Meet the Engineer

Une fois le mot magique prononcé, la réaction de la garde du corps fut immédiate : celle-ci se tendit, prête à ce qu’un affrontement ait lieu d’une seconde à l’autre. Sa patronne, elle, resta imperturbable, à l’exception peut-être d’un éclair de convoitise dans son regard si bref que Zhihao se demanda si sa vue ne lui jouait pas des tours. Honnêtement, la militaire trouvait cela un peu insultant pour ses collègues dépourvus de licence : comment se faisait-il que leur présence à eux n’engendre pas la même réaction ?

« Ravie de l’entendre. » fit-elle en reprenant le document après que La Forge ait confirmé que cette preuve de bonne foi lui suffisait. « Je suis surprise d’apprendre que les locaux ne vous prêtent pas davantage attention mais c’est leur problème, pas le mien. »

Peut-être était-ce tout simplement parce que la police avait décidé d’enquêter discrètement plutôt que d’impliquer des auxiliaires en costumes criards, lesquels n’apportaient souvent de réelle plus-value qu’au moment de procéder à l’arrestation. Zhihao n’avait aucune intention de chercher de quoi confirmer cette suspicion : l’accord passé avec la trafiquante n’incluait pas de l’informer des agissements des forces de l’ordre, pour la simple et bonne raison que cela vaudrait très probablement au contingent chinois d’être expulsé du pays.

Quoi qu’il en soit, maintenant qu’elle avait accédé à ses exigences, il était temps pour La Forge de remplir sa part du marché, ce qu’elle fit en mentionnant tout d’abord les troubles qui avaient agité puis ravagé le district de Naruhata quelques années auparavant. L’électrokinésiste avait en effet lu les dossiers, et considérait ces événements comme une brillante démonstration de la nécessité de réviser les traités internationaux interdisant la recherche scientifique sur les Alters : ce n’était pas en enfouissant sa tête dans le sable qu’on arrivait à résoudre les problèmes mais en les étudiant afin de trouver une solution. En choisissant la politique de l’autruche, les nations du monde s’étaient assurées que seuls les criminels mènent ce genre de recherches, leur laissant l’avantage dans la course à l’armement permanente les opposant aux défenseurs de la loi.

Entrant dans le vif du sujet, l’ingénieure confirma ensuite ce qu’ils savaient déjà, à savoir que c’étaient principalement les yakuzas qui avaient la main sur le trafic de Trigger au Japon. Logique, puisque peu de vilains pouvaient se targuer de disposer des réseaux nécessaires pour se livrer à des opérations d’une telle envergure, à l’exception bien sûr d’All for One – qui était de toute façon plus proche d’un parrain de la mafia remis au goût du jour que du vilain lambda tant que l’on ne tenait pas compte de ses délires mégalomanes. Par contre, pourquoi semblait-elle penser que les triades étaient sur le point d’être rendues obsolètes ? Était-ce encore une de ces différences culturelles ?

« Juste une petite clarification : le crime organisé au Japon traverse peut-être une mauvaise passe, mais nos triades à nous font malheureusement preuve d’une bonne santé insolente. Pires que des cafards, mais j’avoue que c’est un peu de notre faute : quand les autorités ont l’exécution facile, l’espérance de vie du crétin criminel costumé classique diminue drastiquement, et les malfrats avec un minimum d’intelligence préfèrent alors rechercher la protection d’un syndicat bien établi plutôt que de se lancer en tant qu’indépendants – et même ces indépendants ont leur utilité pour les triades, puisqu’ils font d’excellentes distractions pour la police et les héros. La plupart des triades trop conservatrices pour accepter d’accueillir ces nouveaux talents à bras ouverts ou trop faibles pour résister aux assauts des vigilants ou des vilains ont disparu depuis belle lurette, tandis que les autres se sont adaptées. »

Zhihao ne savait pas pourquoi les bōryokudan nippons n’en avaient pas fait de même – sans doute une raison en rapport avec un soi-disant code d’honneur du samouraï ou autre idiotie du même tonneau – mais ça non plus ce n’était pas son problème. L’important c’était qu’au-delà de vagues généralités La Forge avait des noms à leur fournir, des noms et peut-être même des preuves avec un peu de chance. Ou au moins des pistes pour obtenir les preuves en question, et des témoignages pour les tribunaux.

