait. Ca fait longtemps que j’en ai pas mangé, je suis plus ramens d’habitude.”

Surtout parce qu’il y avait un stand pas très cher et plutôt bon pas loin du bureau, pas vraiment par préférence. Mais c’était rigolo qu’il me propose ça en premier. Ça collait avec son image de… personne simple ? Même dans sa façon de se battre, ou de s’habiller, il n’en faisait pas des caisses. Et quand il m’avait sauvée, le jour de notre rencontre, il n’avait pas de costume compliqué ou d’accessoire qui brille. Sans doute ne roulait-il pas sur l’or, sans être pauvre ou à la rue pour autant…

Et voilà que je cherchais à l’analyser. C’est plus fort que moi, je suis curieuse. C’est en partie ce qui fait de moi une bonne journaliste. Mais là, ce n’était pas le moment. Je me suis forcée à réfléchir à autre chose en allant chercher et ranger mon vélo. Ça n'a pas bien marché. Je n’ai pas pu m’empêcher de me poser des questions, de me demander comment quelqu’un d’en apparence si ordinaire en venait à savoir se battre aussi bien. Et finalement, d’en arriver à une conclusion. Je suis donc revenue, le vélo plié dans mon sac, et me suis calée derrière lui.

“Après vous. Et en chemin, je me demandais…”

Et j’espérais qu’il ne prendrait pas mal la question.

“A quel point je peux me permettre des questions personnelles ? Juste pour faire la discussion, mais si je ne dois surtout pas demander ce que vous faites comme travail, ou même juste s’il y a un film que vous avez aimé récemment, j’aime autant le savoir avant pour ne pas faire de boulette.”

Je n’étais pas là pour faire un reportage, après tout. Et si je demandais des choses, c’était avant tout pour meubler le silence, et apprendre à se connaître un peu. Je m’attendais à ce qu’il me reconnaisse à n’importe quel moment, de toute façon, donc je n’avais pas grand chose à cacher.

Son pas était rapide, assuré. Pas comme s’il essayait de me semer, il savait juste parfaitement où il allait. Même en partant d’un endroit comme le parc, où il ne devait pas passer très souvent. Bonne connaissance de la ville. Et je recommençais à l’analyser comme si je préparais un reportage.

“Ouf, tant mieux ! Je suis curieuse, c’est plus fort que moi, donc ne vous gênez pas pour me rembarrer si je vais trop loin.”

Moi j’ai profité que mes jambes ne me faisaient pas encore trop mal pour trottiner derrière lui. Pas besoin de savoir où j’allais tant que je le gardais en vue. Même en abandonnant le calme relatif du parc pour les rues surchargées, ce n’était pas difficile. Mon mystérieux professeur était facile à repérer avec sa casquette, même de dos. Par contre, comme justement j’étais derrière, il fallait que je hausse la voix.

“Et si vous avez des questions de votre côté, aussi, allez-y. Si on doit se voir régulièrement comme ça, on finira par se connaître de toute façon. Autant commencer maintenant !”

Donc éviter les sujets trop bizarres que les passants seraient obligés d’entendre. On ne voulait pas attirer l’attention, avec nos dégaines de braqueurs de banque du dimanche. Les lunettes, surtout, c’était un détail qui faisait vraiment très suspect. Pas moi, donc, puisque je n’en avais pas, mais l’homme devant moi… Je n’aurais pas été surprise qu’un héros nous arrête. Auquel cas nous aurions été obligés de nous présenter, mais j’aurais aussi peut-être dû montrer le faux sabre dans mon sac. Sacré malaise, même avec un faux aussi flagrant. On était vraiment très suspect.

Et pour la première fois depuis quelque temps, j’ai pensé à ma sœur. Non, pour la première fois j’y ai pensé clairement. Sans me sentir malade, sans être submergée par des sentiments que j’étais incapable de comprendre ou de supporter. J’y ai juste pensé, comme ça. Pour me demander si c’était ça, sa vie, depuis qu’elle avait disparue ? Se demander à chaque instant si elle allait se faire arrêter, se dire qu’elle était suspecte et en danger ? Elle avait choisi ça, elle avait supporté ça ? Tout ce temps ? Ses convictions valaient ce prix-là. Elle avait toujours été déterminée, en même temps. Et forte. Et butée, et complètement à la ramasse.

