Pluie d'é-toiles (PV Hanna)

Ann hocha la tête. Ça lui semblait une bonne organisation, oui. Les vrais secouristes faisaient ça aussi, ils organisaient un coin infirmerie, ou relais pour les ambulances, selon ce qui était possible, à proximité des zones sinistrées mais hors de portée du danger. C’était le plus pratique.

“Je peux emporter du matériel aussi, au besoin. Je ne voudrais pas que ça me gêne pour bouger, donc je…”

Elle s’interrompit en pleine phrase et pencha la tête de côté. A l’origine, elle voulait dire qu’elle ne prendrait pas grand chose non plus. Mais en fait, si Hanna était celle qui faisait toutes les manœuvres sur le terrain, alors elle serait la seule à avoir besoin de bouger. Depuis le ciel, Ann aurait les mains libres. Elle pouvait même porter des choses avec ses ancres, et les balader autour d’elle. Ca lui arrivait de faire ça avec les sacs de courses, pour en soulever plus à la fois.

C’était évident, même, en fait. Elle avait entamé ses études héroïques pour se battre contre des vilains, pour l’action et l’adrénaline. En combat, le moindre geste était important et elle ne voulait rien qui puisse l’entraver. Du moins c’était l’impression que les films donnaient. Là en revanche, sur une mission de sauvetage, elle pouvait être plus souple à ce sujet. Elle n’aurait pas besoin de contorsions bizarres ou de réactions à la fraction de seconde. Sa tête se redressa et elle tourna le regard vers Hanna.

“En fait je dois pouvoir emporter pas mal de choses. Donc si tu veux quoi que ce soit avant qu’on commence, dis-le moi et je le porterais.”

Elle agrémenta sa phrase d’un pouce levé avant de se retourner vers l’écran. Un second groupe d’élèves avait commencé son exercice, dans ce qui ressemblait à des sables mouvants. A chaque pas, les étudiants s’enfonçaient un peu plus dans le sol ; et à plusieurs endroits, on pouvait voir des morceaux de mannequins qui dépassaient. C’était compliqué, ça, des sables mouvants. L’Alter d’Ann ne lui serait d’aucun secours si le sol était à ce point instable et incertain. Il lui faudrait des raquettes, donc elle était dépendante de matériel extérieur.

Est-ce que Hanna s’en sortirait mieux ? Techniquement, avec toutes ses pattes, elle avait plus de points d’appui. Répartir le poids de cette façon, et maximiser la surface de contact avec le sol, était une des solutions recommandées pour éviter de s’enfoncer. Mais chacune de ses pattes avait moins de contact au sol qu’un pied, justement. Et elle pesait plus lourd. Et ses toiles ne pouvaient se fixer à rien, au milieu du sable. Elles pouvaient juste racler les grains et se couvrir de saletés en un instant. Sauf si Hanna pouvait faire des fils littéralement rigides, qui serviraient de raquettes, mais ça serait surprenant. Ca ne serait plus des fils, et comment ils sortiraient de son abdomen ?

Le flot silencieux de ses pensées fut interrompu par un bruit. Les autres élèves n’observaient pas tous l’écran avec autant d’attention, et plusieurs s’adonnaient librement au papotage. En soi, l’occasion aurait été bonne pour faire un peu plus connaissance avec Hanna, elles n’avaient jamais trop parlé. Mais voilà, Ann ne savait plus quoi lui dire. Elle n’avait rien à ajouter sur l’exercice. D’habitude, elle se contentait de suivre le fil des conversations, de répondre et d’essayer de garder la discussion à flot. Elle n’était pas entreprenante. Sauf que visiblement, Hanna était dans le même cas. Elle suivait le flot sans chercher à s’imposer. Ce qui les laissaient comme deux nulles pas capable de parler. Ann prit donc une profonde inspiration.

“Il y a quelque chose que tu ne voudrais particulièrement pas ? Comme terrain. Pour l’exercice.”

