Arrière-boutique [PV Noah]

Si j'avais écouté ma fierté, ce qui aurait été une erreur facile à faire et justifiée dans la plupart des cas car considérer que les personnes avec qui j’interagis n'est pas tant une marque d'ego qu'un fait avéré, j'aurais pu croire que le changement d'attitude de l'enquiquineur après l'explosion de farine était simplement un genre d'abandon de sa part, ou au moins une baisse de concentration. Il n'était plus sur l'offensive, il se contentait de se défendre et de lancer des assauts sans conviction. Il n'avait même pas lancé sa tête de serpillière dans ma direction, pas profité du facile « Du Balai ! » pour poursuivre la joute verbale, rien. C'était presque décevant. Je n'ai fort heureusement pas cédé à l'envie de me rengorger en accordant du crédit à cette première impression. Déjà, parce qu'il ne semblait pas du tout démoralisé. Au contraire, il avait un sourire niais difficile à feindre, qui lui allait à la perfection, mais corroborait surtout ses propos – sur lesquels je reviendrais. Quoique, non, parlons-en maintenant. C'était rien moins qu'insultant. J'essayais de l'affronter sérieusement, de lui briser les rotules et de le mettre au tapis, de l'humilier et de le remettre à sa place pour de bon, mais lui s'amusait. Il trouvait ça drôle. Il ME trouvait drôle. Moi. En fait, je ne devrais pas être fière d'avoir résisté à ma fierté. Je devrais être fière d'avoir résisté à la fureur qui m'a envahie, et à avoir gardé la tête assez froide pour répondre au mieux.

Sans ça, je n'aurais pas pu comprendre à quel jeu il jouait. Ou plutôt, il ne jouait plus. Il avait reculé, cédé du terrain, et ne cherchait pas à attaquer. Il ne voulait pas non plus m'épuiser, il ne cherchait pas du regard quelque chose à utiliser et à retourner contre moi, et il ne se dirigeait pas vers la sortie. Il ne faisait rien à part se protéger et faire semblant que le combat continuait. Et puisqu'il s'amusait tant, il ne cherchait pas non plus à sauver la face. En d'autres mots, il gagnait du temps. Peut-être pensait-il que l'explosion avait alerté des voisins, ou peut-être avait-il trouver un moyen d'appeler ses petits camarades à l'aide, à ce stade j'avais plusieurs hypothèses qui toutes débouchaient à la même conclusion. Et s'il voulait tant reculer, s'enfoncer entre les rayonnages, et me forcer à attendre, alors je n'allais pas le laisser faire.

"Tu t'amuses ? C'est encorunjeupourtoi ?!"

Le seul avantage de cette situation, lui qui reculait et refusait de se mettre à portée de quelque menace que ce soit, c'est que j'avais de l'espace pour agir comme je voulais. J'ai donc pu lancer ma canne d'un geste qui se voulait élégant, mais était sans doute beaucoup plus raide et tendu que je l'avais prévu, et en attraper le bout de ma main gauche. Dans le même mouvement, j'ai fait passer le pistolet de l'officier Kyanseru dans ma main droite et l'ai pointé droit dans sa direction, en m'assurant que la colle qui maculait la sécurité reste hors de son champ de vision. Je n'avait pas besoin de faire semblant d'être furieuse pour avoir un regard noir, puisque j'étais effectivement dans une colère noire. Par contre, j'avais besoin de faire semblait de vouloir lui tirer dessus, en visant par exemple sa main droite.

"Onn va peut-êêtre abréger, allors. Eet si je tiire dans tas mainn droite, est-ce qu'elllle pourra se soiigner ? C'est elle qui remmmmbobinne l'état, nooon ?"

Et j'avais aussi besoin de faire semblant que le plus important était la balle que je menaçait de placer dans sa main, et pas la canne que j'avais positionné derrière moi.