Mais d’un autre côté, c’était vraiment tentant de parler des trucs bizarres.

“Comment vous avez appris… tout ça, au fait ? Vous avez suivi des cours, c’est un vrai style, avec un nom ? Ou juste des trucs que vous avez grappillé, comme ça, au fur et à mesure, avec l’expérience ?”

Le coin de mon oeil n’a pu s’empêcher de repérer les cheveux qui restaient coincés entre les doigts de mon professeur. Avec des cheveux courts comme les siens, ils ne pouvaient pas s’emmêler et casser comme ça. Il avait des problèmes de santé ? Il faisait de la chimio ? Si oui, il était en forme pour un malade. Et il n’avait sans doute aucune envie d’en parler, or je n’avais pas de légitimité à forcer le sujet, là. Pas comme avec ses talents d’arts martiaux, puisque c’était toute la base de notre relation.

Mais d’un autre côté, s’il acceptait de parler de ça aussi facilement, alors peut-être que je pouvais me permettre de forcer un peu. Être capable d’évoquer ses traumatismes comme ça, c’était signe qu’il avait pris du recul dessus. Ou qu’il s’était fait soigner, si ça revenait à l’enfance. Une attitude saine. Tout le monde ne pouvait pas en dire autant, moi comprise.

“Hah.”

Il touchait en plein dedans. Enfin, je n’avais pas la prétention de devenir une experte du combat comme lui. Pour faire du sport, je préférais encore le vélo, même s’il faut reconnaître qu’échanger quelques coups ça défoule bien.

“Il ne m’est pas arrivé un truc précis, en fait. C’est plus l’accumulation qui m’a fait réaliser que je prenais trop de risques trop gros pour moi.”

Je ne savais pas si le sujet l’intéressait vraiment, ou s’il voulait juste faire la causette, mais bon. Il avait le droit de savoir, au moins la version superficielle de l’histoire. Avec autant de détails que sa version, soit pas beaucoup. Et de mon côté, je n’avais personne avec qui en parler, alors pouvoir même évoquer le sujet me faisait du bien.

“J’ai failli me faire tuer, plusieurs fois. Et ce n’est même pas le pire. Les deux loubards que vous avez chassés, en vrai, c’était très loin d’être le pire. Mais j’étais arrivée à un point où c’était trop. Soit j’arrêtais de faire la seule chose qui avait un peu de sens dans ma vie, soit je continuais et je me cassais en deux. Et puis vous êtes apparus !”

Cette dernière exclamation fut accompagnée de grands gestes des bras, alors que j’essayais d’être discrète jusque là.

“C’était un peu un signe, ou au moins une opportunité. L’occasion d’apprendre à me défendre, donc d’avoir moins peur et d’être plus en sécurité au travail. Dites…”

Je me suis immobilisée et j’ai tendu un doigt vers la façade, de l’autre côté de la rue.

“C’est celui-là, votre restaurant ? Il y a toujours autant de monde ?”

En effet, devant la devanture de ce qui ressemblait à un bar à nouilles, une vaste foule échangeait bruyamment. C’était peut-être juste des gens qui faisaient la queue, ça pouvait y ressembler. Sauf qu’il était à peine dix heures du matin, donc c’était un peu tôt pour ça.

Ce n’était donc pas des habitués, quelle surprise. La réaction de Sensei était plus surprenante pour moi que cet attroupement, qui pouvait s’expliquer de beaucoup de façons très ordinaires. Il n’a rien dit. Il a juste plongé dans la foule, quitte à jouer des coudes et s’imposer par la force - mais pas la violence, encore heureux - pour aller découvrir ce qui se passait. Moi j’ai juste profité de son sillage pour me faufiler à ses côtés jusqu’à atteindre le cordon de police qui maintenait les passants à distance.

Ma première réaction a bien sûr été de remarquer la police, justement. S’ils étaient là, c’est qu’il se passait bien quelque chose. Ou au moins que quelque chose s’était passé, et que c’était terminé. Un constat un peu triste, mais la police est plus souvent là pour nettoyer après les Héros que pour les soutenir pendant les faits. L’air souriant de Mount Lady, qui se contentait de saluer la foule et les caméras, m’a confortée dans mon analyse. Un petit criminel, seul et pas très dangereux, s’était fait prendre la main dans le sac. Clap de fin.