« Les yakuzas sont décidément tombés bien bas s’ils en sont réduits à craindre les héros, là où tant de leurs équivalents dans d’autres pays opèrent toujours dans une impunité relative... Très bien, quels noms avez-vous pour moi s'il vous plaît, et quelles preuves avez-vous de leurs activités ? »

Elle ne réalisait pas. J’avais certes peut-être un peu trop dévoilé ma vision du monde, forgée par mes expériences personnelles, à l’instant, mais elle ne réalisait quand même pas. "Réduits à craindre les héros" ? Des "triades qui s’adaptent" ? Elle ne comprenait pas le Japon. Elle ne comprenait pas ce qui allait se passer, dans les prochaines années, à l’échelle mondiale.

Leur héroïsme "à la dure" allait disparaître. Même chez eux, même dans leur pays aux mœurs si différentes, leurs méthodes allaient s’adapter. Lentement, peut-être, mais inexorablement. Nous étions en train de vivre l’étape déterminante de cette adaptation. Si Endeavor parvenait à devenir un Symbole de la Paix, alors le système japonais verrait son efficacité totalement avérée et, surtout, reproduisible.

Des héros "doux" à chaque coin de rue, jusqu’à la saturation. Poussés par une figure de proue, un n°1 idéal qui serait un modèle pour toute la profession, et un épouvantail pour le monde du crime. La formule idéale pour un pays où une forme tordue de “sécurité” prenait le pas sous toutes les expressions possibles de liberté et d’individualité.

Un vrai cauchemar. Mais inutile d’en parler à Meng. Elle ne comprendrait pas. Je me contentais donc de pincer les lèvres silencieusement, le temps qu’elle finisse de parler. Puis, après quelques secondes, je repris la parole.

"Les figures de proue de ces mouvements de coalition sont les Tosabe et les 8 Préceptes de la Mort. Je sais de source sûre que ces deux groupes-ci ont également une main dans le commerce du Trigger, qu’ils font passer par toutes leurs familles subordonnées, dont je peux vous fournir une liste détaillée si vous le souhaitez. Vu les mouvements et les négociations actuelles, je pense que vous n’aurez pas de mal à trouver leurs tanières, mais je peux aussi vous en dénicher une ou deux, si vous avez peur de vous perdre."

J’haussais les épaules et prit un air quelque peu désinvolte.

"Malheureusement, je n’ai pas de preuves physiques à vous fournir, pour la même raison qui fait que j’ai ces informations en premier lieu. Ma source, ce sont mes collègues qui se sont confrontés aux yakuzas, qui ont pu voir la marchandise de leurs propres yeux et su se montrer assez… Persuasifs pour obtenir des détails plus poussés sur leur commerce. Rien de tangible, je le crains, mais il faudra vous satisfaire de ma bonne foi et de celle de mes alliés."

J’avais moi-même pu empocher quelques seringues et capsules grâce à ces escarmouches, mais rien n’indiquait leur provenance. Je passais ma main gantée contre mon menton, songeuse.

"Le Nekogumi fait partie des groupes les plus récemment ciblés par les assauts anti-yakuza. Ils ont utilisé du Trigger lors de l’une de leurs confrontations. Ils ont sévèrement dégusté, mais c’est une raison de plus. Je serais vous, je commencerais par eux."

La Forge n’avait pas l’air très convaincue par son explication mais ce n’était pas grave, elle n’était pas venue se lancer dans un grand débat sur l’avenir du crime organisé face aux nouveaux défis du vingt-deuxième siècle après tout. Et en parlant de ce pourquoi elle était venue, voilà que l’ingénieure en arrivait enfin aux noms. Elle ne résista toutefois pas à l’envie de se fendre d’une petite pique en direction de leurs capacités d’investigation, que Zhihao ne releva pas, se contentant d’y répondre d’un « Si vous avez des adresses je suis preneuse, oui. Merci beaucoup. »

Les Tosabe et les Huit Préceptes, donc. C’était déjà un bon début, même sans preuves concrètes, mais elle ne s’attendait de toute façon pas à ce qu’elles lui tombent toutes cuites dans le bec. C’était bien pour ça que les chinois avaient emmené leurs propres enquêteurs et collaboraient avec les autorités locales.