Et lui de me répondre avec une énigme à deux ronds, un jeu d'esprit qu'il croyait sans doute très intelligent. Peut-être qu'il l'aurait été si je ne l'avais pas observé au God Hand et que je manquais de données à ce sujet, fort heureusement je l'avais fait et n'ait donc eu aucun mal à comprendre ce qu'il voulait dire. Le contact semblait nécessaire car il avait pris beaucoup de mal pour toucher une chose ou une autre ; le retour en arrière était lié à la main, une pour l'état et une pour la position ; il ne semblait cependant guère inquiet à l'idée que la dite main soit abîmée, voire vole loin de son poignet, ce qui sous-entendait qu'elle n'était plus nécessaire au retour en lui-même. Connaissant d'autres alters au fonctionnement à peu-près semblable, je pouvais déduire qu'une forme de marque ou marquage était impliqué, et que la main en elle-même n'était nécessaire que pour cette étape, plus pour ce qui se produisait ensuite. Une information utile que j'aurais adoré avoir plus tôt, car il était un peu tard pour s'en servir – dans l'immédiat du moins.

Un peu tard car après sa plaisanterie, il a bondi en avant, très fier de lui. L'instant aurait été idéal pour lui tirer dans le poignet, ou mieux, dans le genoux, mais vous savez déjà que le revolver n'était plus vraiment utilisable – un petit problème de glue – et j'ai préféré passer à mon autre idée du moment. J'ai donc bondi en arrière, mais surtout j'ai tendu le bras gauche. Ma canne est ainsi venue se coincer dans l'étagère qui abritait toutes les marchandises du rayon avant de violemment la tirer de côté, droit sur notre cher détective qui a donc reçu tout le poids du dit rayon, plus celui des marchandises entreposées de l'autre côté, sans parler de la pluie de boîtes de conserves qui sont venues lui bombarder les épaules. J'étais bien curieuse de le voir rembobiner l'étagère pour se prendre tout ce qui était dessus et quand même finir submergé, ou simplement essayer de supporter la chute de cent kilos de bouffe sous vide.

"Maange pluttôt çaa !"

Le tout en gardant le revolver en avant, droit devant lui, comme si je voulais toujours le garder en joue et l'empêcher de saisir le canon de l'arme alors que je n'en avais en vérité pas grand-chose à faire, au contraire j'avais hâte de le voir reprendre le contrôle de son fidèle pistolet de service pour être trahi à la dernière seconde et ainsi créer une seconde d'ouverture qui me permettrait, enfin, de l'assommer et me débarrasser de ce gêneur. Et je faisais attention à garder les traces de colle dégueulasses hors de vue, aussi, pour garder la surprise.

Mon emmerdeur personnel a cependant refusé, encore, de se laisser faire. Pour un flic supposé ne pas utiliser son alter – et ne pas avoir le droit de l'utiliser, surtout – il s'en servait étonnamment bien. Pire, il s'était renvoyé en arrière, ce qui signifiait que sa marque de position, appelons-là comme ça, était posée sur lui-même, et certainement pas sur son arme. Enfin, depuis le temps, il l'aurait déjà utilisée si elle était sur le revolver, mais en creusant ainsi la distance il ne tentait même plus de le récupérer, ou de faire quoi que ce soit à part provoquer et attendre. Et ça se prétendait vouloir un vrai duel sous le soleil, tel un cowboy de western moderne – c'est après tout exactement ce que sont les MacLane et autres Martin Riggs qu'il affectionnait tant – mais quand les choses ne tournaient pas en sa faveur, le pleutre se cachait en attendant la cavalerie, le tout avec le sourire fier de lui de celui qui croit avoir déjà gagné.

"Toii ou tes peeetiits aammmiis ? Paas qu'iiills tee..."

Mais là, un idiot est entré. Comprenez-moi, j'ai sans doute qualifié l'inspecteur Noah Kyanseru d'idiot à plusieurs reprises, je ne me souviens pas car c'est sans intérêt, mais il n'en est pas réellement un. Il a de nombreux défauts, plus que de qualités, et son intellect est clairement déficient – ou au moins distordu par des délires enfantins irréalistes d'un être incapable de s'adapter à la réalité ou de la distinguer de la fiction, un exercice malheureusement rendu difficile par sa capacité dans l'art du passage en force qui lui donnait l'impression de réussir comme les héros de ses films sans se soucier du risque d'échec, du danger pour lui-même ou des retombées de ses actes – mais il est intelligent, et rapide d'esprit, deux qualités gâchées par le reste. Non, le nouveau venu en revanche, était réellement un idiot. Flower Bruiser, le héros boxeur accro à la laitue. Un individu méprisable bien plus attaché à sa popularité et à son apparence qu'à son efficacité, l'exemple de ce qu'un héros ne devrait pas être, et surtout un imbécile. Et comble de l'impolitesse, il m'avait coupée en pleine phrase. Dès son apparition dans mon dos, il se mit à hurler la raison de sa présence – sur laquelle je reviendrais – en prenant la pose, au lieu d'attaquer.