Elle n’avait pas trop mal choisi son sujet, visiblement. Hanna avait toujours des choses à dire, et c’était intéressant. Ann n’avait pas pensé que ses pattes d'araignée pouvaient en effet ne pas trop être adaptées à la nage. Avec des mains et des pieds, les humains avaient une certaine prise sur l’eau, de la surface plate pour créer de la résistance et donc permettre du mouvement. Des cônes en chitine, ce n’était pas aussi efficace alors qu’elle était plus lourde, donc qu’elle aurait eu besoin de plus de puissance. Et pour la sensibilité aux températures, c’était aussi bon à savoir. Les arthropodes étaient plus sensibles aux températures extrêmes que les humains, mais il était difficile de savoir à l’avance quelles propriétés son Alter lui conférait ou non. Au moins, ça, il suffisait de lui mettre une couverture isotherme sur les épaules. Et le corps. En bref, il suffisait de bien l'emmailloter, cela limiterait pas mal ses mouvements par contre. Les couvertures isothermes faisaient parti du matériel de secourisme standard, comme ceux que sa camarade avait listé, donc elles en auraient probablement emportées de toute façon.

D’un autre côté, si Hanna expliquait être particulièrement vulnérable à certains types de dangers et de menaces, celles-ci étaient dangereuses pour tout le monde. A part le sable, et encore. Il n’y avait donc pas de petit élément anodin auquel il fallait faire attention en plus du reste. C’était rassurant.

“Moi je ne suis pas très différente d’une humaine ordinaire, donc tout ce qui sera dangereux pour les fausses victimes sera dangereux pour moi. Sinon j’ai besoin de prises solides pour lier des choses à mon Alter, donc dans un environnement trop liquide ou marécageux, ou même de la neige épaisse, je serais assez limitée. Il faudra des bouées, ou des raquettes, ou quelque chose comme ça pour pouvoir se déplacer.”

Les deux étudiants sur l’écran en étaient arrivés à la même conclusion, visiblement. Après une tentative désastreuse pour extraire un mannequin de son trou, ils s’étaient éloignés et avaient sorti une couverture qu’ils utilisaient pour stabiliser leur progression. Si leur Alters ne pouvaient pas les aider, ils utilisaient leur matériel à la place. C’était la bonne mentalité. D’après ce qu’elle avait lu, pas mal de héros se faisaient construire des équipements sur mesure pour combler leurs faiblesses. Qu’est-ce qu’elle ferait, elle, pour palier ses faiblesses ? C’était quoi, ses faiblesses, au juste ? A part renforcer ses ancres, elle ne s’était jamais trop demandée ce qui pouvait lui servir. Elle n’avait jamais réfléchi au genre de dangers qu’elle pourrait rencontrer. A part le vide spatial, face auquel un scaphandre était la seule solution.

“Mais si on se retrouve face à un environnement qui est trop désavantageux pour toi, on peut toujours échanger les rôles. Tu prendras les instructions, tu resteras en arrière, tu te concentreras sur ta propre sécurité, et je profiterais d’être moins en difficulté pour aller sur le terrain. Qu’est-ce que tu en dis ?”

“Hmmm…”

Ann détourna son attention de l’écran. Une fois que les autres élèves avaient trouvé une solution qui fonctionnait, il n’y avait plus grand chose à voir. A la place, elle examina les grenades que sa camarade lui montrait en réfléchissant. Ça devait être une sacré préparation, de charger ces trucs à chaque fois qu’elle s’en servait. Et il fallait y penser. Ca ouvrait encore plus de possibilités à l’Alter déjà très polyvalent de Hanna. En comparaison, l’adolescente était forcée d’admettre qu’elle n’avait pas réfléchi à son costume. Ou ses accessoires. Elle pouvait vraiment demander ce genre de trucs ? Et surtout, qu’est-ce qu’elle voulait, en fait ? Qu’est-ce qui lui serait utile ?

Il faudrait qu’elle y réfléchisse. Pour l’instant, elle se contenta de prendre un des trois projectiles entre ses doigts et de l’approcher de ses yeux pour mieux l’observer. Pour comprendre comment elles étaient faites, et surtout comment les activer. Ce n’était, en fait, pas très compliqué ; mais le bouton de déclenchement était moins visible que la marque de couleur au sommet. Et comme des vraies grenades, il y avait sans doute un délai entre leur activation et l’ouverture, pour permettre de les lancer.

“Si on peut demander du matériel, autant passer par là. Il vaut mieux conserver tes ressources pour l’exercice si possible.”