« Le Nekogumi, vous dites ? Drôle de nom, mais ce n’est pas comme si j’étais en position de leur jeter la pierre. »

Vu le nombre de triades dont le nom aurait pu sortir du cerveau d’un de ces adolescents mal dans leur peau qui essayaient désespérément d’avoir l’air « cool » et « matures » et n’arrivaient en fait qu’à se rendre ridicules, la Chine n’avait effectivement pas de leçons à donner au Japon.

La mention de ces fameux collègues intriguait l’électrokinésiste, mais elle se retint de questionner son interlocutrice à leur sujet. Elle avait déjà les informations qu’elle recherchait, il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin… ce qui voulait dire qu’elle en avait terminé ici, à moins que la trafiquante n’ait autre chose à ajouter.

« Très bien, nous suivrons vos conseils. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps ; nous attendrons votre appel pour finaliser la création de votre identité de secours et des documents qui y sont rattachés. » fit la militaire en se relevant. Après avoir patienté un bref instant pour s’assurer que La Forge n’avait plus rien à dire, elle salua les deux femmes masquées chacune à son tour, puis se dirigea vers la sortie. Elle s’immobilisa juste avant de tourner la poignée, le temps de lancer une dernière réplique : « Si vos alliés sont intéressés à l’idée de travailler avec nous, n’hésitez pas également à nous contacter et nous verrons ce que nous pouvons faire. Merci encore, et une excellente soirée à vous. »

Cela dit, elle regagna la fraîcheur de l’air nocturne, passant entre les deux hommes de main en faction de chaque côté de la porte. Une partie de son attention était restée sur eux tout au long de l’entretien, et à moins que l’un d’eux n’ait un Alter amplifiant ses capacités auditives, ils n’avaient même pas essayé d’espionner leur patronne et son invitée. Comme quoi, la trafiquante les avait bien choisis.

Lorsque la porte fut fermée, je laissais passer deux minutes complètes, le temps que l’héroïne s’en aille. Je fis un geste de la tête, et Citadel alla jusqu’à la place où s’était assise la chinoise, fouillant le canapé à la recherche d’un micro quelconque. Puis elle observa la porte, et le dessous de la table basse. Enfin, ma garde du corps m’adressa un pouce dressé vers le ciel et je soufflais, le regard lancé rêveusement vers le plafond.

"Et bien, on devrait déménager plus souvent."

"Vous lui faites confiance, patronne ?"

"Pas besoin de faire confiance à Meng Zhihao. Ou à son gouvernement. Je me contente de faire ce que j’ai toujours fait."

Citadel retira son masque, révélant un grand sourire béat que j’avais appris à apprécier. Elle buvait mes paroles, cette petite, et ça me faisait toujours plaisir.

"Je donne des "armes" aux excités du combat, et ils vont détruire mes ennemis à ma place, sans que j’aie à lever le petit doigt, sans que personne ne s’intéresse à moi."

Je me levais de ce fauteuil, pour la dernière fois de ma vie. D’un coup, je me sentais d’une légèreté folle. À nouveau, je parvenais à ne plus penser à ma sœur.

"Un passeport ? Une fausse identité ? Je ne crache pas dessus, mais au fond, ma vraie récompense, c’est que les héros vont dévorer encore un peu plus les yakuza, tandis que nos alliés vont continuer de vivre leur vie et de gagner toujours plus de force."

Meng et ses troupes vont endiguer le trafic des yakuzas, mais Maker va, elle, continuer de mener ses affaires. Mon groupe garde son Trigger, et ceux d’en-face le perdent. Je gagne sur tous les tableaux.

"On lève l’ancre."

Il ne restait qu’un seul carton, après tout.