A ce stade, j'étais juste devant lui, à quelques mètres à peine. Le comptoir se trouvait à notre gauche, Lestrade en face de l'autre côté d'un rayon renversé, et les glacières à droite. J'avais le revolver inutile dans la main droite et la canne en main gauche. Et j'avais chaud, j'avais du mal à me concentrer, et j'en avais assez de ce petit jeu. Et je savais à qui j'avais affaire car cet idiot de Flower Chewer avait donné bien trop de détails dans son petit discours d'introduction.

J'ai donc commencé par lâcher, purement et simplement, l'arme à feu. Dans le même geste j'ai commencé à me retourner, et la rotation a naturellement expédié le revolver sur le dessus du bac réfrigéré, là où quiconque en voulait pourrait le prendre pour en faire ce qui lui chantait. Le mouvement était rapide, et probablement inattendu, car malgré l'opportunité rêvée de me frapper dans les côtes, le héros a préféré lever les poings pour se défendre. Une manœuvre qui aurait pu marcher si je voulais le frapper, imiter son noble art, mais j'avais un autre genre d'attaque en tête.

"Fffeeeerrrrmmmme….."

Il était en position pour arrêter un poing, mais c'est une main parfaitement plate que j'expédiait vers son visage. Et surtout, vers sa bouche. Mes doigts se sont faufilés dans sa garde puis entre ses dents, bloquant ainsi toute possibilité de mâcher ses stupides fleurs et d'utiliser son alter. Il a eu un mouvement de recul en sentant l'intrusion mais trop tard, j'avais refermé ma prise sur sa mâchoire inférieure. Il ne pouvait plus m'échapper. Et il avait beau être un poids lourd, dans cette position, il ne pouvait pas m'échapper.

"Taaaaa…"

Il a tenté de me mordre jusqu'au sang mais a vite changé d'avis quand la chaleur du radiateur dans ma main a commencé à lui brûler la langue, la gencive et globalement l'intérieur de la bouche. Heureusement pour lui, la température n'allait pas tarder à descendre car je l'ai tiré de toutes mes forces, jusqu'à le faire basculer par-dessus mon épaule et l'envoyer s'écraser directement dans une glacière. Sa tête a pulvérisé les surgelés mais je ne l'ai pas lâché, je ne voulais pas qu'il puisse avaler sa fleur. Avec ma main libre, j'ai plutôt attrapé la porte du bac pour la claquer sur ses côtes.

"Gueeeuuuuulllle !"

La première fois, il a tressailli. La deuxième, il a hurlé. La troisième, je crois qu'il a pleuré. La quatrième, il a commencé à geindre. La cinquième, il a arrêté de bouger. Alors je l'ai lâché, j'ai envoyé la portière voler, et j'ai plongé la tête et les deux bras dans le froid. Ça a fait un bien fou. J'y suis restée une seconde, deux, le temps que ma respiration se calme et ma température baisse. Il n'y avait aucun bruit autour, comme si le monde retenait son souffle, puis je me suis redressée et ait retourné toute mon attention sur mon emmerdeur personnel.

"Bien. Où en étions-nous, déjà ?"

Je me concentrais sur lui mais du coin de l’œil, je guettais une occasion de vérifier ce que faisaient mes acolytes. Avec sa grande gueule d'idiot, Flower Sucker avait annoncé clairement que ma petite opération était signalée sur le Hero Network, donc d'autres héros viendraient me mettre des bâtons dans les roues, sans parler des collègues de l'inspecteur, et si je pouvais les contenir un par un, surtout s'ils étaient aussi incompétents, je ne ferais plus la fière contre un bataillon entier. Il était cependant peu probable que ces derniers arrivent avant un moment, et qu'ils interviennent de suite, que ce soit à cause des otages ou de ma réputation. J'avais encore un petit délai devant moi, et si tout s'était passé comme je l'espérais dans l'arrière-boutique, je n'avais pas besoin de plus.