Elle finit par lancer la grenade vers le haut, à quelques centimètres au-dessus de sa paume. Puis, avant qu’elle ne commence à retomber, elle la figea en place avec l’ancre de sa main droite. L’orbe de métal s’immobilisa, puis Ann vint la reposer avec les autres.

“Et ce n’est pas une si mauvaise idée, les grenades. Je pourrais les guider pour les placer précisément, ou les glisser à l’intérieur d’une structure instable, et les activer à distance. Si il faut solidifier quelque chose, par exemple.”

Une fois la grenade en place, elle la libéra et revint poser les mains sur ses hanches. Puis elle s’étira un peu. Le second groupe était visiblement en train d’extraire une seconde fausse victime du sable, et de se préparer à revenir. Ce serait bientôt aux suivants, puis ceux d’après. Si ça continuait comme ça, il faudrait peut-être une heure avant que ça soit aux deux étudiantes, et Ann avait envie de bouger. Elle se tourna donc vers sa camarade et lui donna une petite tape derrière l’épaule - ce qui demanda de lever le bras et de se mettre sur la pointe des pieds - comme pour la pousser à avancer.

“Hey, envie d’y aller ? Si on demande à N°13 avant que le prochain binôme soit parti, peut-être qu’elle nous laissera passer plus tôt.”

La professeur se retourna alors que les deux étudiantes approchaient. Elles n’avaient pas beaucoup de temps pour lui parler avant que leurs camarades reviennent et que Numéro 13 se désintéresse d’elles pour leur faire des retours. Ann était préparée à prendre les devants et s’adresser à l’héroïne, c’était son idée après tout. Mais Hanna marchait plus vite et elle avait posé la question sans attendre. L’adolescente myope se plaça donc seulement à côté d’elle, les mains croisées contre son ventre et le sourire aux lèvres. Leur enseignante sembla réfléchir un instant, puis les yeux affichés sur son casque se plissèrent avec un air malicieux.

“Bien sûr ! C’est toujours un plaisir de voir des élèves enthousiastes, je ne vais pas me mettre dans le chemin !”

Ça avait été facile. Ann elle-même n’était pas certaine de son idée, et Hanna avait clairement démontré qu’elle n’y croyait pas trop, mais tout s’était bien passé. L’enseignante leur fit juste signe de reculer le temps que le groupe précédent revienne, et de se préparer. Les deux élèves qui revenaient du désert semblaient épuisés, sales, mais satisfaits. Ils déposèrent les deux mannequins et rendirent leur matériel, puis Numéro 13 commença à faire un debrief de leur performance. Comment ils avaient réussi à s’adapter, les dangers inhérents à ce type d’environnement, ce qu’ils auraient pu faire d’autre ou de mieux. Elle aussi semblait contente cependant, moins critique qu’avec les deux élèves précédents. Ann en profita pour s’écarter de quelques pas, le temps de rejoindre le reste de la classe, et se tourna vers sa binôme en souriant.

“Ben voilà, c’est bientôt à nous du coup. Tu te sens prête ?”

Elle, oui. Elle avait hâte d’y être. Ou plus exactement, le fait qu’elle ne sache pas à quoi s’attendre et ne puisse donc pas se préparer, qu’elle soit obligée de s’adapter sur le terrain, était précisément la raison pour laquelle elle avait hâte d’y être. Se sortir comme ça de sa zone de confort, c’était grisant. Il fallait au moins ça pour lui faire battre le sang, car son égo lui murmurait qu’elle ne risquait rien de toute façon. Elle s’était préparée à des situations autrement plus risquées que ça, comme le vide de l’espace. Même si elle n’y avait jamais vraiment été.

Ann hocha la tête avec conviction. C’était le bon état d’esprit, elles n’avaient rien à gagner en attendant à part de l’anxiété, et c’était bien que Hanna s’affirme comme ça. Il ne lui suffisait pas de grand chose pour être entreprenante, et l’étudiante à lunettes se dit que par la suite, elle pourrait réutiliser cette méthode. Motiver Hanna et rester en arrière après. Sa camarade semblait contente d’aller parler comme ça à leur professeur, donc ce n’était pas vraiment profiter d’elle. Elle poursuivit en levant une main grande ouverte, paume droite et doigts écartés.

