Gourmand, croquant [PV Coy]

Personne ne disait rien. Ni monsieur Flore, ni les autres élèves, ni moi. Le silence était lourd, gênant. Rien ne venait dissiper le malaise alors que je dévisageais Igaki, qu'Igaki se décrassait le visage, et que tout le monde nous fixait. Il a finalement fallu que mon infortuné compagnon brise le silence avec un air penaud pour que je réagisse.

"Désolée… Je suis venue à vélo…"

La situation était ridicule. Au-delà des grosses traces qui recouvraient désormais ma veste, tout ça était si gênant. Cette fois il ne s'agissait pas juste d'avoir raté la préparation, ou trop cuit quelque chose. Là on s'était donnés en spectacle, et pas un spectacle amusant. Pas pour nous. C'était la pire reprise qui soit, j'avais juste envie de rentrer et m'enfouir dans mon lit. Après une douche.

Mais ce n'était pas vraiment une possibilité. Mon regard a cessé de fixer Igaki pour se promener sur notre plan de travail. "Dégueulasse" était un très doux euphémisme. Il y avait de la farine de partout, des traces d’œuf et de pâte par terre, des crasses diverses plein le plan de travail, les outils étaient tous sales et abandonnés de partout, sans compter l'odeur acide et nauséabonde qui s'élevait désormais de l'évier. Je me suis particulièrement attardée sur ce dernier avant de reporter mon attention sur mon camarade. A quel moment est-ce qu'on s'était trompés, c'était quoi notre erreur ? Dur à dire sans un peu de recul, que je n'avais clairement pas à ce moment-là.

"Tu… Tu crois que tu pourras rentrer par toi-même ? Je vais rester derrière, et… faire un peu de ménage…"

J'ai cherché l'approbation de monsieur Flore qui, toujours interdit, a simplement hoché la tête. Il était sans doute encore sous le choc. Imaginer qu'un simple cours de cuisine, qui se passait si bien d'habitude, tourne si mal. Je pouvais le comprendre. Et je me sentais un peu coupable, donc je n'allais pas en plus forcer quelqu'un d'autre à nettoyer nos bêtises. Si Igaki voulait aller se laver, je n'allais certainement pas l'en empêcher. Mais de nous deux, c'était moi l'adulte responsable. C'était à moi d'être responsable et faire le ménage. A commencer par ventiler un peu cette terrible odeur qui brûlait le nez. Il n'y avait pas de hotte au-dessus du plan de travail, donc j'ai plutôt traîné les pieds vers la fenêtre et ouvert pour aérer.

Son enthousiasme, qu’il soit feint ou réel, fendait le cœur. Il était venu passer un bon moment, j’étais venue pour apprendre à faire des putains de gâteaux. Personne n’avait signé pour ça. Et pourtant il ne s’autorisait même pas le droit d’être dégouté. Il était énergique et déterminé. A aller se laver, bon, c’était moins impressionnant, mais ça restait… Bien. Inspirant ? Non, pas non plus. Il ne faut pas exagérer.

Il a profité que je revenais des fenêtres pour venir me prendre dans ses bras, avant de partir. Et mélanger encore un peu plus la bouillasse indigeste qui souillait nos tenues respectives. Je l’ai laissé faire, j’ai même rendu l’accolade.

“Allez, à la prochaine fois. Prend soin de toi, et va te doucher.”

Si prochaine fois il y avait, ce dont il ne semblait pas convaincu. A moins que cette expérience désastreuse ne l’ait dégoûté de la cuisine et qu’il refuse de retenter sa chance. Moi je reviendrais. Et je ne brillerai sans doute pas, mais ça ne pouvait pas être pire. Ou si c’était pire, bah… Ce serait vraiment sacrément la honte. Mais ça, ce serait un problème pour Natalya du futur. Mon problème à moi, c’était le nettoyage. Un ménage long, exhaustif, désagréable. J’ai commencé alors que les autres finissaient le cour de cuisine, en évitant donc les produits qui sentaient le plus fort. Puis, quand tout le monde a déserté et que la salle s’est vidée, je suis passée au niveau supérieur. Javel, bicarbonate, la totale. Monsieur Flore est resté un moment, puis il a fini par partir à son tour en me laissant les clés. J’étais donc seule, à récurer le plan de travail et les instruments, dans un mélange étrange d’odeurs de sucreries, de vomi et de décapant.

Il commençait à faire nuit quand je suis finalement sortie. Toute la pâte nauséabonde avait eu le temps de sécher et de former des croûtes brunâtres peu ragoutantes sur ma veste. A ce stade je n’avais que deux envies, me doucher et dormir. Malheureusement, il me restait encore quelques kilomètres de pédalage avant d’être chez moi. La journée aurait décidément été longue.