En me redressant, j'avais remarqué la forme de ma main à jamais gravée dans le plastique du bac réfrigéré par l'effet de la chaleur, une preuve dérangeante qui pouvait guider des investigateurs et les mener à comprendre ce qu'était mon alter, mais il était trop tard pour s'en soucier. Pas avec un Flower Sucker couvert de cloques sur toute sa mâchoire inférieure qui pourrait témoigner de ma poigne brûlante, ni avec la police qui approchait – ou était déjà sur place, dans le cas d'un individu particulièrement encombrant – et me forçait à me presser. Il fallait que je voie où en étaient mes associés, et que je garde l'attention du gamin sur moi en attendant qu'ils terminent. Gamin qui, aussi insolent qu'à son habitude, paradait avec son jouet retrouvé. Sans doute ne l'a-t-il pas vu, caché derrière mes lunettes, mais mes yeux se sont plissés alors que je soupirais. Il ne manquait définitivement aucune occasion de faire le malin, même quand il n'y avait pas de quoi être fier. J'avais réussi à évacuer de la chaleur mais s'il restait aussi agaçant, je ne tarderais pas à surchauffer de nouveau, et cette fois je n'aurais pas le temps de retourner dans le freezer.

"Si vous avez déjà gâché la surprise, vous pouvez juste pass-"

Mais il n'allait pas passer à autre chose, bien sûr, ce n'était pas son genre. Dans ce que je ne peux décrire que comme une tentative désespérée de prouver sa supériorité intellectuelle à tout prix, y compris celui de l'efficacité, il a démontré que même si son arme était inutilisable, lui avait trouvé un moyen de l'utiliser. Ce qui expliquait un peu son petit spectacle, parodie de ce qui serait assurément arrivé sans l'intervention de Flower Dater, rien donc dont il avait à se vanter car s'il voulait se vanter de sa victoire, il n'allait sans doute jamais admettre qu'il avait reçu de l'aide. Je m'égare. Il a donc décidé qu'à défaut de distribuer les projectiles hautement mortels, son revolver finirait ses jours en devenant lui-même le projectile, la létalité en moins. Ça n'en restait pas moins un gros bloc de métal lancé avec force, donc si la surprise n'a pas pris sur moi – ou du moins pas très longtemps – j'avais tout de même bien envie d'esquiver pour ne pas me blesser. Et puis j'avais ma fierté.

Mais là encore, John Rambo a voulu jouer au plus malin. J'avais balancé ma canne comme un balancier pour simplement détourner l'attaque, qui ne méritait pas plus, quand l'arme a bondi en arrière. Et bien sûr, parce qu'il avait assez de lucidité pour comprendre que juste modifier une trajectoire en vol ne suffirait pas à me prendre de cours, il coupla ce premier assaut d'une feinte de son balai. Aussi pénible que ce soit à admettre, je n'étais pas prête pour me défendre face à quelque chose d'aussi basique. Sans doute la chaleur et la fatigue commençaient-elles à trop peser sur mes réflexes, à moins que la victoire facile sur Flower Creeper n'ait émoussé ma vigilance. En tout cas, je ne pouvais que finir le cercle que décrivait ma canne. Son manche croisa celui du balai et en détourna le bout, qui me manqua de loin. Contrairement au revolver. En penchant la tête de côté, j'ai juste eu le temps d'éviter qu'il me brise le nez, mais le choc fit tout de même voler en éclat le verre fumé qui couvrait mon œil gauche. Un peu de sang a commencé à couler de mon sourcil, entaillé par le métal, alors que se dévoilait à la vue de tous le regard dur de mon œil à nu.

"Très bien."

Ma prise s'est resserrée sur mon arme alors qu'elle arrêtait de bouger, et je me suis mise en garde pour de bon. Je n'avais rien senti sur le moment mais Flower Blunder m'avait mordue la main plus fort que j'avais crue et la douleur commençait à se faire remarquer. Ma position ne me permettait pas de voir l'arrière-boutique et de vérifier l'avancement du plan. Et chaque seconde qui passait était à l'avantage de mon emmerdeur personnel, pas au mien. J'avais mal, j'étais humiliée, et j'étais fatiguée. Il était amplement temps d'en finir.

"A mon tour de jouer."