Pendant une seconde, j’ai été tiraillée. Tomber comme ça sur un Héros en activité, c’était une super occasion. C’était mon travail, peut-être même mon devoir, de prendre des photos et de recueillir des témoignages pour en faire un article, même bref. Mais j’étais avec mon professeur d’auto-défense, je ne bossais pas ce jour-là, et j’avais faim. Je n’avais vraiment pas envie d’y aller. Et voir le flash d’un collègue déjà sur le coup a achevé de me convaincre. Je n’ai pas sorti mon téléphone pour filmer, je n’ai pas essayé de comprendre plus en avant ce qui se passait, je me suis juste tournée vers le vigilant.

“Vous avez une autre idée en tête ?”

De mon côté, je n’avais pas trop d’attachement à l’idée des nouilles. C’était bien après s’être crevés, c’était gras et chaud et réconfortant, avec plein de bouillon pour se réhydrater, mais rien de tout ça n’était nécessaire. L’eau, on pouvait l’avoir en buvant à côté, peut-être même une petite bière. Et le gras, il y en avait partout. Sauf dans les sushis, j’étais plus d’humeur pour de la bonne grosse bouffe de merde que pour quelque chose de raffiné. En fait, j’aurais bien proposé de commander au premier fast-food du coin ou de chercher quelque chose d’autre, mais il connaissait le coin. Je ne voulais pas le priver de l’occasion de briller et se faire un peu plaisir.

Alors j’ai juste fendu la foule en sens inverse, en m'assurant de l’avoir sur les talons. Cette discussion pouvait se poursuivre sans être écrasés par la masse des gens autour de nous. Et moi qui craignait que la police nous trouve bizarres, je n’avais pas forcément envie de rester au premier plan, en plein sous leur nez. Les provoquer était un peu idiot, même si nous n’avions techniquement rien à nous repprocher.

Il n’a pas mis longtemps à trouver autre chose ; et comme il l’a dit, le restaurant de burger n’était pas très loin du tout. Et ce n’était pas une chaîne de fast-food, donc je pouvais espérer quelque chose de pas trop chimique. Ce serait toujours gras, par contre.

Sensei ne m’a pas laissé le temps de donner mon avis mais de toute façon, les burgers ça m’allait très bien. Je lui ai emboîté le pas en hochant la tête, puis je suis entré derrière lui. L’intérieur était étroit, désert, et surtout climatisé. Le vent de fraîcheur nous a sauté au visage dès que nous avons passé la porte et je n’ai pu contenir un sourire béat. Alors qu’en vrai, après l’effort, il vaut mieux rester au chaud pour éviter d’attraper un rhume. Les chocs thermiques, c’est mauvais pour la santé mais terriblement agréable… Un problème pour la moi du futur, d’abord je devais manger.

Mon regard a immédiatement repéré l’ardoise accrochée au mur, face au comptoir. Pendant que Sensei allait nous trouver une table, je l’ai suivi machinalement en essayant de déchiffrer le menu. Beaucoup de noms étaient en anglais, pour faire comme en Amérique, mais il y avait des petites traductions en dessous pour expliquer en quoi consistaient les quelques variations de viande et de garniture. Tout restait quand même très classique. Et très gras.

“C’est parfait.”

J’ai profité que je m’installais pour faire signe à la serveuse, qui était sortie de la cuisine à notre arrivée. Il n’y avait pas énormément de choix de toute façon, donc le vigilant ne mettrait pas longtemps à se décider. Et même s’il traînait, même si la nourriture devait attendre, il y avait quelque chose d’urgent.

“Une bière, un double-burger bleu, et des frites s’il vous plaît ! Et vous ?”

Au cas où il ne l’avait pas vue, j’ai désigné d’un doigt la carte suspendue derrière lui. S’il pouvait choisir rapidement, cela voudrait dire que ma bière arriverait plus vite. Rien de mieux pour se mettre à l’aise. Et en parlant de ça, j’ai profité qu’il n’y avait pas grand monde autour pour retirer mon masque et respirer un peu plus confortablement.