"De ce qu’a dit madame N°13, il y a cinq fausses victimes par zones. Peut-être qu’il y en a plus, pour récompenser les plus zélés, ou moins pour les faire stresser, mais-"

Mais ce serait vicieux, aurait-elle ajouté si elle n’avait pas été interrompue par l’enseignante. Le groupe précédent avait reçu ses retours, c’était à elles maintenant. Ann adressa un regard à l’héroïne, puis un à sa camarade, et s’avança enfin. C’était parti.

Première étape, arrêt devant une table avec du matériel exposé. Elle était sur le chemin, avant la place centrale d’où partaient tous les chemins qui menaient aux biomes artificiels. Avant, aussi, que Numéro 13 ne leur donne les instructions ou ne leur dise où elles allaient. Impossible de se préparer spécifiquement à un environnement sans savoir à quoi il ressemblait. C’était vache, mais logique. Le but était aussi de voir comment elles allaient se préparer, et comment elles allaient s’adapter.

Derrière ses lunettes, Ann ferma les yeux et se concentra. Elles avaient parlé de… Lentement, avec les paupières entrouvertes, elle tendit le bras vers une trousse de secours. Puis d’une bouée. D’une paire de rackettes. Et à chaque fois, elle les collait contre son corps avant de les saisir avec une ancre. Derrière ses épaules, puis derrière son bassin. Pas besoin de talkie-walkie, elle avait un téléphone dans ses lunettes. Des lunettes de vision nocturne, par contre, puisqu’elle en parlait…

Elle se couvrit peu à peu de tout ce dont elles avaient parlé. Puis, une fois équipée, elle reprit le chemin des biômes. Numéro 13 l’y attendait, et dès que les deux étudiantes furent à sa hauteur, elle leur tendit un petit manuel.

"Pour celle d’entre vous qui donnera les instructions !"

Curieuse, Ann se leva sur la pointe des pieds et chercha à lire le titre avant même le début de l’exercice. Même à l’envers, elle parvint à lire « Environnement montagneux – tempête de neige ».

"Eh m... erci…"

Soit à peu près un mélange de tout ce qu’elles avaient dit vouloir éviter. Ann se demanda même si Numéro 13 l’avait fait exprès, et si elle avait raison d’autant admirer l’enseignante. C’était cruel.

L’enseignante les dévisagea, avec un air qui laissait deviner le sourire bienveillant derrière son casque, puis elle hocha la tête.

“Tout de suite, s’il vous plaît !”

Ann reposa les talons au sol et enfonça la tête entre ses épaules. Comment on pouvait être aussi dure tout en ayant l’air aussi gentille… Sans doute que dans son esprit, N°13 leur rendait service en les formant à la dure, à moins qu’elle ait tant confiance en ses élèves qu’elle ne pensait pas les prendre en traître. Si c’était le second cas, elle risquait d’être déçue. Le premier binôme avait déjà foiré son exercice, et les deux adolescentes étaient parties pour suivre leur exemple.

L’étudiante à lunettes tourna ensuite son regard vers sa camarade, et se força à réfléchir. Dans ses conditions… Aucune d’entre elles ne serait vraiment avantagée à être celle qui intervient. L’abondance de neige rendrait son propre Alter difficile à utiliser ; et Hanna serait juste trop handicapée par le froid pour donner son meilleur. Mais l’inverse était aussi vrai pour l’autre rôle. Ann ne pourrait pas regarder la scène d’en haut si la neige bloquait complètement la vue, et le vent serait soit trop fort pour permettre la technique du téléphone filaire, soit trop faible pour bloquer les sons. Il n’y avait pas de grosse différence, au final. Sauf peut-être…

Que Hanna était particulièrement sensible au froid, et donc qu’elle risquait plus de s’effondrer qu’elle. Ann n’avait qu’à s’enrouler dans une couverture isotherme et elle serait en sécurité. Donc c’était à elle de surveiller sa camarade, d’être attentive, et de la ramener si elle avait un problème et ne pouvait plus bouger. L’étudiante serra la mâchoire puis attrapa les instructions d’un geste sec.

“Je vais le faire. Allez - elle se tourna vers Hanna - c’est parti !”

Rester derrière et donner les ordres n’était pas le plus excitant, mais c’était un rôle important ; et surtout, Ann devait veiller sur son groupe. Pour l’instant, son sens des responsabilités était plus fort que son besoin d’adrénaline.