Si je voulais faire quelque chose, je devais le faire vite. Et si je voulais faire vite, je devrais prendre un risque. Il suffisait que je le laisse me toucher et utiliser son alter pour potentiellement gâcher mon occasion. Impossible cependant de la laisser passer. J'ai donc chargé en avant. Mon attaque devait ressembler à une fente très classique à première vue, mais un assaut aussi basique n'avait aucune chance de toucher un adversaire un tant soi peu compétent. Alors, au lieu de la poursuivre jusqu'au bout, j'ai fait glisser le manche de mon arme jusqu'à poser mes doigts contre celui de son balai, et de là, j'ai lâché ma canne. Ou plutôt, je l'ai lancée, de sorte que sa poignée s'accroche au bois. Elle s'est donc mis à tournoyer et descendre le long du balai, pour ultimement venir frapper l'emmerdeur toute seule avant de me retomber dans les bras. Quand à moi, eh bien j'avais de l'élan et plus aucune arme en main c'est donc mon épaule qui s'est précipitée vers l'avant. C'était un tacle peu élégant, mais avec la distraction de ma canne, j'espérais bien lui enfoncer la mâchoire, quitte à ce qu'il la répare aussitôt. Mon but premier n'était pas tant de le blesser que de passer en force et accéder à l'arrière-boutique. Mais je n'étais pas contre lui laisser un os brisé ou deux, bien sûr.

A ma grande honte, la force brute fonctionna à la perfection. Comprenez par là que j'ai honte d'avoir eu recours à une solution si peu élégante, d'avoir eu besoin d'y avoir recours, ou de ne pas en avoir trouvé une qui aurait mieux sied à mon style. Le résultat, lui, était idéal. J'ai réceptionné mon arme du bout des doigts au moment où l'emmerdeur assermenté tombait au sol, tout mon corps flotant au-dessus du sien l'espace d'une seconde. Et bien sûr, j'ai saisi cette occasion rêvée d'enfin le regarder de haut, mon visage souriant et parfaitement droit alors que mes yeux se tournaient vers le bas.

"Sans rancune ?"

Pas question de se déconcentrer cependant. Un tacle n'est jamais qu'une bousculade en plus frontale, et le choc avait fortement perturbé mon équilibre. C'était le jeu, mais cela voulait dire que je devais faire attention à ma réception. Ma jambe gauche s'est dépliée d'un coup pour expédier le pied en avant, aussi loin que possible, qu'il touche le sol en premier. Ce point de pivot, certes imparfait, me suffit pour commencer à absorber ma vitesse et la transformer en rotation. Quand le second pied toucha le sol, j'avais déjà fait un quart de cercle sur moi-même, toujours projetée en avant. Mes orteils glissèrent sur le carrelage aussi longtemps que possible avant que je bascule mes appuis et face de ma jambe droite le nouvel axe de ma rotation.

Celle-ci prit fin après un demi-tour complet, alors que je regardais de nouveau l'inspecteur. Pas question de freiner cependant, je n'étais pas encore à destination. Un bond en arrière, un autre, puis je me suis projetée pour poser les fesses sur le comptoir avant même de le voir. J'avais parfaitement retenu le plan du magasin après tout, et tout aussi parfaitement calculé ma position dans celui-ci. La glissade se mua vite en roulade avant de s'achever en réception parfaite, là où nous nous battions encore quelques minutes plus tôt. Quelques minutes, ça avait été très court comme laps de temps, mais suffisant. En tout cas je l'espérais alors que je tournais le regard vers ma droite, et la porte de l'arrière boutique. Les otages y étaient toujours alignés, attachés et bâillonnés, en une ligne droite qui semblait pointer vers le trou que Mantis avait mis tant d'efforts à creuser. Trou d'où sortit brusquement la tête de Toad, vite suivie d'un pouce dressé. Si je grimaçais sans doute jusqu'ici, cette seule vision remit un sourire sur mon visage.

"Il semblerait que la partie soit finie. Désolée, Arnold, vous avez été un vaillant adversaire mais mon équipe est arrivée la première. Cette fois la victoire est à moi."

Et sans attendre davantage, je me suis élancée vers le tunnel pour rejoindre mes compagnons. Une sortie précipitée et peu élégante, pas du tout celle que j'avais originellement prévue, mais elle ferait très bien l'affaire. Bien sûr, les policiers n'hésiteraient sans doute pas à me poursuivre dans les ténèbres, maintenant que les otages n'étaient plus en danger. Et je n'avais pas assez d'avance sur le plus buté d'entre eux pour prétendre lui échapper, surtout avec Mantis qui n'était pas une grande sportive. Pour lui échapper, il me fallait plus, un moyen de le retarder. Et c'est justement Mantis qui nous l'a fourni, d'un grand geste de la main.

Le sous-terrain était vieux, usé et instable. Dès que je suis passée, ma fidèle comptable – elle n'est techniquement pas ma comptable, je gère mes finances seule et ne laisse personne s'en approcher, mais elle est comptable quand elle ne vole pas avec moi – a fauché une partie du mur et causé l'effondrement du tunnel dans notre dos. Ainsi, nous avions tout le temps nécessaire pour trouver notre chemin et revenir à l'air libre, bien loin de la supérette ou… du Grand Amsterdam Hotel, une salle de fêtes de luxe qui accueillait aujourd'hui le grand gala annuel de la compagnie de sécurité privée Stain Less Security.

Cette compagnie est assez peu connue du grand public mais très appréciée dans certaines sphères fortunées, car leurs services sont très efficaces mais pas donnés. Comme le sous-entend le nom, la compagnie est constituée principalement de détenteurs du permis héroïque, ce qui signifie qu'ils peuvent utiliser leurs Alters dans le cadre de leurs missions de protection privées. Ils brassent énormément d'argent et aiment préserver leur image de marque en organisant un grand gala annuel, où ils invitent tous leurs clients pour les remercier et consolider leur relation. Ce jour-là, le gala se tenait dans le Grand Amsterdam Hotel, surtout sur la terrasse située sur le toit, et devait se conclure par un simili feu d'artifice. Des centaines de drones équipés de LED qui allaient s'envoler et illuminer le ciel nocturne, produisant un spectacle éblouissant à la gloire… de moi !

Car c'était là tout le but de cette opération. Pendant que je retenais l'inspecteur, Toad et Mantis se sont glissées à toute vitesse dans les galeries jusqu'à arriver sous l'hôtel. De là, ils ont utilisé les plans que j'avais préalablement récupérés et fournis à mes associés pour se faufiler en toute discrétion jusqu'au centre de surveillance d'où était coordonnée la sécurité de l'hôtel, mais aussi le spectacle nocturne. Là, ils ont branché une clé à l'ordinateur qui contrôlait les drones, laquelle a effacé le programme d'origine pour le remplacer par une série de numéros en mon honneur. Mon portrait, ma catchphrase, et d'autres.

Pourquoi, me demanderez-vous ? Eh bien… pour un contrat dont je ne suis pas particulièrement fière, à dire vrai. Tout cela a commencé quand une gamine, à peine adolescente, m'a contactée. Son père, seul parent encore en vie, était obsédé par son travail. Ayant rejoint Stain Less Security, il se dévouait corps et âme à la compagnie contre la gloire et la fortune, quitte à délaisser sa famille, qui rêvait de le voir revenir et enfin leur consacrer du temps. L'adolescente, dont je tairais le nom, avait donc besoin d'une criminelle de génie pour faire renvoyer son père.

J'ai tenté de lui expliquer que son plan n'était sans doute pas aussi bon qu'elle le croyait. Que faire virer son père ne le ferait peut-être pas revenir. Qu'il vivrait peut-être mal cet échec, qu'il serait peut-être détruit par la perte d'un emploi si important pour lui. Mais elle ne voulait pas changer d'avis, et c'était une bonne opportunité pour moi. Son père, après tout, était en charge de l'organisation du gala annuel de Stain Less Security. Si cette soirée était ruinée, sa tête sauterait immédiatement, et j'aurais prouvé que même une entreprise de sécurité privée n'était pas de taille à m'arrêter. C'était leur événement après tout, là où la sécurité devait être la plus forte ! Si même avec tous leurs employés regroupés en un endroit, ils ne pouvaient rien contre moi, qui saurait me barrer la route ?

Ce dernier point à très bien marché, bien sûr. Et j'ai encore la vidéo de mon visage narquois qui éclairait le ciel nocturne de Tokyo. Pour ma cliente, en revanche… Après son licenciement, son père a sombré dans l'alcool. Il était enfin de retour à la maison, mais sa présence faisait presque regretter l'époque où il était absent. Il a fini par être arrêté pour avoir frappé sa fille. J'avais tenté de la prévenir, mais elle ne m'avait pas écoutée. J'airais dû insister plus. Être inflexible. Mais je ne l'ai pas fait. A la place, j'ai graissé quelques pattes pour m'assurer qu'elle soit placée dans une bonne famille et aille dans une bonne école après l'arrestation de son père.